« Je ne veux pas être l’arbre qui cache la forêt » : entretien avec Amandine Gay (Ouvrir la voix)

Amandine Gay © Enrico Bartolucci

Le 11 octobre prochain sortira dans les salles le film d’Amandine Gay, Ouvrir la voix, un documentaire beau et politique dans lequel s’enchevêtrent les témoignages de vingt-quatre femmes noires. Des femmes que l’on n’entend pas, que l’on ne voit pas dans le paysage audiovisuel habituel, des femmes diverses dont les parcours individuels viennent se confronter au racisme systémique. Dans Ouvrir la voix, anecdotes humoristiques et histoires de discriminations se côtoient, dessinant ensemble les contours des identités et conditions afro-féministes qui doivent être enfin entendues.

Comment est venue l’idée de réaliser ce documentaire ?

Cela faisait plusieurs années que j’étais passée à l’écriture de fiction parce que je trouvais que les rôles de femmes noires étaient trop stéréotypés, et j’en avais aussi assez en tant que comédienne de passer tout le temps les mêmes auditions. Je me suis rendu compte que même dans le développent de programmes courts, il était impossible de changer la narration et de défendre mes idées jusqu’au moment du pilote. Partant de là, je me suis demandé ce que je pouvais faire avec mes propres moyens, où je serais sûre d’être en charge de toute la narration. J’en suis donc venue au documentaire dont les coûts sont moins élevés que ceux de la fiction. Là, j’ai pu mettre toutes les femmes Noires que je ne voyais pas d’habitude dans le monde du cinéma d’une part, et la dimension artistique que je ne retrouve pas ailleurs d’autre part. J’ai été performeuse burlesque, j’adore le théâtre classique, et il était important que cet aspect apparaisse dans le film. Je crois qu’il s’agissait de réconcilier toutes mes frustrations et d’en faire quelque chose de positif et de créatif.

Ces programmes courts étaient-ils déjà en lien avec l’afro-féminisme, et était-ce la raison d’un blocage ?

Ils l’étaient en partie, mais à l’époque j’essayais de faire quelque chose de « politique mais qui ne se voit pas trop ». Il y a une série en particulier dont je parle beaucoup parce qu’elle nous a permis de rencontrer beaucoup de boites de productions à Paris. L’idée était de faire une satire des magazines féminins avec cinq femmes parisiennes, dont une seule était Noire, lesbienne et sommelière. Autant dire que pour les producteurs, ce personnage était digne d’une rencontre du troisième type. Je me suis rendu compte à ce moment-là de beaucoup de choses, et pas que de cela. Je voulais faire une série politique sans que cela se voit en confrontant les titres de magazines à la réalité. D’autres épisodes parlaient ainsi de la pilule, de la découverte du clitoris par les petites filles, de la masturbation, etc. C’est vrai qu’en France, les histoires de masturbation infantile, ou de masturbation tout court, ça ne passe pas…

Avez-vous rencontré des problèmes s’agissant du financement et de l’accompagnement du film ?

Oui. Je m’étais déjà rendu compte de la frilosité avec ces programmes courts et cela a été encore pire avec ce documentaire. Je n’ai jamais eu d’aides à l’écriture de la SACD ou du CNC. Mais je savais qu’en développant un film sur les femmes noires en France et en Belgique, j’avais très peu d’espoirs sur le type de soutien que je pourrais recevoir des institutions puisque ce que je considérais comme l’une de mes œuvres les plus « grand public », anodine et moins politique n’avais jamais réussi à voir le jour. Finalement, c’était beaucoup trop féministe et politique pour le monde du cinéma français, alors que cela aurait été plus facile en Grande-Bretagne par exemple. Je leur rétorquais souvent qu’une série comme Sex and the City datait des années 90, c’est-à-dire qu’on a 20 à presque 30 ans de retard sur ces enjeux-là. Je vois encore très peu de productions télévisées françaises avec cette liberté de ton au niveau de l’activité sexuelle des femmes, même si cela était très hétéronormé, bourgeois, et blanc.

Comment, dans ces conditions, réussissez-vous à aboutir au film tel qu’il est aujourd’hui et à obtenir une distribution en salles ?

J’ai tout financé avec mes fonds propres. Le problème des aides du CNC par ailleurs, c’est qu’elles sont en cascade. Si on n’a pas l’aide à l’écriture, on n’a pas l’aide à la production, pas accès non plus au fond « images de la diversité », etc. On est donc forcé de faire des films que le CNC appelle des « films sauvages ». Et lorsqu’il s’agit de demander l’agrément de production, tout bloque de nouveau parce qu’il faut prouver qu’on a eu recours à des intermittents du spectacle, ou produire des justificatifs, que je suis bien sûr incapable de fournir. Je savais qu’en tant que réalisatrice, je ne pourrais pas signer avec un distributeur si le film sortait en salles. J’avais donc prévu dès le départ de monter une boite de production pour pouvoir signer en tant que productrice de mon film le cas échéant. C’était sans compter les règles de plus en plus drastiques du CNC qui impose maintenant d’avoir une maison de production qui a un capital social de 45000 €, justement pour entraver le développement de ce type de cinéma. J’avais une SAS avec 1000 euros de capital social et je ne pouvais évidemment pas avoir l’agrément. Bien sûr, la plupart des sociétés de distribution ne prennent pas les films qui n’ont pas l’agrément puisque ceux qui l’ont permettent d’ouvrir automatiquement une compatibilité au CNC pour les aides à la distribution. Et ces sociétés imposent leurs conditions en partage de recettes : d’habitude 70-30 au profit du producteur, et là ils me proposaient 50-50 ou même d’avancer la moitié des frais de sortie du film.

C’est à partir de ce moment que j’ai décidé avec mon conjoint – parce que je travaille avec lui – de fonder notre société de production et de distribution et de couvrir l’intégralité des frais. Voilà comment le film sort aujourd’hui. Mais je m’interroge : qui parmi les minoritaires peut faire des films si ça demande tous ces sacrifices ? C’est d’abord du temps : quatre ans de ma vie en ce qui me concerne, dont trois où j’ai arrêté d’avoir des boulots alimentaires pour m’y consacrer totalement. Ce qui suppose d’être en couple et d’avoir quelqu’un qui couvre les frais de notre foyer. C’est aussi parce que j’ai une connaissance du monde du cinéma : j’ai fait un stage de deuxième année à Lussas qui m’a rapprochée du documentaire, que j’ai ensuite fait un conservatoire d’art dramatique, que j’ai travaillé comme comédienne, et que j’ai un minimum de réseau qui m’a permis de poser des questions et d’avoir des réponses pertinentes. La raison pour laquelle je précise ça à chaque fois, c’est que j’ai peur que le film soit un succès, qu’il fonctionne bien et qu’on le montre comme exemple de réussite. Je ne veux pas être l’arbre qui cache la forêt et auquel on ferait dire : « Vous voyez, c’est possible pour une femme noire de faire des films en France ! ». Oui, mais avec quelle probabilité ? Qui est la dernière femme Noire dont le film a bénéficié d’une sortie nationale en France ? J’ai bien peur que ce soit Euzhan Palcy l’année de ma naissance, pour Rue Cases-Nègres en 1983. Cela pose de vraies questions institutionnelles.

Va-t-il falloir attendre tous les 25-30 ans pour qu’une de nous puisse avoir une sortie nationale ? Parce que je vois ce phénomène arriver en ce moment : tout ce travail est très dur, invisible et, du jour au lendemain, il y a un engouement médiatique qui fait que ça commence à devenir autre chose. Et quand cela arrive, ça ne remet généralement pas du tout en question les inégalités structurelles mais au contraire participe à les lisser : « Voyez, il n’y a aucun problème ! » Si, il y en a un ! Je n’ai eu aucune aide du CNC et la taxe sur l’audiovisuel qui le finance en partie va être appliquée à mon film. Donc si mon film marche en salles, il va financer l’institution qui a refusé de me subventionner, ce qui est un peu absurde.

Pas moins de vingt-quatre femmes apparaissent dans le film. Comment les avez-vous rencontrées pour qu’elles acceptent d’y participer ?

Toutes les artistes sont des filles que j’ai croisées grâce à mon parcours et que j’avais envie de voir représenter dans leur travail créatif. Il y en aussi – assez peu – qui étaient déjà mes amies avant le tournage. Pour la grande majorité, ce sont des filles qui ont répondu à mes appels sur les réseaux sociaux. Lorsque j’ai été contente de mon questionnaire, je l’ai posté sur Twitter et j’ai envoyé à celles que j’avais sélectionnées une note d’intention et un synopsis pour qu’elles fassent passer le mot. J’ai alors eu trop de réponses… alors que je pensais avoir à recruter une douzaine de personnes sur six mois, je me suis retrouvée avec quinze mails les deux premières heures. Au bout de soixante mails, j’ai dû dire aux gens d’arrêter de m’envoyer des messages.

C’est aussi des rencontres qui sont beaucoup déterminées par la contrainte. On m’a écrit de partout en France mais étant en autoproduction, je n’ai pas pu aller à leur rencontre. Les filles qui sont dans le film viennent donc majoritairement de la région parisienne ou sont celles qui ont pu venir. On a aussi des femmes belges qui sont venues. J’ai même eu des messages de Guyane, de le Réunion, donc si j’avais eu l’argent, ce film aurait eu un tout autre visage : en l’occurrence plus divers avec des femmes ayant grandi dans un contexte Noir majoritaire, même si ça reste un contexte néocolonial.

Le titre m’intrigue à plusieurs égards. Tout d’abord parce que vous mettez en avant la voix au singulier quand bien même il y en a plusieurs. Que signifie cela pour vous ?

Ce n’est pas tant le singulier qui m’a décidée que parce que j’aimais le jeu de mot avec la « voie ». L’idée était de donner ce double sens voix/voie au titre. Ce sont les jeunes filles Noires que j’ai en tête comme public cible en ce moment. Et je vois ce film comme faisant partie d’un chemin. Lorsque j’ai fait la première conférence autour du film en février 2015, j’ai voulu parler de Paulette Nardal, de la Coordination des femmes noires, qui ont ouvert la voie avant nous, parce que je trouve que notre Histoire a tendance à disparaitre très vite. C’est aussi au départ du projet une archive, que j’ai réalisée au moment où j’ai décidé de quitter la France, comme une trace de mon passage que je pourrai aussi transmettre à mes enfants, si j’en ai un jour, tout en m’inscrivant dans un chemin.

Dans le titre, il y aussi une idée d’ouverture qui suppose celle d’une fermeture…

Il y a vraiment cette idée de libérer la parole, d’enfin pouvoir commencer à aborder certains sujets sans tabou. C’est donc là que le film ouvre et continue le chemin pour les prochaines : dans l’espace public francophone, que ce soit en France ou au Canada, il n’y a quasiment pas de films qui, par exemple, parlent ouvertement de la dépression ou de l’orientation sexuelle dans les communautés Afro. J’avais au moins l’intention d’essayer d’aborder ces questions et voir les réponses et les conversations prêtes à émerger.

Le premier titre du film était Nous sommes la somme de nos différences. Je voulais insister sur la pluralité des femmes noires, particulièrement à cause de la représentation monolithique que je voyais en tant que comédienne. Mais lorsque j’ai commencé à faire les pré-entretiens, la thématique qui a dominé était celle de la confiscation de la parole : qu’on parle toujours à notre place, qu’il y a toujours des experts qui ont un regard surplombant, qu’il y a toujours une médiation de notre parole, les raisons de ces situations. Donc je me suis rendue compte que la question majeure était celle-ci. C’est ce que dit Sharone à un moment dans le film : « Il est temps que les minorités viennent questionner la majorité ». Concrètement, il s’agit d’un film de deux heures avec des entretiens sans musique, donc avec une parole résolument au centre et une densité. Je ne voulais pas non plus de voix off pour ne pas faire médiation, pour ne pas qu’il y ait quelqu’un qui explique ce qu’elles disent. Ce sont leurs propos bruts, montés évidemment. Ce qu’elles disent est en lien avec le questionnaire que je leur ai soumis, c’est pourquoi il y a ce carton au début du film qui dit « Écrit et réalisé par Amandine Gay ». Le montage est en jump cut, c’est un film concept d’une grande conversation. J’ai dû choisir parmi les 76 heures de rushes dont je devais extraire 2 heures. Pourtant elles étaient toutes utiles. J’ai fait 45 pré-entretiens, on a filmé 24 entretiens, et chacun d’entre eux durait en moyenne entre 2h30 et 4h45. C’est pour cela, je crois, qu’on arrive à cette densité.

Je pense qu’avant même de pouvoir réformer et changer plein de choses dans la société dans laquelle on est, on devrait être capable de nommer les problèmes ou a minima être capable de parler de tout ce qui nous touche. Une des thématiques qui m’est par exemple le plus cher dans le film est celle de la dépression. Je demande comment réussir à aider les personnes qui souffrent de problèmes mentaux dans nos communautés sans statistiques ethniques. J’ai plusieurs amis qui travaillent dans des hôpitaux psychiatriques et qui disent qu’en région parisienne, les populations racisées sont celles en augmentation constante. Il y a un vrai coût du sexisme, du racisme, du trauma intergénérationnel que peuvent vivre les membres de nos communautés. Il y a des urgences sanitaires dont personne ne s’occupe, d’une part parce que ce sont des tabous dans les communautés Afros, d’autre part parce que le groupe majoritaire croit qu’on est tous là en train de danser et d’être les nègres Banania.

Comment avez-vous construit la dramaturgie du film, partant de ces entretiens ? Il y a notamment ces cartons-phrases qui sont autant de chapitres. J’ai le sentiment que plus que de faire les portraits de ces femmes dans leurs singularités, il s’agissait plus par-là de les rassembler et montrer à chaque fois quelque chose de systémique.

C’est un mélange des deux. Le mouvement du film suit une ligne qui va du privé au politique. On commence sur les questions intimes et sur l’enfance, le moment où on est construits comme Noir.e.s. C’est un film sur les femmes noires en contexte minoritaire en Europe. Si j’avais fait un film sur les femmes au Sénégal ou en Haïti en contexte majoritaire Noir et donc non construites comme Noires, je n’aurais pas commencé de la même manière. Il était important pour moi de débuter par cette idée qu’on a grandi en s’imaginant d’abord être humaines et qu’on se rend compte que cette identité est apposée. On enchaîne sur le corps, les cheveux, les rapports amoureux, pour arriver aux questions de discriminations systémiques. Je voulais construire un dialogue entre le début du film et la fin.

Il ne faut pas oublier que je commence à créer ce film en 2013 où, quand on arrive dans l’espace public en tant qu’afro-féministe, femme noire, qu’on emploie ces termes, je dis « Nos cheveux sont politiques », on a des babcklash extrêmement violents : « non, ce n’est pas de la lutte politique ! », on ferait reculer la lutte féministe parce qu’on parle de s’approprier notre propre féminité, etc. Je montre donc que c’est politique en pointant d’abord les problématiques de construction identitaires quand on est enfant pour ensuite montrer les enjeux dans le monde du travail. Les filles sont obligées de développer des stratégies en se demandant comment aller à l’entretien d’embauche, est-ce qu’elles lâchent leurs cheveux une fois qu’elles ont eu leur CDI ?, etc.

C’est ça le racisme systémique : non seulement cela a un impact sur notre intimité, notre construction identitaire, mais en plus cela a des conséquences dans le monde du travail, pour trouver un logement où on est forcées de se déguiser. Il s’agissait encore une fois de montrer comme le dit ce vieux slogan féministe que « le privé est politique ». Ça a été un des premiers enjeux pour les femmes : basculer du fait de dire qu’une femme battue par son mari est un drame personnel à celui du constat statistique qu’une femme meurt tous les trois jours en France sous les coups de son mari, qui en fait alors une question de société. Pour moi, c’est vraiment ça. Dans cette accumulation de récits – dont j’espère qu’elle ne leur fait pas perdre leurs individualités, la pluralité de leurs parcours –, je voulais montrer que ce qu’on nous oppose quand on raconte une agression raciste par exemple, n’est pas le fait de « juste un con ». C’est un con, c’est sûr, mais ça dit en plus quelque chose de notre société.

Il y aussi beaucoup d’humour dans ces cartons…

Oui bien sûr. Il fallait faire tenir sur la longueur un documentaire composé d’entretiens de deux heures – donc assez dense – sans que les gens s’ennuient, en maintenant l’attention. Quand il n’y a pas de musique, il faut construire un rythme avec le montage. Comme j’avais l’idée de ce film concept comme une conversation, on a commencé par tourner et faire un montage test avec quatre entretiens. On a ensuite utilisé cette technique du jump cut, héritée d’A bout de souffle, mais c’est surtout en voyant The Fog of War d’Errol Morris qu’on a été séduits par cette technique qui donnait vraiment un dynamisme au récit. Il a fallu aussi jouer des angles de prises de vue pour pouvoir alterner les postures et les orientations des regards. Le chapitrage a vocation à réveiller les spectateurs, accompagné de ce trick : on découvre au bout d’un moment que le titre du chapitre est une phrase qui sera prononcée par l’une des filles. Ça crée donc une petite attente à chaque fois.

Il y avait aussi la question de la progression dans la difficulté des thématiques. On avance au fur et à mesure en intensité émotionnelle. Vers la fin du film, on arrive sur des sujets comme la dépression, la maternité, l’orientation sexuelle. C’était une stratégie : au bout d’une heure et demie, les gens sont plus disponibles et moins tendus parce qu’ils sont fatigués. Ils sont moins susceptibles de se débattre que si on avait évoqué l’orientation sexuelle d’emblée. Je m’en suis rendue compte lorsque l’on a commencé à faire les projections débats. C’est aussi la puissance du cinéma à mon avis. Après avoir été, dirais-je, strictement militante pendant un certain nombre d’années et avoir abordé ces sujets-là dans ces cadres-là où il y beaucoup d’affrontements et parfois peu d’écoute, j’ai vu la différence. En abordant les mêmes choses dans un film, en travaillant sur l’empathie, j’ai vu des réactions auxquelles je ne me serais jamais attendue. Par exemple, tout le monde rigole – y compris des féministes blanches dans la salle – au monologue de Ndella qui dit en parlant des féministes « ces vieilles, elles ne veulent pas lâcher le truc, etc. ». Une fois, alors que j’étais à Gif-sur-Yvette pour présenter un bouquin, j’ai montré cet extrait-là, et une mamie est venue me voir en me disant : « Vous savez, c’est vraiment marrant, parce que quand elle parlait comme ça des féministes vieilles qui n’aiment pas le voile, et bien je me suis reconnue. C’était moi, c’est marrant ». Ça pose des questions très intéressantes. Je me dis que si j’étais venue dans un cadre de conférence, je suis sûre que cette dame aurait été dans un rapport conflictuel avec moi. Le voir dit à l’écran par quelqu’un qui a d’un coup comme un argument d’autorité lui permet une réflexivité sur elle-même et sans la vexer.

Il n’y a pas que les entretiens. Certaines séquences se déroulent dans un contexte théâtral, de performance, où les femmes sont au travail. J’ai l’impression qu’il s’agit aussi de moments de respiration dans le film lui-même et d’un discours plus large sur l’art comme moyen d’émancipation.

Oui, ce sont effectivement des moments de respiration qui participent du rythme dont je parlais. Je voulais aussi à tout prix éviter ce qui a trait au reportage et au style télévisuel. Il n’y a pas de plans de coupes avec quelqu’un qui marche dans la rue, de petit bandeau qui mentionne le nom des filles, parce que ce n’est pas le sujet, de voix off explicative, ou de musique. C’était très important pour moi de faire un documentaire de création dans la mesure où l’esthétique aussi est politique. Typiquement, je pense qu’on nous attendait sur les sujets politiques mais pas que l’on soit audacieux dans la forme. Je suis une artiste, j’ai fait un conservatoire d’art dramatique, j’ai été à Lussas, je suis cinéphile. J’avais envie de faire un beau film. Ne pas faire un film qui parle juste des femmes Noires, mais faire un très beau film qui va rester aussi comme objet cinématographique, était un défi. D’où aussi la difficulté avec les institutions : ce n’est pas à cet endroit-là qu’on nous attend.

S’agissant de l’aspect émancipateur de l’art pour ces filles, c’est certain. Je ne me suis pas limitée. Je parle beaucoup de décoloniser les imaginaires qui ne sont pas tant les nôtres que ceux du groupe majoritaire. Est-ce que les Blancs dans ce pays seront capables de repenser l’universel ? On m’a trop opposé le fait qu’il s’agissait d’un film de Noir.e.s, d’une niche qui par conséquent n’allait intéresser que les Noir.e.s. Ce que je dis souvent, c’est qu’heureusement que nous les Noir.e.s, on est capables de s’identifier au groupe majoritaire, sinon on ne pourrait pas beaucoup apprécier le cinéma. Si je suis capable de m’identifier à des héros masculins blancs cis, peut-être qu’une fois de temps en temps, les membres du groupe majoritaire, au lieu de se dire que c’est une histoire sur une famille noire, se disent que c’est une histoire sur une famille. C’était donc une façon de montrer qu’on ne se limite pas dans l’art ou dans nos audaces créatives. J’ai fait du théâtre classique, du burlesque, du théâtre contemporain, et pour moi c’était simplement du théâtre.

La question est celle de la réception de l’institution. Par exemple, je ne suis pas certaine de savoir si Rachel Kahn – qu’on a d’ailleurs vue dans Dix pour cent – a déjà été employée pour faire du théâtre classique. Rebecca crée depuis des années son travail autour de la performance, du corps, sans se gêner ou attendre qu’on lui en donne l’autorisation. Loulou est la première performeuse burlesque glamour que j’ai vue en France. Et j’aime le fait qu’elle soit en plus incollable sur l’Histoire des femmes noires, latinas, dans le burlesque des années 50 et la manière dont cette Histoire a été effacée. C’est là où on peut s’évader, trouver notre liberté, mais en revanche pas forcément là qu’on peut gagner notre vie. Elles ont toutes galéré avant d’en arriver là. Pareil pour moi, je fais des conférences dans les universités, pigiste dans des journaux, pour pouvoir finalement avoir une pratique artistique libre. Donc mon problème est vraiment là : quelles possibilités on donne à des jeunes filles noires, arabes, en situation de handicap, peu importe, qui ont le talent, produisent le travail et la motivation ? Quel soutien vont-elles trouver ?

Pour filmer les entretiens, vous utilisez un cadre très resserré sur les visages, un flou en arrière-plan. Je l’interprète comme une manière de susciter l’empathie, d’entrer dans leur esprit, de donner à voir le plus possible la peau noire à la surface l’image.

Je dirais que c’est tout cela à la fois. Une de mes frustrations en tant que comédienne venait du fait qu’on n’arrêtait pas de me dire qu’une des raisons pour lesquelles on ne nous employait pas était que les peaux noires s’éclairaient mal et que cela donnait plus de travail à l’équipe technique. Évidemment, c’est n’importe quoi. Preuve en est que le film est tourné en lumière naturelle et que la plupart des filles sont venues sans maquillage. J’avais donc vraiment l’intention de montrer la beauté de ces femmes, pas la beauté des publicités mais celle de leur peau, de l’expressivité des corps propre aux communautés noires. Un des rythmes du film provient de ces visages, des mimiques, de leurs mains, et cette pluralité est très belle.

On a aussi essayé de créer du rythme en utilisant une caméra portée et en jouant avec le flou. Je suis ravie que vous l’ayez repéré, vous êtes le premier à m’en parler. Cela donne beaucoup de texture à l’image et tient le spectateur sur ses gardes mais aussi l’équipe de tournage. On a tourné à la Black Magic et il fallait constamment tenir le point. C’est un vrai tour de force de la part du chef opérateur Enrico Bartolucci – qui est aussi mon conjoint – et de Coralie Chalon qui a tourné sept des vingt-quatre entretiens. Le film avec une caméra sur pied n’aurait pas eu la même allure, parce qu’on sent la tension du tournage d’un entretien qui a parfois duré près de cinq heures. On avait aussi constamment peur que les filles sortent de ce cadre resserré en bougeant. Lorsque j’ai vu le film pour la première fois à l’écran, à Saint-Denis, autrement que sur l’ordinateur, j’ai été ravie du résultat. Le pari était réussi.

Il me semble que ce qui émerge du film est la nécessité de la non-mixité et du « communautarisme », souvent assorties de connotations négatives ou caricaturales. On a par exemple vu la polémique qu’il y a eu autour du festival organisé cet été par Mwasi. Comment articulez-vous ces questions dans le film ?

C’est une question qui revient effectivement beaucoup dans la société française et qui n’est pas du tout admise alors qu’elle est réglée dans de nombreux autres pays. Pour moi, il était important d’aborder cet enjeu mais toujours dans une question de miroir. Comme le dit une des filles dans le film, on ne s’intéresse pas au communautarisme blanc. Je rappelle souvent que la non-mixité des puissants et du groupe majoritaire n’est remise en question par personne parce que personne n’est en mesure d’aller leur demander des comptes ou de se défendre si ces gens-là n’étaient pas contents qu’on vienne les pointer du doigt. Paris est par exemple remplie de clubs non-mixtes, réservés aux hommes, de la grande bourgeoisie, voire de l’aristocratie, qui fonctionnent en plus par cooptation. C’est quand même le summum de la non-mixité. Que la mairie de Paris loue à très bas prix une partie du Bois de Boulogne pour que le Cercle privé du Bois de Boulogne, dans lequel on entre par cooptation, puisse se réunir pour pratiquer le tir au pigeon ne dérange personne. Pourquoi une partie d’un parc public est-elle privatisée ? Le scandale est là.

On pourrait aussi parler des 14 communes sur 36 des Hauts-de-Seine qui préfèrent payer des amendes plutôt que de construire des logements sociaux pour maintenir leur non-mixité. Donc, soit la non-mixité et le communautarisme sont des problèmes en général, soit on les dépassionne pour tout le monde. Mais si on regarde de près, ce ne sont pas les minoritaires qui pratiquent le plus largement la non-mixité mais les majoritaires, les puissants qui peuvent s’isoler du reste du monde sans être inquiétés. Quand nous on a recours à la non-mixité comme outil politique – même pas comme un mode de vie, comme l’est celui des riches – dans des espaces pour penser nos situations, une fois de temps en temps, on nous tombe systématiquement dessus. Quand on voit que Mwasi, ça doit être une vingtaine de femmes noires, majoritairement étudiantes, jeunes, qui veulent passer deux jours un été à parler de leurs conditions, y-a-t-il vraiment de quoi faire un scandale et mobiliser la Maire de Paris ? La même Mairie qui n’a pas de problème à financer par ailleurs Cineffables, festival féministe lesbien non-mixte, ou la Maison des femmes. Et évidemment, c’est très bien ! Mais si cela ne pose pas de problèmes que ces initiatives existent, alors cela ne doit pas en poser pour d’autres qui veulent faire progresser des luttes d’émancipation non-blanches. On n’est pas dans une société strictement universaliste. Dans la pratique, ce n’est pas le cas en France.


Et vous montrez bien dans le film par ailleurs qu’à l’intérieur même de la communauté il y a de la diversité et des dissensions. Sur la religion, l’orientation sexuelle, ou les appellations comme Noir.e./Black, Afro/Afro-européenne/Afro-descendante
.

Oui, dans ces représentations hyper stéréotypées, on nous enlève notre individualité et notre complexité, alors que les parcours, les origines des membres de la communauté Afro sont extrêmement variées. Dans une famille camerouno-martiniquaise, par exemple, il y aurait déjà potentiellement plusieurs religions, plusieurs langues, une partie de la famille liée à l’Histoire de l’esclavage et l’autre à celle de la colonisation, etc. Je voulais montrer qu’on est constamment au centre de multiples enjeux culturels, et de multiples discriminations alors qu’on nous présente toujours comme des sortes d’êtres unidimensionnels, monolithiques, qui auraient les mêmes opinions et réalités. Que veut dire « les Noir.e.s de France » ? la communauté est si hétérogène ! C’est moins le cas aux États-Unis où la grande majorité des Noir.e.s ont cette Histoire homogène héritée de l’esclavage. J’adorerais qu’il y ait des statistiques ethniques en France pour que l’on puisse enfin savoir quelle est la proportion de primo-arrivant.e.s et de personnes Noires françaises, quelles sont nos origines dans les communautés Afro, connaitre cette richesse des diversités Afros. Si on pouvait s’auto-nommer, comme c’est le cas aux États-Unis lors du recensement, on serait à mon avis étonné.e.s. Cela m’intéresse aussi beaucoup de remonter les généalogies.

Amandine Gay par Enrico Bartolucci

Est-ce que ce qui ne ferait pas frein serait le fait que Zemmour veut lui aussi des statistiques ethniques ? Il ne faudrait pas que ces chiffres soient associés à des individus. Avec ce danger qui leur est associé, dans l’esprit de tout le monde, celui de la seconde guerre mondiale…

Oui, c’est ça. Mais j’aimerais qu’il y ait des statistiques ethniques parce que c’est prendre pour acquis les postures des racistes que de penser qu’elles vont faire émerger des choses négatives. Je pense que s’il y avait des statiques ethniques en France, tout le monde serait très surpris et cela éviterait les projections fantasmées des réactionnaires et racistes par ailleurs. Bien sûr que certaines seraient vraies, c’est vrai qu’il y a beaucoup de Noir.e.s et d’Arabes en prison, mais ce n’est pas sans raison et il faut regarder pour quel type de crime ! La statistique peut aussi être qualitative. On pourrait aussi essayer de savoir qui sont les délinquants en col blanc. On le sait déjà, ceci dit. Les derniers chiffres montraient par exemple aux États-Unis que le taux de diplomation le plus élevé dans un groupe concernait les femmes noires. Où sont ces chiffres en France ? Cela permettrait de savoir si on est employées à la hauteur de nos qualifications. Je suis pour une approche pragmatique du sujet. Avec les chiffres et les statistiques, on peut commencer à travailler. Ce que l’on a aujourd’hui, c’est du fantasme positif ou négatif.

L’emploi du mot « racisé » fait débat en ce moment, y compris chez certains antiracistes. Je crois que le film défend largement son emploi et va dans le sens de ce que vous disiez précédemment.

J’aime le terme « racisé » parce qu’il inclut la dimension processuelle. Cela signifie que ce n’est pas quelque chose de figé, et ça rappelle qu’on est racisé dans un contexte donné. Ce que je donne souvent comme exemple, lorsque les gens ne connaissent pas le terme, est le suivant : je suis Noire parce qu’on est en France métropolitaine. Quand je vais dans la Caraïbe, on me dit en revanche que je suis un Négropolitaine. Si je vais au Cameroun, on me dit que je suis Française, voire Blanche.

La racisation évolue en fonction de l’endroit où l’on se trouve et cela va de pair avec l’idée que la race est une construction sociale. Donc que cela veut dire d’être Noir.e ? On est tous et toutes conscient.e.s dès l’enfance qu’on est physiquement marron. Donc, qu’est-ce que cela signifie de dire que je suis Noire ? Le terme permet de montrer que j’ai fait l’objet d’une construction sociale et qui n’est pas montrable autrement. Comment puis-je exprimer mon expérience de vie qui est différente de celle d’une personne blanche dans ce contexte-là sans ce concept de racisation ? la racisation d’une personne blanche en France et en Europe est celle de la norme. La mienne est celle du minoritaire.

Et quand on me rétorque que le terme racisé risque de faire revenir le racisme biologique, je réponds qu’on se situe sur le terrain social : ma vie, au quotidien est de toute façon déterminée par le fait que je suis identifiée comme Noire. Sans outil comme la race en tant que construction sociale, je ne peux pas l’expliquer. Sinon, il n’y a pas de raisons que je sois traitée différemment. Le monde anglo-saxon a cette vertu – avec le multiculturalisme et le pluralisme – de nommer les choses, les bases sur lesquelles on peut ensuite s’appuyer pour changer les choses, et encore une fois sortir du fantasme ou de l’invisibilisation. Le problème de l’universalisme et de l’intégrationnisme, est qu’il y a un centre, une norme qui inclut ou non le reste. Les deux idéaux sont très différents…

Est-ce que ce film peut être un tremplin pour que vous en réalisiez d’autres ?

J’aimerais. Je ne sais pas pour la France mais au moins pour le Québec où je me suis installée. Je veux réaliser un documentaire sur l’adoption parce que c’est un sujet que je travaille dans mes recherches en sociologie et que je suis moi-même adoptée. Le sujet est par ailleurs traité de façon extrêmement dépolitisé dans l’espace francophone en règle générale. On ne problématise pas ce qu’est l’adoption, particulièrement lorsqu’elle est transraciale, sa dimension historique, géopolitique, les rapports Nord-Sud dans les adoptions internationales, la dimension de justice reproductive, l’accès aux dossiers, qui sont les mères à qui on donne les moyens de garder leurs enfants quand elles sont précaires, etc. Le but serait de renverser le regard sur l’adoption, d’une vision qui contre les besoins de candidats occidentaux et comprendre ce qui arrive aux adoptés, souvent figés dans l’enfance. Dans l’imaginaire commun, les personnes adoptées deviennent des adultes avec des questions, des revendications pour certains d’entre-deux et cela m’intéresse. C’est une nouvelle voix qui vient s’ajouter à ces débats parce que ces personnes grandissent et commencent à créer des associations qui questionnent les acteurs historiques : l’État, les agences d’adoption, les premiers parents qui dealent entre eux, etc.

J’aimerais ensuite passer au long métrage de fiction. Mais la question est toute autre dès lors que ce n’est pas le même budget et donc les mêmes enjeux de financement. Ce sera a priori un road trip sur trois sœurs qui se retrouvent après le mort de leur mère.

Amandine Gay, Ouvrir La Voix, 122 mn.
Sortie le 11 octobre 2017