« Nous pourrions, prétendait-elle, raconter à haute voix des histoires, et nous en servir comme repères » : Lutz Bassmann (Black village)

De Lutz Bassmann, dont Verdier publie en cette rentrée littéraire le cinquième opus, Black village, on ne sait presque rien, si ce n’est ce que son « porte-parole » Antoine Volodine a bien voulu écrire, notamment dans son fallacieux manifeste Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998). Il faut donc imaginer l’auteur à partir de ses livres dans une figure instable, composée par chaque lecteur. Lutz Bassmann a pour nous quelque chose du « boxeur fou » de ses premiers Haïkus de prison (Verdier, 2008), un post-exotisme hard-boiled qui ne retient pas ses coups, sa poésie et son humour : « Sur le visage du boxeur fou / un nouveau tic est apparu / un assassinat se prépare ».

Cette façon de frapper, de frapper fort, de se garder de toute interprétation, on la retrouve dans Black village, notamment dans la forme. Dans ce livre, on assiste à une tentative de trois personnages décédés, errant dans un espace totalement noir d’après la mort, sujets à l’angoisse de ne plus se voir et de ne plus pouvoir mesurer le temps, ce temps qui ne passe pourtant plus.

Quelle tentative ? « Nous pourrions, prétendait-elle, raconter à haute voix des histoires, et nous en servir comme repères ». Ce sont ces histoires que nous avons donc à lire. Trente et un récits mais qui, par un mystérieux effet du temps (ou de la mémoire), s’arrêtent toujours abruptement au moment le plus critique (« le temps s’interrompt n’importe comment et n’importe quand »). Nous devons lire trente-et-une fois des scènes prenantes jusqu’au moment où – fondu en noir, retour à l’espace noir, au « Black Village » métaphorique, sur le point de connaître son jugement, en train de léviter tout en ajustant un adversaire, découvrant la nature extra-terrestre ou onirique d’un gamin, au milieu d’une explication, etc. C’est un peu comme le retour du boxeur fou qui frappe au moment décisif, réduisant en bouillie le larynx de la narratrice ou du narrateur d’ailleurs innommé, nous laissant en suspens au pire moment. A trente-et-une reprises avant le KO, on assiste à ces scènes frappées par l’étrangeté, la noirceur, la violence, mais aussi par l’onirisme et l’humour – terriblement – et par, on ne sait comment, une sorte de douceur.

Il y a une grande liberté chez Bassmann qui lui permet ainsi de s’affranchir de la forme littéraire initiale « post-exotique » qu’Antoine Volodine appelle « narrats » :
« Les narrats, on le sait, peuvent être définis comme des instantanés de prose. Ils fixent sur le papier avec une ou deux images fortes, ils immobilisent un geste et, à partir de cela, le lecteur peut développer sa rêverie, exactement comme il ferait en face d’une photographie traitant un sujet insituable ou bizarre » (Volodine, « Un étrange soupir de John Untermensch »).

Les « surnarrateurs » de Lutz Bassmann, forcés de s’arrêter, considèrent donc que leurs narrats interrompus inaugurent un nouveau genre littéraire, qu’il faudrait nommer interruptat. Le lecteur appréciera ici la dérision de Bassmann par rapport aux canons post-exotiques, et cette liberté de ton si appréciée de ses camarades du quartier de sécurité où Antoine Volodine nous indique que Lutz Bassmann réside avec le reste des voix du post-exotisme (Manuela Draeger, Elli Kronauer, Antoine Volodine, Lutz Bassmann).

Et c’est là encore tout l’intérêt de Black village : celui de nous révéler en quelques pages une scène puissante qui s’imprime comme un narrat dans notre tête avant de la déchirer, sabotage qui vient merveilleusement défaire toute fin possible, toute transformation de la scène en nouvelle (fantastique) avec son retournement. Par ce procédé, toute l’horreur des situations nous est livrée dans leur fondamentale incertitude – sans savoir ce qui adviendra des personnages rencontrés. Nous sommes ici bien plus du côté de l’angoisse que de la frustration. Il y a là quelque chose qui rappelle un art de la narration étranger à nos esprits façonnés par la poétique d’Aristote où un récit a un début, un milieu, une fin. Volodine disait déjà de son côté vouloir « écrire en français une littérature étrangère » (cf. revue Chaoïd, n° 6, automne-hiver 2002).

Mais ici, c’est directement les notions de temps, d’espace, de langue, de référentiel national, de personnage et d’existence qui volent en éclats. A la manière, par exemple, d’écrivains japonais – un des interruptats, celui de Bourdouchvili, se situe d’ailleurs au Japon, dans un temple shintō, première incursion remarquable des voix du post-exotisme sur l’Archipel –, nous traversons ici les histoires et abandonnons les personnages à leurs devenirs, rejoignant une autre toile du monde flottant tissée par une grande araignée divinement belle, comme celle d’Avec les moines soldats (Verdier, 2008).

Il est difficile de restituer l’incroyable variété contenue dans ces trente-et-un instantanés déchirés – la liste ne rendant pas ce qui tient justement à des « images » empruntant à des registres variés, images d’oiseaux effrayants, de chiens de rêve, de varans, de fuyards, de propagande par le fait, d’enfants immortels, d’assassins, de moines, de boucheries. Tous frappent l’imagination par leur forte théâtralité, et de ce théâtre il sera question directement dans deux « interruptats » (interruptats 13 et 23), les seuls à ne pas porter un nom de personnage mais « Théâtre 1 » et « Théâtre 2 », avec, il faut le remarquer, « Fusillade 1 » et « Fusillade 2 » (je dis cela sans compter les quatre chapitres intitulés « Noir » qui sont la narration des trois personnages perdus dans le noir et racontant les trente-et-un interruptats). Avec ces chapitres numérotés, on a ici bien résumée la saveur fantastique de bien des interruptats : du théâtre et des morts par balle. Ces scènes impressionnent et nous plongent dans des cauchemars horribles que désamorce cependant presque toujours un humour qui a quelque chose de beckettien (« en face / le pire / jusqu’à ce / qu’il fasse rire », Beckett, Poèmes suivi de Mirlitonnades, Minuit, 1978).

Sans cette possibilité désespérée de sourire des choses les plus désespérées, le texte serait nihiliste, d’une noirceur sans secours, ce qu’il n’est pas. Ainsi dans « Théâtre 1 », la pièce performée après la fin du monde devant une absence de public puis devant trois agonisants venus se réfugier dans le bloc du théâtre, s’intitule plaisamment Motus, morituri – mélange de deux expressions (« motus et bouche cousue » et le « morituri te salutant »), ce qu’on pourrait librement traduire par : Silence, on va mourir. Humour ? « Humour du désastre », pour le dire comme Volodine. Comique souvent de situation (comme l’arrivée des agonisants vue par les acteurs-narrateurs tels un public inespéré) et des dialogues. La plupart des tournures grinçantes, drôles et amères se découvrent au fil de la lecture par un jeu de touches de lumière, de répliques, une atmosphère, pour un résultat loin de la noirceur que l’on pourrait attendre de la recension des thèmes abordés.

Et, au-delà de l’humour comme au-delà du désastre, quelque chose de profondément compassionnel irradie la noirceur des situations convoquées. C’était déjà le cas de Gordon Koum dans Les aigles puent (Verdier, 2010), survivant malgré lui d’un bombardement gigantesque et revenant chercher les traces de sa famille carbonisée. C’était encore le cas dans Danse avec Nathan Golshem (Verdier, 2012) où Djennifer Goranitzé convoquait chamaniquement d’entre les morts son mari Nathan Golshem pour échanger des histoires et de l’affection après leur séparation. Black Village, malgré ses côtés inquiétants, irradie aussi de cette faible, très faible lueur. Cette lueur nous est même donnée en image dans la situation initiale des premières pages. Parmi les trois personnages rassemblés dans le noir, l’un d’entre eux, Goodmann, a conservé à grand prix, sa vie durant, un « suif photogène ». Après en avoir perdu la plupart en essayant de le manipuler à l’aveugle, il réussit enfin à allumer une flamme, mais une « flamme grosse comme une graine de soja ». La graisse ayant été perdue, cette flamme se nourrit lentement de la graisse de la main de Goodman…

Cette lumière vacillante, dans le noir, autour de laquelle se rassemble une humanité qui semble finissante, est comme une réponse déformée et à distance du feu qui devait éclairer les humains de la grotte de Lascaux. Les faibles rayons leur font entrevoir dans les ombres l’horreur de leurs visages, les orbites caves, la peau couverte de suie ou de goudron. Et pourtant, dans l’horreur de leur condition, ils se reconnaissent. Cadavres encore, ressemblance vertigineuse, ils se reconnaissent et s’estiment. Et, comme dans les grottes ancestrales, cette lumière leur permet de parler : « si [la lumière] sert à quelque chose, c’est uniquement à commencer ». Cette lumière résistante, cette luciole survivante chère à Pasolini et remise en lumière par Georges Didi-Huberman, leur permet d’envisager, dans les ombres, la parole. « Nous le faisons par amitié, par désœuvrement et par curiosité collective ». C’est dans cette maigre lumière, toujours en train en mourir, toujours proche elle aussi de s’éteindre au pire moment, qu’ils découvrent un trou dans le boyau de bois où ils se trouvent. C’est par ce trou que l’un d’entre eux cherche à décrire l’image d’un ailleurs, un « Black village » qui infiltrera quelques interruptats. On hallucine les ombres. Et ce « Black village », quand bien même il n’est que pure invention – car « on ne voit rien. Aucune nuance dans le noir » –, que fiction noire sur fond noir, sans cesse interrompue, reste animé par cette résistance de la solidarité, de l’amour, et d’une forme très particulière, inédite, de lumière.

 

Lutz Bassmann, Black village, éditions Verdier, 2017, 208 p., 16 € (11 € 99 en version numérique)