Joyce Carol Oates : « L’écrivain est un déchiffreur d’indices » (Paysage perdu)

Joyce Carol Oates, 17 avril 1949 © (Fred Oates) Paysage perdu

« La mémoire est une affaire de surfaces colorées, fugitives, conservées imparfaitement dans un cerveau périssable » : cette phrase pourrait, imparfaitement, illustrer le propos de Paysage perdu de Joyce Carol Oates qui paraît aux éditions Philippe Rey dans une traduction de Claude Seban.
Si ce livre raconte la Jeunesse d’un écrivain, comme l’énonce son sous-titre, c’est via des moments, quelques tournants, il ne s’agit surtout pas d’une autobiographie convenue, d’un retour organisé en analepses pleine de certitudes sur ce qui a pu conduire une gamine élevée dans une ferme de l’État de New York à devenir la romancière que l’on connaît.
Paysage perdu est moins des mémoires qu’un travail sur une mémoire volontairement à éclipses, une mémoire liée à des lieux et des territoires déjà travaillés par la fiction, liée également à quelques rencontres, dont beaucoup livresques ou appelées à le devenir.

Joyce Carol Oates le souligne à la fin de ce livre étonnant, éclaté en chapitres qui pourraient être autant de textes autonomes : tout est, pour un écrivain, quête de « l’Autre insaisissable : tout l’attrait de la fiction en prose qui est à la fois la quête de cet obscur objet du désir et l’admission que l’existence de cet objet puisse être hautement « fictive » ». Cet Autre, c’est aussi soi, quand les années passent, que l’enfant ou l’adolescente que l’on fut appartient à un passé et des lieux disparus, que tout semble désormais insaisissable, même cette Amérique d’hier (célébrée par Hopper auquel le livre rend un vibrant hommage). Insaisissable, sinon par la fiction, en ce qu’elle permet un récit depuis les lacunes, les oublis, cette mémoire hautement fugitive et imparfaite…

« Quand la mémoire doit remonter des dizaines d’années en arrière, elle est généralement aussi imprécise qu’un filet déchiré jeté au hasard, qui peut aussi bien ramener le négligeable que manquer l’essentiel. Nos vies sont d’énormes vagues qui se brisent sur la grève, se retirent et ne nous laissent à voir que quelques débris épars », ceux que rassemble Joyce Carol Oates dans Paysage perdu. L’Autre c’est cet écrivain en sous-titre — Jeunesse d’un écrivain — en une formulation qui ne virilise pas JCO mais la place sous l’égide d’un singulier de généralisation, l’auteur écrit dans et par ce Paysage perdu (ce qu’il traverse, ce qu’il construit, ce qui le construit), cette forme d’objectivisation passant aussi par le choix d’un genre « récit » et non mémoires ou autobiographie. C’est le nom même de l’auteure qui est ici édifié, Joyce Carol Oates, nom d’écrivain depuis le « nom magique » donné — au sens d’un « cadeau » — par ses parents.

Carolina Oates et Joyce, dans le jardin de la maison de Millersport, mai 1941 © (Fred Oates) Paysage perdu

« Nos souvenirs sont ce qui reste sur un mur après qu’il a été lessivé »

Si Joyce Carol Oates évoque ses parents, mais aussi la lignée hongroise et juive de sa famille, la ferme et ses poules, ses amis d’école puis de collège, c’est moins pour livrer la logique d’une (re)construction de soi que pour réaffirmer l’importance des lieux et des rencontres dans un chemin vers soi. Et en ce sens, un poulet aux plumes rouges aimé par l’enfant qui constate sa disparition (sans doute aucun dans la casserole de la grand-mère) a autant d’importance qu’une camarade d’école qui a choisi de se suicider, dont l’écrivain tente de comprendre le geste, des décennies plus tard : c’est la disparition qui est le centre de ce livre, ce singulier Paysage perdu, des lieux qui ont été rasés (l’école comme la ferme familiale, « démolie » dans les années 60 et « l’emplacement même de ses fondations, comblé de terre »), des amitiés perdues, les parents morts en 2000 et 2003, Ray Smith l’homme qui partagea sa vie pendant quarante années, subitement décédé en 2008 mais aussi Détroit dont Joyce Carol Oates réaffirme l’importance dans son œuvre. Quelque chose a été perdu, lost, est devenu lieu, paysage, landscape, le passé est désormais un espace littéraire, ponctué de photographies « qui donnent une immortalité visuelle à un passé depuis longtemps effacé ».

Au centre du dispositif littéraire, la perte, commentée dans la dédicace puis de loin en loin dans le livre, elle est disparition c’est à dire trace mémorielle. Seule la matérialité s’efface (des bâtiments, des paysages recomposés, le corps des morts), demeurent les souvenirs, et surtout l’écriture de ces souvenirs, un « passé mythopoétique », soit ce qui surgit de la perte, le récit.

« Il se peut que l’écrivain-artiste soit stimulé par les mystères de l’enfance ou que ce soient ces mystères qui stimulent l’écrivain-artiste. Parfois, quand ce que j’écris m’absorbe et me fascine jusqu’à l’angoisse, je me surprends à imaginer que ce que j’invente est en quelque sorte « réel » ; si je parviens à résoudre le mystère de la fiction, j’aurai résolu un mystère de ma vie. Que le mystère ne soit jamais résolu me semble être la raison qui pousse l’écrivain à poursuivre son effort : chaque histoire, chaque poème, chaque roman est une reformulation de cette quête infatigable pour pénétrer le mystère.
L’écrivain est un déchiffreur d’indices — si l’on entend par « indices » un récit souterrain ininterrompu et discontinu 
».

Joyce Carol Oates © Christine Marcandier

« … et il se peut que ce soit vrai »

Tout a été perdu, rien n’a disparu et c’est ce paradoxe qui fonde le livre : « pourtant la maison reste vivante dans mon imagination », la douleur de la mort de Ray Smith, qui a déjà nourri A Widow’s Story (J’ai réussi à rester en vie), est toujours à vif. Tout, de cette vie, est là encore, la mémoire « affaire de surfaces colorées, fugitives » est comme le couvre-lit de la chambre de l’écrivain, un puzzle de couleurs vives, « aussi unique et aussi beau aujourd’hui qu’il l’était à la fin des années 70 quand ma mère me le donna », tout de carreaux comme autant de moments et lieux, ceux qui composent ce livre. « Dans cette pièce, qui est celle où j’écris, et donc mon sanctuaire, tous les temps sont le temps présent. Le passé ne s’est pas évanoui, il est maintenant ». Tout de ce Paysage perdu est devenu livre, parfois fiction, jusqu’à son auteur, « un personnage quasi fictif nommé « Joyce » » qui se définit comme une « observatrice » et un « témoin » de toutes ces vies évoquées, dont la sienne.

« Ce n’est pas la transcription des faits, mais celle des émotions qui intéresse l’écrivain »

Tout est ici lieu au sens le plus littéraire du terme, l’espace d’une cristallisation, celle d’une sensibilité hors norme qui apprend la peur, les doutes, la honte mais aussi le plaisir du dessin puis de l’écriture et de la lecture, qui apprivoise ses insomnies et promenades nocturnes. Et finit par traduire ses tropismes dans ses livres quand elle renonce à toute carrière universitaire dans les clous, en partie contrainte, en partie par choix. Aucune nostalgie de la part de Joyce Carol Oates, mais le plaisir du paradoxe quand elle raconte avoir, en 1985, été faite docteur honoris causa par l’université même qui lui refusa, quelques décennies plus tôt, de poursuivre son doctorat dans ses murs.

Il s’agit pour l’écrivain de dire ses années d’apprentissage : le sous-titre original de Lost Landscape A Writer’s Coming of Age — renvoie à ce genre romanesque, celui du Bildungsroman, ici féminisé et éclaté (pas de linéarité chronologique, l’étoilement de moments). Paysage perdu est en effet d’abord l’itinéraire d’une femme, dans des années où il était compliqué, voire impossible, de se construire aussi facilement qu’un homme, et c’est aussi cette conscience de barrières liées au sexe (ou à la couleur de peau) qu’elle raconte dans ces pages, sa traversée de milieux où une femme est, au mieux, un « homme honoraire ».

C’est l’itinéraire d’une jeune fille non rangée qui revient sur le miracle d’avoir rencontré, si tôt, par la si belle évidence du hasard, celui qui allait accompagner plusieurs décennies de sa vie, Ray Smith. C’est l’itinéraire d’une sœur, dédiant ce livre à son frère disparu, à Lynn Ann sa sœur différente (sublime « élégie » de l’Autre, cet autre que soi, elle « sans langage »), celui d’une enfant découvrant les secrets de sa famille (l’empreinte du meurtre dans sa généalogie, double histoire du « sang »), la joie du mouvement constant (l’avion avec le père, l’automobile), la curiosité et la lecture.

Joyce et son père, Frederick Oates, 1943 © (Carolina Oates) Paysage perdu

« Car il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir — bénéfique, maléfique, profond et irrésistible — des lieux »

Paysage perdu est aussi un immense roman des lieux : la ferme de Millersport, « un véritable paysage rural, l’ouest de l’État de New York au nord de Buffalo, source qui a non seulement abondamment nourri mon œuvre d’écrivain, mais dont est né mon désir même d’écrire », les magiques noms de lieux des promenades dominicales « par les vitres d’un véhicule en mouvement », la cartographie de l’enfance avec ces lieux et leurs pancartes dont les lettres ont été dessinées par le père (« les enseignes de ton père ont toujours fait partie du paysage ») ; puis Détroit, « la ville qui ne sait pas que son avenir s’éloigne déjà comme des lumières dans un rétroviseur », où elle vécut, « la ville américaine par excellence. Ce cœur battant et têtu » qui transforme l’effet du génie des lieux sur son œuvre, du « paysage rural quasi surréaliste à un paysage urbain hyperréaliste », social et politique — « une si grande partie de ce j’ai écrit de 1963 à 1973 a pour sujet ou pour inspiration Détroit et ses banlieues qu’il m’est quasiment impossible, des années plus tard, de distinguer l’historique et l’autobiographique de la fiction ».

Paysage perdu est enfin le journal d’un écrivain en devenir, et d’abord d’une lectrice : Alice (« le livre extraordinaire qui changea ma vie — qui me donna le désir d’être écrivain, en même temps qu’il me poussa à « écrire » »), le dictionnaire puis Poe, enfin Hemingway, Nietzsche, Melville, Baldwin. C’est l’enfant qui découvre les bibliothèques, qui se voit offrir une Remington par sa grand-mère pour ses quatorze ans, qui raconte ses illuminations successives, sans en faire des épiphanies mais en explicitant le lien de ces découvertes à son art d’écrire : « je dois à Alice au pays des merveilles et à De l’autre côté du miroir (…) de percevoir le monde comme un spectacle indéchiffrable, fondamentalement absurde, mais fascinant, devant lequel il est raisonnable de s’exclamer, avec Alice : « De plus en plus curieux ! » ».

Joyce Carol Oates © Christine Marcandier

Paysage perdu est un palimpseste — réécriture d’articles, textes, nouvelles parus au fil du temps (1991-2015) — et un kaléidoscope, formant un autoportrait éclaté, double, celui d’une femme, celui d’une romancière, entre réel et mise en fiction, « art épisodique et impressionniste » tissant ce qui demeure, « l’événement ou l’épisode singulier, frappant, unique, comme encapsulé dans l’ambre » : « pas le quotidien, mais ce qui perturbe le quotidien » et Joyce Carol Oates dans ce Paysage perdu rendu pluriel, « hantant les paysages perdus » de sa jeunesse. Dans « Nighthawk : souvenirs d’une époque perdue », l’un des chapitres de Paysage perdu, Joyce Carol Oates évoque les « impitoyables confessions que sont La Fêlure » de F. Scott Fitzgerald : nul doute que ce titre et cet art poétique auraient pu convenir à ce livre, pour tout ce qu’il dévoile, en grande partie aussi dans ce qu’il tait, de l’une des plus grandes romancières contemporaines, l’impitoyable et singulière Joyce Carol Oates.

Joyce Carol Oates, Paysage perdu (The Lost Landscape), traduit de l’anglais (USA) par Claude Seban, éd. Philippe Rey, octobre 2017, 423 p., 24 €