Olivier Cadiot ou le master incontesté de la création littéraire: Histoire de la littérature récente II

« Quelque chose rôde dans notre Histoire : la Mort de la littérature ; cela erre autour de nous ; il faut regarder ce fantôme en face » s’inquiétait vivement, à l’orée des années 1980, Roland Barthes au moment où, préparant son roman, il entrevoyait combien la littérature allait mourir, combien cette mort, autrefois tenue comme mythe et rhétorique spéculative, allait effectivement advenir à chacun et combien, désormais méduse folle, il fallait la prendre en charge pour la reculer en soi et peut-être parvenir à la nier. Nul doute qu’une telle considération qui promeut la mort de la littérature comme le postulat infranchissable de notre temps pourrait servir d’exergue idéal au deuxième tome de l’Histoire de la littérature récente qu’Olivier Cadiot vient de faire paraître chez P.O.L. tant il s’agit pour le poète non seulement de regarder cette mort en face mais d’en être la méduse renversée : de faire mourir de sa belle mort la mort même de la littérature.

Si, de fait, le premier tome de cette Histoire de la littérature récente se consacrait essentiellement à faire taire la rumeur de cette mort et montrait combien cette présumée disparition était le degré moins un de l’écriture de notre époque, ce deuxième volet s’offre, quant à lui, comme le moment qui suit la négation de cette mort – comme le tome solaire et dionysiaque par lequel la littérature revient enfin à elle, en cessant d’être cette revenante malcommode.
Comme si, après les cadavres impossibles du tome 1, le tome 2 glissait aux lèvres de chacun l’espoir d’une littérature dorénavant entrée dans sa Vita nova ou comme Cadiot le disait déjà : comme si cette « phase 2 » répondait au dicton selon lequel à la pluie se doit de succéder le beau temps.

Cependant, loin d’être parfaitement oublié et éloigné, ce fantôme réparait au seuil de ce nouveau tome pour se voir de nouveau chassé tant se dit ici une condamnation sans trêve de tous les cassandrismes, irénismes et autres rhapsodies d’apocalyptisme d’époque. En manière de rappel, de retour et de continuation, ce nouveau tome de l’Histoire de la littérature récente s’ouvre au point critique exact où s’achevait le tome 1, à savoir celui de la déparlure et défaisance active d’une mort devenue doxa de notre époque. « On arrête de gémir » dit icu Cadiot. Il faut arrêter de pleurer. Il faut sécher ses larmes. Tous les enterrements ont eu lieu mais aucun n’a porté en terre le cadavre de la littérature. Sa mort était donc une farce et ses nécrologues des escrocs patentés. On croyait la mort de la littérature écrite par Racine : elle était en vérité le fait de Père Ubu.

D’emblée, parce que, précise encore Cadiot, cette littérature, « on la croit périodiquement disparue », il va falloir dans un geste déchirant d’ironie mettre fin aux discours de la fin. Si la littérature revient, si elle s’écrit encore et si elle peut, à présent, se donner comme l’objet neuf et vigoureux de ce deuxième tome, c’est qu’il convient, avant toute chose, de refuser à notre époque son a priori de la douleur, celui qui, comme le disait naguère Sloterdijk, conduit invariablement à toujours fonder une pensée violemment cynique du temps. Parce qu’il faut cesser avec « ce truc de disparition », Cadiot refuse au contemporain d’œuvrer à la fabrique continue d’une douleur historique qui ne rimerait qu’avec anémique, rhétorique et hystérique tant, à rebours de cette parlure complaisante du désastre, il s’agit pour lui de couper court à toute politique du ressentiment. Il faut mettre fin à toute stratégie dilatoire de la plainte qui engourdit l’entendement et n’offre du sensible qu’une vision rétrécie sinon manquée. Cessons les larmes, prenons les armes : tel serait le noyau poétique de cette histoire de la littérature récente, sa formule nue et sans répit pour dire du temps sa décision à être.

Car Olivier Cadiot n’aime pas le phallus flottant et hésitant des mélancoliques. En effet, Histoire de la littérature récente, tome 2 croit à la littérature et à sa revenue en mettant à distance toute possible et lancinante mélancolie parce que, décidément (et il faudra le répéter jusqu’à ce que mort s’ensuive), « la littérature n’a pas disparu ». Plus que jamais, Cadiot s’affirme ici comme un post-mélancolique puisque, avec panache, il s’oppose ainsi à « la grammaire du mourir » qui forme la jeunesse depuis l’école primaire. Pour Cadiot, il s’agit ainsi bien plutôt de réclamer à tout prix un Bescherelle qui, à rebours, pourrait déployer une grammaire du devenir sinon de l’advenir. Puisque le passé doit sommeiller dans le passé et que, dit-il, dorénavant « c’est devant que ça se passe », vous n’êtes pas veuf de la littérature, lance Cadiot à l’écriture et aux écrivains : vous êtes toujours plus neuf de littérature.

Si bien qu’écrire aujourd’hui consiste à déployer après la mort de la littérature devenue fantoche plus que fantôme, un nouveau et flamboyant paradigme de la littérature. Contre les discours de la négativité de la littérature qu’il faut passer au négatif de la parole et du discours, Cadiot procède à un renversement heuristique radical qui reprend et reverse, terme à terme, la poétique du désastre en poéthique du contemporain. Dans la post-mélancolie de Cadiot, écrire au présent de l’époque consistera, bien après les morts, à venir frapper de négation trois termes clefs de la négativité doloriste tant, avec force, à la douleur, il convient d’opposer la douceur parce que, précise le poète, « cette douceur cisèle encore mieux l’expression ». Elle empêche ce qu’il faudrait nommer l’inpression, à savoir ce qui, par la douleur, enferme la parole dans la répétition de la parole. Par la douceur, le livre devient une disponibilité ouverte au monde. Il se tient dans sa libre existence.

Le deuxième terme du renversement herméneutique post-mélancolique se propose de substituer à la détresse son nouvel antonyme : la tendresse. Cadiot substitue l’un à l’autre à partir de la notion même d’effondrement qui domine la pensée d’une mort de la littérature, préférant à présent parler d’un effondrement qui, loin de cette mort, installe l’écriture dans « une imperceptible impression d’effondrement doux, comme on descendrait sous la note – dessous, dedans, dehors. » La tendresse se tiendrait alors dans la littérature récente comme ce qu’il faudrait nommer une art-chéologie, un enfoncement dans l’épaisseur tendre et feuilletée de la matière toujours plus meuble, toujours plus mobile. À ces deux premiers termes vient enfin répondre un troisième qui domine le livre, en dessine l’arc scénaristique et en dramatise la puissance cognitive : au pathétique, la parole post-mélancolique entend substituer un épique de la pensée, de la parole, de la critique parce que, loin de toute mort, dit Cadiot, « ça vibre, le courant passe ». À la melancholia, la littérature récente de Cadiot opposera dès lors une vive et puissante energia : celle de l’électricité, muse des muses, nouveau facteur vitesse du poème, nouvelle accélération de la poésie, littérature-vitesse qui prend de court toutes les morts et tous les mots : Formule 1 de toutes les formules poétiques possibles.

Car, dans l’envers positif du tome premier, Cadiot va donner ce deuxième tome de l’Histoire de la littérature récente comme un art poétique de cet épique ou bien plutôt, selon sa propre expression, comme un Art poetic’, à savoir un texte qui apocope conjointement la théorie et la pratique, pour faire de la pratique une théorie et de la théorie une pratique dont le nom de poème sera le zigzag lumineux. Parce qu’il faut sécher ses larmes et qu’avant tout « on attend de nouveaux livres de pied ferme », cette histoire sera un art non pas tant poétique que poëtique, celui d’une poiesis, d’un poïen actif du sens en conquête et bataille folles du sensible, un faire étymologique qui entend dévoiler une méthode de littérature, un faire littéral et une action programmatique qui donnent de l’écriture un mode d’emploi. C’est, littéralement et contre tous les râteliers du réel, à un atelier d’écriture auquel invite ici Cadiot, lui le master incontesté de la création littéraire. Mais c’est un mode d’emploi ironisé par le réel, martyrisé et dévoyé par la question même du réel puisqu’ici, avant même de pouvoir redébuter la littérature, un nouveau monstre se dresse. Une nouvelle hydre, envers de la mort de la littérature, s’est développée : la littérature peut revenir mais à condition qu’elle soit le miroir du réel. Mais que faut-il entendre ici sinon un nouveau poncif de l’écriture, une nouvelle pensée endoxale de la littérature et un nouveau conte : une nouvelle histoire de fantoches pour grandes personnes ?

Avec entrain, énergie et pugnacité, il s’agira dès lors pour Cadiot de muer la poiesis en praxis et de détramer cette nouvelle emparlure du temps en l’examinant depuis son point de diction critique, celui où, dans le discursif, le réel se veut réel, se donne comme la tautologie unanime du vivant et le pléonasme qui semble s’auto-définir et s’auto-suffire. De fait, si le tome 1 avait présenté Cadiot comme un rutilant Matamore et un splendide Robinson Crusoë qui rebâtissait l’écriture dans un geste hyperbolique, le tome 2 l’engage cette fois dans une voie autre où, par son encyclopédisme troué qui lui fait examiner tous les discours, Cadiot se mue à lui seul en Bouvard et Pécuchet. Il devient ces deux copistes à l’érudition toujours recommencée et éprouvée – comme si Flaubert était le Sancho Panza de Cadiot. Car, à l’instar du Flaubert de Bouvard et Pécuchet, plus que jamais dans ce tome 2 de l’Histoire de la littérature récente, la parole de Cadiot n’est jamais ni métalinguistique (discours sur les discours) ni métapoétique (poésie des poèmes) : au contraire radical et toujours porté de joie, la parole de Cadiot trouve le moment intralinguistique des discours, le point d’absolu effondrement par où le discours s’annule et peut être recommencé, redébuté par la parole elle-même. Semblablement, la parole de Cadiot trouve, dans le poème et par le poème, le moment intrapoétique de la poésie. La parole de Cadiot refuse à la poésie d’être la parole qui capterait le dehors : le dehors du poème n’existe pas tant, à la vérité, la parole poétique a pour propriété de passer, de courir, d’être la course, de doubler le référent dans la dernière ligne droite et de se situer, toujours, quelque part après le signe, après la parole, après le langage.

C’est à ce titre que cette question (on voudrait dire cette « histoire » au sens de « sornette ») de miroir du réel est récusé tant pour Cadiot le poème (la littérature revenue de ses préjugés) permet de comprendre que le Réel n’est pas dehors, qu’il n’est pas le dehors du texte, que le référent n’est pas à l’extérieur de la parole. Car, comme Cadiot l’affirme, « le réel que l’on cherchait, il n’est pas dehors ; il se trouve au centre d’un nuage de tensions ici et maintenant. C’est ce nuage que l’on veut déchiffrer. » En effet, si le métier de poète consiste comme le concède Cadiot à « aligner des pierres dans le désert », force est de reconnaître que ce réel dont la littérature est le prétendu miroir s’effondre avec tendresse devant la vitesse d’un verbe qui court plus vite que les atomes eux-mêmes. Il faut cracher les poèmes dit encore Cadiot. Il faut les lancer. Il faut avoir un style mais pas une manière d’être. Il faut avoir un style mais comme un fil conducteur d’électricité, « triphasé ». Il faut être une Ferrari qu’on ne voit pas. Il faut aller plus vite que sa couleur rouge même. Il ne faut même plus appartenir à la route. Il faut augmenter sans cesse son taux de pénétration dans l’air et savoir que le poème, ce ne sera pas le réel. Cadiot le dit : le réel, c’est ce qui matérialise, c’est, dit-il encore, « ce qui se dessine » comme sur un graphique ou encore le réel, c’est ce qui consiste à dire que désormais la vraie vie existe et que « les gens ont peut-être raison : on était tous irréels avant, et sans le savoir. » Au contraire, il faut être ce nuage de tensions plutôt que cet improbable réel car ce nuage seul a compris combien la littérature appartenait à ce rêve contradictoire, zigzagant et au-delà de tous les paradigmes de Walter Benjamin, celui d’être semblable à une « dialectique à l’arrêt », mais toujours mouvante, mais toujours vibrante.

Délibérément, c’est à une contre-histoire qu’invite et qu’incite ici Cadiot, une contre-phrase de tous les discours sur le « réel », un contre-faire pour dénoncer toutes les malfaçons discursives et tous les malproprismes poétiques. C’est pourquoi, dans le désir épique de faire et de littéralement fabriquer, Cadiot oppose à ces improbables miroirs du réel le poème comme l’objet le plus singulier de l’humanité et de l’histoire des hommes. Le poème est un objet mais c’est un objet qui, contre les définitions formalistes de la modernité et de la post-modernité, ne s’offre pas comme l’objet, le bibelot d’inanité sonore, le pan inutile, vain et ciselé du langage. Parce que pendant qu’il était Bouvard et Pécuchet, il a lu Gilbert Simondon et Walter Benjamin, Cadiot prône le poème comme aforme, à savoir un poème entendu comme une forme flottante mais qui précisément, passe vite, défile vite, que le lecteur n’a pas le temps littéralement de voir. Le poème est un objet qui n’a pas d’usage mais un objet qui cherche son usage et qui, dans le même temps, qu’il attend qu’on lui donne son usage, va vite. Il va très vite. Il dépasse la vitesse du langage pour se porter à un point où, dans le même temps, le poème inexiste comme objet et devient immatériel. Car le poème chez Cadiot invente un lieu de pleine immanence qui fait s’effondrer toute mort et toute mélancolie par où, à la vérité, il a été abandonné par le langage, le discours, le poème lui-même. Il existe, chez Cadiot, après la vitesse, le moment où le poème va entrer dans le réel et inversement, dans le nuage vu plus haut car le poème est un objet à l’état gazeux. Les images n’existent pas. Le poème est « un plan de route », dit encore Cadiot, qui indique une direction toujours au-delà de lui-même, où les images sont toujours laissées derrière soi pour trouver ce qu’Aby Warburg nommait les engrammes, les ondes mémorielles qui rendent des images des vitesses de sensations, des percepts d’actions, des affects de monde.

Cadiot peut alors tout dire de ce que sera la littérature récente : elle sera « des boules de sensations, des bruits-paroles-visages disposés en calligrammes » ou encore sera faite de l’aura, au sens de Benjamin, ce lointain si proche, cet autrefois si maintenant, cette dialectique qui bouge sans bouger, « cette petite sensation post-lecture » comme à la fin d’une crise d’épilepsie, quand le corps va plus vite que la vitesse. L’objet naît alors car le poème devient volume, s’invagine dans le corps. Il devient le phénoménologue d’un vivant toujours plus mobile, il s’ouvre pour devenir l’histoire en volume que réclamait le Tome 1, l’histoire en relief. Par la sensation déployée dans cette vitesse toujours plus affolée du poème s’affirme, comme un moteur qui s’emballe, cette « épaisseur du présent » que réclame Cadiot, ce « relief » du monde qui s’imprimerait sur un atome devenu morceau de cire plastique à l’infini. Car, au-delà de cet objet à la plasticité sans trêve, se dit peut-être chez Cadiot le souhait unanime de la venue d’une esthétique de l’éphémère telle que la réclamait il y a peu Christine Buci-Glucksmann ou, pour la prendre de vitesse, une esthétique de l’éphémère, où l’éphémère devient la vitesse absolue du Dire poétique, ce kairos de toutes les tuchés, ce moment de volume où la poésie devient asthésie, moment de contingence et d’immanence réunies par où le poème, devenu l’éphémère, sait accueillir le fluant dans le désir toujours turgescent de la vie-passage.

On l’aura compris sans peine : après la mort de la littérature et contre le supposé miroir du réel, il faut lire le tome 2 de l’Histoire de la littérature récente d’Olivier Cadiot tant il s’agit d’un des livres clefs de notre époque, qui n’hésite pas à la prendre à bras le corps et à se jeter dans son immanence discursive pour en faire revenir le sensible. Antoine Compagnon disait de Barthes qu’à la mort de la littérature, le sémiologue avait trouvé pour toute réponse le poème comme sortie irradiante de crise. Sans doute la poésie chez Cadiot joue-t-elle en partie le même rôle mais, à la différence de Barthes, Cadiot œuvre dans la littérature contemporaine à faire du Temps la quatrième dimension de l’Art, celle qui, comme disait Proust à propos de la fugitive et fugace Albertine, permet de voir combien « la beauté des images est logée à l’arrière des choses. »

Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, tome 2, P.O.L, 2017, 256 p., 12 €

Lire, ici, l’article de Johan Faerber sur le tome 1 de cette Histoire de la littérature récente qui sort en poche chez Folio.