Vélimir Khlebnikov ou sentir la douleur du feu et l’odeur du tilleul

Alors qu’on use et abuse du mot événement pour signaler la parution d’un livre, comment ne pas être prudent au moment d’évoquer celui que viennent de publier les éditions Verdier rassemblant en un épais volume les Œuvres de Vélimir Khlebnikov écrites entre 1919 et 1922 ?
Et pourtant, cette fois-ci, pas d’excès de langage, c’est bel et bien un événement, sans doute un des plus décisifs quant à notre réception d’un poète majeur qu’on aura rangé trop souvent et de façon désinvolte parmi les Futuristes russes.

Voici en effet qu’en un peu plus de 1000 pages, s’offre enfin sous nos yeux ce qui constitue le dernier tiers de l’œuvre de celui que Mandelstam avait salué comme le héros de la « nuit étymologique » ; façon de souligner combien il incarna la quête de la lumière et la passion du verbe, autrement dit l’errance pensive, infatigable, et le Chant.

Les poèmes et les proses qu’on va lire ici, note dans sa préface Yvan Mignot, admirable érudit et traducteur virtuose (il obtint le prix Laure-Bataillon classique en 2005 pour sa traduction des Œuvres en prose et en vers de Daniil Harms), peuvent être considérés comme les « écrits de la maturité ». Et pour cause, ils correspondent d’une part aux dernières années de la vie d’un homme qui allait mourir à 37 ans, et sont d’autre part marqués par la révolution qui a fait basculer non seulement un pays mais le siècle.

Reste que la singularité radicale de Khlebnikov, celle que Mignot dit relever « du plus-qu’unique », ne tient pas simplement à l’infléchissement d’un destin personnel par le tourment de l’époque ; elle procède avant tout de ceci qu’on a affaire à un poète stupéfiant. Quelqu’un qui envisage le temps, son feuilletage, sa dispersion, ses nervures signifiantes, avec une ferveur incomparable. Il en va là de son propre temps, mais aussi bien de celui de tous ceux qui ne sont plus et, peut-être plus que d’autres, des temps à venir. Or, comme il se trouve que « le temps n’aime pas les freins », Khlebnikov sera aussi l’homme parcourant les espaces — de l’Europe à l’Asie — sous les traits d’un vagabond enthousiaste et fiévreux qui chercherait à saisir, au plus près de ce qui se donne alors à vivre et à penser, ou plutôt à « apercevoir — comme il l’écrit en 1920 — avec des yeux purs toute l’expérience dans l’horizon de la raison humaine. » Sous cet unique rapport, le poète est un expérimentateur comme on en connaît peu. Un aventurier sensible et réfléchi, comme si pour lui, en nouveau Galilée, le monde s’exposait sous le jour d’un grand livre écrit en langage mathématique. C’est à son déchiffrement qu’il va consacrer sa vie. Si bien qu’il n’aura de cesse d’observer, de construire, de déconstruire, de jouer — « le mot est une poupée sonore, le dictionnaire une collection de poupées » —, d’inventer. Découvrir des liens l’exalte au moins autant que faire sonner l’écho inouï des choses et des mots qui nous font et peuvent nous défaire. Une lettre adressée à Maïakovski en février 1921 en témoigne : « Je pense écrire une chose dans laquelle toute l’humanité, 3 milliards, participerait et où elle serait obligée de jouer » ; et de préciser aussitôt : « Mais la langue habituelle ne convient pas pour la chose, il va falloir pas à pas en créer une nouvelle. » S’il nous fallait définir une fois pour toutes le geste poétique, c’est fait.

Contrairement aux projets de certains de ses contemporains, on le voit, le sien n’a rien de nihiliste. Ne valent pour lui que « la construction des équations et leur étude ». Le poème, l’écriture novatrice qu’il exige, l’effort sur la (les) langue(s), homogène aux découvertes et aux aléas de l’existence, vont lui fournir de quoi mettre au jour avec méthode « les lois du temps ». En alliant la fragilité de la perception et la vertu de la raison, la pensée devrait y trouver de quoi s’orienter. De bout en bout, on le voit encore, le projet est généreux, ambitieux. Pour Khlebnikov, quoi qu’il arrive, il convient de « mener la lutte contre le fatal, non contre les humains. » Ce qui revient à dire qu’il n’est jamais question que d’une chose, tout à la fois exorbitante et objet d’un désir sur lequel le poète ne cèdera pas : découvrir « la clef de la montre de l’humanité, être son horloger, et indiquer les fondements de la prévision de l’avenir. » Cet appétit de connaissance, cette conviction qu’on peut actualiser l’intelligibilité latente du réel le conduisent à prêter attention à la totalité de ce qui est. Considérer l’inerte et le mouvement des choses et des idées, être requis par les présences manifestes ou par les vibrations les plus subtiles du devenir, il ne fera que ça. Souvent non sans humour et audace ni fière lucidité : « Pour moi le vol d’une bestiole en dit plus long sur le temps que le livre gras d’un savant. » On ne s’étonnera donc pas que dans la liste non exhaustive de ce qu’il aura passé sa vie à explorer figurent dès lors

Et on ne s’étonnera pas davantage qu’il se soit montré, entre autres choses, plus qu’attentif au langage des oiseaux (Vladimir Afanassiévitch, son père, était ornithologue), à la cosmologie et à ses configurations lumineuses — « la langue stellaire » — ainsi qu’à tout ce qu’enveloppent d’infiniment plastique, d’infiniment prometteur, les données de la numérologie, sachant qu’il tint toute sa vie « le nombre comme unique argile entre les doigts de l’artiste. »

Roman Jakobson, qui fut proche du poète, vit d’emblée qu’il était en présence d’un être hors du commun. « Mon admiration ardente pour Khlebnikov ne cessait de croître » écrira-t-il, ne craignant pas d’ajouter qu’« il était, pour le dire en un mot, le plus grand poète du monde en notre siècle ».

Nous sommes en décembre. Le linguiste a convié Vélimir Khlebnikov à la table du cabaret Le chien errant pour fêter en sa compagnie la nouvelle année. L’endroit est bondé, l’ambiance tranche avec celle des autres tavernes de Moscou. On sent ici un je-ne-sais-quoi de « petersbourgeois », d’un peu plus « maniéré » qu’ailleurs dans la ville, remarque Jakobson. C’est assez amusant et c’est tant mieux. La discussion va bon train, on parle de poésie, on griffonne sur un bout de papier, on risque des calembours. Une élégante jeune femme a aperçu Khlebnikov, elle s’approche, s’adresse à lui : « Viktor Vladimirovitch, les gens tiennent à votre sujet des propos contradictoires : certains disent que vous êtes un génie, d’autres affirment que vous êtes fou. Quelle est la vérité ? » Et Jakobson de conclure l’anecdote : « Avec un sourire doux et transparent, Khlebnikov répondit lentement du bout des lèvres : “Ni l’un ni l’autre, il me semble” ».

Sans doute ne peut-on ni mieux dire ni plus vrai. Vélimir Khlebnikov, le poète fulgurant, ne ressemble décidément à personne. Grâce à cette édition en tous points remarquable, grâce à l’étrange beauté de certaines de ses pages, à la passion d’Yvan Mignot qui a su nous les rendre accessibles, c’est à nous désormais qu’il revient d’éprouver la puissance d’une telle vérité. Oui, c’est un événement et c’est notre chance du moment.

Vélimir Khlebnikov, Œuvres 1919-1922, traduit du russe, préfacé et annoté par Yvan Mignot, 1150 p., 47 €

Lire ici l’entretien de Pierre Parlant avec Yvan Mignot : « Khlebnikov relève du poète plus-qu’unique »