Des mondes politiques : Arno Bertina (Des châteaux qui brûlent)

Des châteaux qui brûlent, d’Arno Bertina, met en scène l’occupation par les employés d’une usine d’abattage et de conditionnement de volailles. Ce conflit social particulier permet la perception comme à la loupe d’un monde qui est en lui-même conflictuel : le monde actuel du néolibéralisme qui implique l’antagonisme entre les intérêts, le rapport de force, la relation sociale comme guerre, avec ses vainqueurs, ses victimes, ses morts.

L’auteur s’installe à l’intérieur de cette logique non pour la reproduire telle quelle, non pas, évidemment, pour simplement la dénoncer, mais pour l’exhiber jusque dans ses conséquences extrêmes – violence, mort, guerre –, et y insérer des failles, des fractures qui permettent de la déstabiliser, de la faire dérailler, d’apercevoir des moyens de s’en extraire. La littérature, ici, n’a pas pour finalité de représenter ou d’être « engagée » mais de diagnostiquer et de performer selon ses propres moyens une critique dans le sens de « crise », d’ébranlement effectif : porter le langage par lequel nous disons et construisons le réel jusqu’à la limite où il bascule dans d’autres possibles.

Si le lieu de l’occupation est une usine d’abattage et de traitement de poulets, c’est parce qu’en celle-ci se croisent et se condensent plusieurs dimensions de la logique néolibérale de la production. Ce ne sont pas uniquement les poulets qui s’y trouvent abattus : l’entreprise « abat » aussi ses employés, agit sur les corps autant que sur les esprits en les massacrant, comme elle massacre d’autres vies, ailleurs, celles de populations africaines dont l’appauvrissement, la précarisation sont impliqués par l’enrichissement des propriétaires de l’usine autant que par la possibilité pour les ouvriers français pauvres d’avoir un travail.

Arno Bertina insiste sur les corps, les effets du travail sur les corps, les conditions corporelles du travail : corps souffrants, corps bloqués, corps pliés aux exigences matérielles de la chaîne et des tâches mécaniques, déshumanisantes. Mais les corps ne font pas que subir, ils sont aussi ce qui réagit, s’arrête d’être le corps productif que l’on exploite, ce qui impose sa propre matérialité, sa présence contestataire. L’occupation de l’usine est l’affirmation concrète de cette présence, l’obstruction par les corps des moyens et de la logique de la production néolibérale. A ces corps ouvriers, prolétaires, s’opposent d’autres corps : ceux des politiques, ceux des CRS, corps taillés pour le management, corps multipliant les signes de leur classe sociale et du pouvoir qui lui est consubstantiel, corps-soldats faits pour imposer la violence. Lorsque les ouvriers de l’usine séquestrent le ministre venu leur rendre visite, les effets de cette séquestration sont visibles dans le corps de celui-ci : ce qu’il est se défait, se dégrade, subit une transformation qui lui fait perdre son pouvoir et ses significations.

Les corps ouvriers sont des corps exploitables. De ce point de vue, ils ne sont pas différents des corps des poulets – et des animaux en général – que l’industrie tue pour produire du profit. La logique industrielle et néolibérale réduit l’individu au corps – donc dissout l’individu dans la masse abstraite des corps – et réduit le corps à ce qui en lui est gérable, utile à la production : elle transforme le corps ouvrier en corps docile et productif, elle transforme le corps de l’animal en matière manipulable et négociable sur le marché. Ici, la vie et la mort n’ont pas en soi d’importance, ce qui compte étant le rapport entre le corps et le profit : si les ouvriers ne sont pas tués, c’est parce qu’il n’y a pas de marché pour leur viande et qu’ils sont nécessaires à la production, mais au fond leur sort n’est pas différent de celui du poulet puisque leur valeur et leur utilité sont fixées par les conditions du marché et que leur traitement est celui que le marché impose – un traitement différent mais identiquement violent, douloureux, exigeant cette violence et cette douleur, ce massacre soit immédiat (animal), soit lent et continu (ouvrier).

Si Arno Bertina choisit comme cadre pour son récit une usine d’abattage de poulets plutôt qu’une chaîne de fabrication d’automobiles, c’est pour poser de cette manière transversale cette question du corps, des corps, de leur traitement, de leurs conditions, de leur valeur, de leur investissement par la production néolibérale : le corps n’est plus celui d’un individu ni d’un vivant – qui meurt, qui pourrait mourir, qui souffre – mais est un corps-matière, un corps exploitable et manipulable, indexé sur des critères qui sont ceux de la logique financière. Dans Des châteaux qui brûlent, la même logique apparaît lorsque l’on examine les implications des conditions de travail dans l’usine française au sujet des populations africaines spoliées, également réduites aux exigences du marché, de la compétitivité : corps lointains et invisibles mais affectés par ce qui se produit ici, corps précarisés, subissant cette précarité du fait des conditions générales de l’organisation actuelle du travail et des stratégies en vue du profit. Si la richesse des propriétaires de l’usine nécessite la précarité de leurs employés, leur richesse autant que la précarité de ces derniers nécessitent la précarité encore plus grande d’autres populations, d’autres corps souffrants dont la valeur et l’existence sont aussi niées que celles des poulets.

Arno Bertina met au jour une exploitation économique qui passe par une nouvelle forme d’exploitation des corps et des vies, une sorte de chaîne économique qui implique nécessairement – pour le profit des corps protégés et privilégiés des propriétaires –, une exploitation et une souffrance d’autres corps, une précarité d’autres existences, une condition où l’homme rejoint la bête, où l’humain rejoint la viande, où l’indifférence à la vie et à la mort est requise par la finalité de l’entreprise : l’argent.

Ce qui est également intéressant est que cette chaîne brouille les oppositions simples et les binarités faciles : l’homme est exploité mais exploite également l’animal, tels ouvriers français exploités « profitent » eux-mêmes de l’exploitation d’autres populations à l’étranger. Il ne s’agit pas d’exonérer des groupes particuliers de leur responsabilité ni de tout légitimer à force d’égaliser, mais de compliquer les relations, de faire apparaître des lignes qui complexifient l’analyse et la critique, de problématiser les identités figées et évidentes, de faire apparaître un monde pluriel et complexe, un monde relationnel et ramifié, en lieu et place des représentations privilégiées par une approche simpliste de ces questions. Il s’agit ici pour Arno Bertina de déployer davantage le monde qu’il arpente de livre en livre et de donner une nouvelle pertinence à l’affirmation de ce monde pluriel, complexe, mobile.

A l’intérieur de la structure néolibérale du monde, les esprits ne sont pas épargnés, les rapports guerriers qui s’appliquent aux corps affectant tout autant les psychismes, les subjectivités conditionnées et meurtries : peur, angoisse, enfermement à l’intérieur de pensées qui amenuisent la vie, l’emprisonnent entre des murs qui sont ceux de cages sans perspective sur aucun horizon. Réduisant les corps et les esprits à des affects primaires, à des questions de survie, à une angoisse existentielle qui n’a plus rien de métaphysique, le néolibéralisme fabrique un nouvel homme sans humanité, proche de celui qui, selon Hannah Arendt, est produit par les processus totalitaires et les camps.

Mais ce sont aussi ces corps et ces esprits qui, dans Des châteaux qui brûlent, atteignent une limite où les conditions de leur exploitation rendent nécessaires les conditions de leur résistance : faire de l’homme un être qui n’est plus préoccupé que de sa survie le conduit – si cela ne le tue pas avant – à agir pour survivre, à sortir de la soumission et de l’égoïsme pour inventer des solidarités, des moyens de combattre l’ennemi. C’est ce moment que choisit d’explorer Arno Bertina, celui où les corps asservis commencent à faire l’expérience de leur puissance, celui où les esprits se mettent à penser, où les consciences s’interrogent, où un commun se cherche et s’invente. Le livre aurait été banal s’il avait proposé le dépassement de ce moment par un accomplissement, une sorte de modèle à appliquer – ce qui n’est pas du tout le cas. Arno Bertina choisit plutôt de déplier l’intelligence d’un commencement qui tâtonne et crée, qui invente comme il peut, de manière conflictuelle et douloureuse autant que joyeuse et parfois délirante – un commencement porteur de possibles non asservis à une logique prédéfinie, que ce soit celle d’un parti, d’un syndicat, d’une idéologie, d’un état des choses.

En tant qu’écrivain, Arno Bertina s’intéresse à la logique des discours, ce qu’ils disent, ce qu’ils font. Dans ce livre, les discours se confrontent et s’affrontent, ils sont le moyen d’un pouvoir et de résistances, ils se brouillent et se transforment. Le discours des politiques est d’abord déconnecté des préoccupations immédiates des ouvriers, ceux-ci parlant du local, de l’immédiat, alors que les autres parlent de l’Europe, de l’international, de perspectives très abstraites pour celui ou celle qui a comme souci premier de réussir à payer son crédit pourtant très minime. De même, les discours des syndicalistes peuvent tourner à vide, et le discours le plus politique peut être imprégné de la plus grande subjectivité, de chuchotements d’amour ou de haine. Les discours ne se rapportent pas à une réalité mais découpent dans le réel des zones, des cercles plus ou moins larges qui ne s’incluent pas les uns les autres mais semblent au contraire s’exclure, s’effacer mutuellement. Si Arno Bertina s’intéresse à la façon dont ces discours se brouillent, se contaminent, à la façon dont leurs frontières peuvent devenir poreuses, il s’intéresse centralement à la façon dont s’inventent et cherchent à s’agencer des discours pluriels, des discours communs mais non homogènes, n’exprimant pas une seule perspective, non conformes à un métadiscours déjà formé.

C’est cette vie des discours qui traverse le livre et qui est rendue par le choix fait par l’écrivain d’écrire le récit de ce conflit social à travers des chapitres brefs dont chacun expose une sorte de monologue tenu tour à tour par tel ouvrier, telle ouvrière, par le ministre retenu en otage – et devenant interlocuteur, cuisinier, organisateur d’un concert de jazz… –, par son assistante, etc. A l’intérieur d’un dispositif narratif qui peut faire écho au Daewoo de François Bon ou au film de Godard, Tout va bien – ou, de manière plus générale, par exemple à Faulkner – s’expriment des subjectivités plurielles qui empêchent de rabattre l’événement sur un seul discours, sur un seul point de vue, qui l’ouvrent au contraire sur une diversité de mises en récit possibles. Ce qui intéresse Arno Bertina est que ces monologues constituent autant de mondes, d’univers clos qu’il s’agit d’explorer chacun pour son compte mais dont il s’agit aussi de voir comment ils évoluent, se font écho, entrent partiellement les uns dans les autres, se superposent ou s’excluent – de voir comment la clôture et l’affrontement peuvent être débordés à la marge par des rencontres et des translations, comment une pluralité coexistante de « mondes » inscrit aussi des relations, des échos, des transformations des frontières. C’est une logique des frontières qui est ici déployée, mais des frontières questionnées, contestées, travaillées par des dynamismes matériels et psychiques qui les brouillent et les reconfigurent pour un « commun » incertain, fragile mais sans doute nécessaire.

Si on retrouve ici des préoccupations qui traversent l’œuvre d’Arno Bertina – le pluriel, la multiplicité des points de vue, la limite et son expérimentation, son franchissement, la coexistence des mondes, le statut du possible, de l’identité, de la narration, etc. –, on retrouve également le mouvement qui, chez Arno Bertina, se répète obstinément de livre en livre, mouvement qui est de l’écriture autant que de l’univers, des corps autant que des esprits, des hommes et des animaux, du social et de l’économique : le mouvement de lignes de vie et de mort qui, d’une manière proche de Gilles Deleuze, s’affrontent, se conjuguent, se rencontrent, se parasitent, se confondent, s’affirment pour leur propre compte ou se détruisent. Ce sont ces lignes de vie et de mort qui, dans Des châteaux qui brûlent, parcourent les corps, les esprits, les discours, les relations, la mort étant un thème récurrent du livre autant que la vie, le désir de rejoindre la vie malgré la mort sous toutes ses formes, la force de la mort qui s’impose autant que la puissance de la vie qui continue, vie qui parfois invente un moyen de percer le mur, ou qui parfois s’épuise et échoue…

La question que pose Des châteaux qui brûlent est : que peut faire l’écriture avec ces lignes de vie et de mort ? Et que peut-elle faire sinon les parcourir, les expérimenter à la fois dans le livre et dans le réel ? Ce parcours exige ici que soit posée la question du rapport entre écriture et politique : comment le livre peut-il entrer en rapport avec le politique ? Comment peut-il faire exister ce rapport sans réduire le politique à un type de discours qui empêcherait la pluralité, la multiplicité, les dynamismes et chaos autant que les créations inédites inhérents au politique ? Comment ne pas esthétiser le politique ou politiser l’écriture (dans le sens de son asservissement à une idéologie politique préétablie) ? Ce sont ces questions et les pistes pour des réponses actuelles possibles qu’explore dans ce livre Arno Bertina.

Arno Bertina, Des châteaux qui brûlent, éditions Verticales, 2017, 420 p., 21 € 50