Réflexions sur des années de lutte : Barbara Balzerani (Camarade Lune)

Saluons les Éditions Cambourakis d’avoir traduit Camarade Lune, le premier livre de Barbara Balzerani. Devenue écrivain, celle qui fut membre des Brigades rouges, appartenant à la direction stratégique, celle qui, après des années de clandestinité, fut arrêtée en 1985 et séjourna vingt-cinq ans en prison, rédigea lors de son emprisonnement un texte qui revient, avec lucidité et courage, sur deux décennies de lutte armée, de tensions politiques. Deux décennies qu’on a condensées, en Italie, en Allemagne, sous l’appellation d’« années de plomb » alors qu’il eût été plus juste, écrit Mimmo Sammartino dans sa postface, de parler comme le fait Erri de Luca, d’« années de cuivre ». L’immense mérite de Camarade Lune est de soulever la chape de plomb sous laquelle on a recouvert ces années de contestation précédant le triomphe du néocapitalisme.

Ne prétendant point présenter une histoire des Brigades rouges, cette fiction livre un témoignage intérieur qui rouvre des questions que l’Italie, l’Europe n’ont plus voulu entendre. Bien que jouissant d’un accueil public enthousiaste, sa parution en Italie en 1998, chez l’éditeur Feltrinelli, fit l’objet d’une controverse soulevée par Antonio Tabucchi. Symptôme que les plaies de ce passé suintent toujours…

Au travers d’un retour réflexif sur ce que fut le sens de la lutte armée, son contexte – l’enlisement politique de l’Italie dominée par la Démocratie Chrétienne, la démission du Parti Communiste, les tentatives de coup d’État, la collusion des autorités et de l’extrême droite, l’implication du réseau Gladio, de la loge P2 dans la déstabilisation du régime afin d’instaurer un pouvoir fort, les attentats commis par l’extrême droite, les néo-fascistes, dont le massacre de la gare de Bologne en 1980… – Camarade Lune lève un voile sur l’opération de confiscation de la mémoire, de réduction à des actes terroristes  de ce qui fut un engagement politique inscrit dans un pays mettant en place la « stratégie de la tension ». La force du livre de Barbara Balzerani vient du regard sans concession (ni pour les siens, ni pour ceux qu’ils combattaient) qu’il braque sur cette époque née dans le sillage de l’espérance révolutionnaire portée par Mai 1968. Se tenant en dehors de la sphère du jugement, à l’écart tant de la confession intime que de l’analyse politique, Barbara Balzerani dessine sa trajectoire individuelle insérée dans un mouvement collectif de contestation de tout ce qui aliène l’existence.

Moins qu’apporter des réponses, que faire un bilan sous la forme d’affirmations tranchées sur les possibles significations de l’émergence de l’insurrection, à ce moment-là, dans une Italie tiraillée entre héritage de la Résistance et poids de la Démocratie Chrétienne, entre religiosité, patriarcat et industrialisation, Camarade Lune dépose des questions, des interrogations que l’auteure ne referme pas en certitudes : « Mais alors, quels étaient les choix possibles ? Quelles étaient les alternatives ? ».

Le dispositif d’écriture alterne la rédaction à la troisième personne du singulier et à la première personne du singulier, permettant ainsi de passer du présent au passé. Revenant sur son enfance, son milieu familial, sur la vérité qui la frappa très tôt — la réalité d’un monde duel où s’opposent nantis et opprimés privés du choix de leur existence —, l’auteure met à nu le sentiment d’injustice, la confiscation des possibilités de vie dont ses parents, les démunis sont victimes. Comment réenchanter un quotidien de labeur, la tristesse d’existences qui courbent l’échine ? Que faire pour sortir du rang des humiliés et des offensés et libérer ces derniers ? C’est dans ce désir d’une libération, d’une réappropriation d’un droit à l’existence, dans cette riposte à une réalité fondée sur l’injustice et « l’anéantissement de toute aspiration » que s’ancre l’engagement militant de Barbara Balzerani.

La révolte surgit du refus d’une perpétuation séculaire de l’injustice. La petite voix en amont de la lutte armée chuchote qu’un autre monde est possible, que la prise de conscience, l’action peuvent déjouer des vies présentées comme prises dans le corset du destin. Avant d’être traduite dans un langage politique, sa rébellion est instinctive, physique, vitale. Elle se résume dans la certitude que les jeux ne sont pas faits, qu’on peut tracer des lignes de fuite, des diagonales de lumière. Dans la chaîne des générations résignées, quelqu’un se lève et dit « non » à l’impuissance, « non » à la résignation. Le refus de l’insupportable culmine dans une conversion politique qui engagea toute une vie, qui impliqua un arrachement, à la fois viscéral et réfléchi, à la vie auprès des siens : « Il existait donc une alternative au renoncement et à la ruine ? D’un coup, elle n’avait plus le sentiment d’être ni seule ni dans l’erreur ? Il fallait saisir cette heureuse occasion et accepter le défi, sans hésitations et sans réserves ».

En rouvrant les luttes sociales, les impasses des années soixante-dix, les plaies d’un passé interdit de mémoire, de présence, en rompant le silence officiel qui enterre les « années de plomb », les années de vif-argent dans des clichés, des stéréotypes qui les défigurent, Camarade Lune nous offre la chance de faire fluer notre présent en jetant un éclairage sur son cône d’ombre. Comme une levée d’écrous sur ce qui verrouille la mémoire. Une confrontation avec une page de l’Histoire que Barbara Balzerani a contribué à écrire de l’intérieur et dont notre présent se détourne.

La trajectoire allant de l’enfant, de l’adolescente révoltée contre la spoliation de la vie des opprimés à la militante sentant souffler le vent de la libération dans une Histoire enfin prête à bondir, à transformer les réalités politiques, sociales, économiques, Barbara Balzerani la scande par des extraits d’une constellation de poètes, d’écrivains, qui ouvrent chaque chapitre, Claudio Magris, Hannah Arendt, Marguerite Yourcenar, Ingeborg Bachmann, Tsvétaïeva, Emily Dickinson, Kafka, Simone Weil…

« À de très rares et impuissantes exceptions près, aucun parti politique n’est parvenu à faire siennes les demandes de changement social ni à trouver des réponses à la hauteur de la nécessaire médiation politique » ; « Le fait est que l’extension de leurs rangs [des Brigades rouges] s’était produite parallèlement à l’affaiblissement de leurs propositions politiques ». Rien n’est éludé. Ni les responsabilités d’un pouvoir incapable de prendre la mesure des déséquilibres sociaux et des revendications, d’un gouvernement sourd à la révolte qui gronde dans les rues, dans les usines, ni les responsabilités, les erreurs politiques des Brigades rouges et d’autres groupes passés à la lutte armée. Dans la guerre qui opposait l’État et les Brigades rouges, ces dernières n’ont-elles pas fini par ressembler à ceux qu’elles combattaient ? À propos de la mort d’Aldo Moro, Barbara Balzerani écrit : « Impossible de ne pas questionner cette mort. Étions-nous en train de dilater les lois de la nécessité jusqu’à prendre les traits du monstre que nous combattions ? ».

Affronter ces décennies de luttes plongées dans le vide, dans le discrédit, nécessite d’aiguiser un rapport critique à ce qui fut tenté, du côté des Brigades rouges et d’autres organisations, du côté de l’État. Barbara Balzerani rend à ces années l’épaisseur des faits, du climat tendu, réamorce ce qu’elle appelle une autoréflexion sur la société italienne d’alors. La mort d’Aldo Moro scelle un point de non-retour. Rouvrant les hypothèses contrefactuelles, l’auteure tourne autour de la question d’une autre issue possible : oui, les BR auraient pu relâcher Aldo Moro, faire marche arrière ; oui, en refusant de dialoguer avec les BR, en s’opposant à toute négociation, le pouvoir, la Démocratie Chrétienne ont clairement choisi de sacrifier le président de la DC, partisan du compromis historique entre démocrates-chrétiens et communistes qui devait être signé le jour de son enlèvement.

Dialogue avec la mère et le père disparus, dialogue avec soi, avec ses camarades emprisonnés, abattus, avec le souffle de liberté d’une époque pariant pour une transformation des conditions d’existence, dialogue métaphysique traversé par une passion de la littérature qui se traduit en une prose poétique : après le « que faire ? » des années 1970, l’écriture bute sur la question « comment se raconter ? ».

Histoire individuelle et histoire collective sont nouées par les brins de l’ironie. Aldo Moro enlevé à Rome le 16 mars 1978 est l’homme tout puissant qu’elle avait aperçu, enfant, dans un « village-sanctuaire ». « L’image de cet homme était resté gravée dans sa mémoire même quand elle l’avait revu de près, dans cette autre église ».

Sans théorisation abstraite ni lourdeur, les questions politiques des moyens et des fins, de l’auto-aveuglement, de la pertinence du distinguo ami/ennemi traversent ce texte écrit à même la chair. Le conflit entre violence légitime étatique et violence insurrectionnelle, les modalités d’organisation politique non institutionnelle, les limites de la voie des armes sont interrogés, ranimant le débat sur la légitimité de la violence révolutionnaire que Camus met en scène dans Les Justes : l’affrontement y prend la forme d’une opposition entre Kaliayev (« ce n’est pas le grand-duc que je tue. Je tue le despotisme ; j’ai lancé la bombe sur votre tyrannie, non sur un homme ») et Skouratov (« sans doute. Mais c’est l’homme qui a reçu la bombe »).

Il est différentes manières de donner la mort, lesquelles s’étagent des actions de guérilla urbaine dites terroristes aux meurtres légaux perpétrés par des États tuant des vies, des rêves, des choix d’existence. Il est des crimes qui ne disent pas leur nom, commis au nom de la gestion des affaires du monde. Il est des crimes qui répondent à l’organisation du crime dès lors que les issues pacifiques semblent impuissantes, condamnées à faire le jeu de ce qui dépossède des puissances d’exister. Camarade Lune déplie les questions de la vie, de la mort donnée, subie, des devenirs d’un projet de révolution, de ses errances, du féminisme, de l’articulation entre éthique et politique, des impasses des « mains sales » et des « mains propres ». Les assassinats ciblés commis en riposte à une situation politique bloquée, asphyxiante, ont-ils reproduit la terreur qu’ils entendaient combattre ? Le livre revient sur le problème de l’existence ou non d’une « nécessité historique qui requérait un dernier acte violent pour en éliminer toutes les causes », sur l’utopie d’une dernière flambée de violence pour mettre fin au règne de cette dernière.

Loin de l’héroïsation et de la diabolisation de ceux qui se sont engagés dans un processus révolutionnaire, au-delà de la question de savoir si cette révolution avortée a dévoré ses propres enfants, a été prise dans une spirale de « dérapages », d’une radicalisation aveugle, coupée des masses, le livre sonde les échecs des luttes, l’emballement mortifère du côté des BR comme du côté du pouvoir, « la logique jusqu’au-boutiste du vaincre ou mourir » des dirigeants des BR, les camarades repentis dénonçant les derniers brigadistes encore en liberté, l’inertie de l’appareil d’État italien, le point de non-rencontre entre un pouvoir induré et un mouvement de contestation qui, après s’être  heurté à la question du devenir possible de l’impossible, du « que faire ? », a buté sur « comment continuer ? ».

La pensée de Barbara Balzerani ne quitte jamais la ligne éthique de l’honnêteté conceptuelle, du refus des faux-fuyants, des simplifications, des anathèmes ou d’une hagiographie dogmatique. Tentative de compréhension de ce qui s’est joué, au niveau collectif, ces années-là, restitution de la complexité d’une aventure politique, Camarade Lune fait retour sur un itinéraire personnel engagé dans un effort de transformation de la société. Sans jamais dissimuler, comme l’écrit Mimmo Sammartino, « les causes, les contextes, les responsabilités », « le glissement progressif vers une autoréférentialité aveugle ». Quand, au nom de l’Homme, de sa libération, la lutte armée a-t-elle perdu l’homme de vue ?

Le destin des fantômes enfermés dans les placards de la mémoire, de l’Histoire, a pour nom, pour risque, un retour du refoulé. Ces fantômes des « années de plomb » que l’Italie séquestre, ce livre leur rouvre les portes en affrontant ce passé qui ne passe pas dès lors qu’on le musèle.

Outre qu’ils dardent leur lumière sur les événements des années soixante, soixante-dix, quatre-vingt, outre qu’ils leur confèrent une intelligibilité qui ne prétend pas à l’exclusivité, les rayons rouges de Camarade Lune éclairent les luttes actuelles, leurs stratégies, leurs lignes d’opération dans un monde qui a enterré, provisoirement du moins, le topos de la révolution et où le pacte social a été méthodiquement détruit. De dresser le portrait d’une génération, d’être rétrospectif, son regard se fait prospectif. Regarder en arrière afin de voir ce sur quoi le présent est construit et comment les populations peuvent décider de leur avenir. Tout a été entrepris pour que la croyance dans la possibilité d’un autre monde soit éradiquée, pour donner tort et liquider ceux et celles qui parient pour d’autres modes d’être-au-monde, alternatifs au spectaculaire intégré, à « l’actuelle technocratie des pauvretés et des corruptions ».

Ayant versé dans un consumérisme, un affairisme ayant fait le deuil des élans d’émancipation collective, le paradigme de notre monde a changé. De nouvelles forces cherchent à tâtons une sortie, une issue, l’invention de nouvelles manières de vivre, de lutter. Face aux mutations apportées par la mondialisation, s’élève la permanence éternelle de la lune, cette lune que Barbara Balzerani contemplait derrière les barreaux de sa cellule. S’emportant dans une prose sœur de celle de Clarice Lispector (que convoque Mimmo Sammartino en exergue de sa postface), le finale de Camarade Lune explose dans l’exploration des contours de l’être-au-monde, de l’identité, de la vie, de l’immersion cosmique. Le dialogue reflue devant la contemplation de l’amie fidèle, l’astre lunaire toujours au rendez-vous.

« Où est vie? Où est moi-vie ? (…)
C’est alors qu’elle arrive.
Je la cherche en scrutant l’air, l’espace entre les toits, le noir du ciel.
Par bonheur elle est là. Un simple petit croissant, mais elle est là.
Belle, effrontée, distante, indifférente. Inaccessible.
Alors seulement je m’apaise ».

Barbara Balzerani, Camarade Lune, trad. de l’italien par Monique Baccelli, éd. Cambourakis, 2017, 144 p., 18 €

Après Camarade Lune, sa première fiction traduite en français (publiée en 1998 et rééditée en 2013 chez DeriveApprodi avec une photographie de Francesca Woodman en couverture), Barbara Balzerani a publié d’autres livres dont on attend la traduction : La sirena delle cinque (2003), Perché io, perché non tu, avec une préface d’Erri de Luca (2009), Cronaca di un’attesa (2011), Lascia che il mare entri (2014).