Isabelle Adjani, la reine Lire

Isabelle Adjani, reine (Margot chez Patrice Chéreau)

Il se passe quelque chose en ce moment et je dois retenir mon souffle pour en parler, je ne voudrais pas être submergé par mon lyrisme, j’aimerais être exact et précis, calme, « scientifique » pourquoi pas : pas facile quand il s’agit du sublime, de la question du sublime, sa possibilité, son existence, sa démonstration.Depuis quelques mois, sous la direction ou plutôt accompagnée par Valérie Six, une nouvelle Isabelle Adjani vient d’apparaître, Isabelle Adjani lectrice. On a pu l’entendre sur France Culture (merveilleuse Ismène du grand poète Yannis Ritsos aux côtés de Micha Lescot, suivi de Roma de Marguerite Duras, un trésor de radio, merci et bravo à Alexandre Plank et Blandine Masson), on a pu l’entendre et la voir à la BNF à Paris (et elle revient début décembre), en Avignon cet été, à Pau début septembre (merci Juliette Deschamps) et à Perpignan d’où je reviens. Bien sûr, Isabelle au théâtre ou au cinéma c’est toujours un événement, « Tu me plais, quel événement ! » écrivait Duras dans Hiroshima mon amour. Isabelle est une immense actrice et une immense star, de la famille des Garbo / Monroe et des Magnani / Signoret, une star est une grande spécialiste des apparitions, elle apparaît et le monde est beau et plein d’espoir, comme élucidé, elle disparaît le monde attend, se souvient, nostalgique et reconnaissant.

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« Une enfant radieuse », je pense à cette nouvelle, ce portrait de Marilyn par Truman Capote. « Une enfant radieuse », c’est ce que je me disais samedi dernier à Perpignan, 23 septembre 2017, en voyant Isabelle saluer son public sur la scène de théâtre de l’Archipel. Isabelle a la vitalité, la joie, la gravité, le grand sérieux et la tristesse des enfants, les « vrais » enfants, être enfant ici n’est évidemment pas une question d’âge.

Je vous aime de toute mon âme. Vous avez l’air jeune comme un enfant, et l’air sage comme une mère aussi je vous enveloppe de tous ces amours-là à la fois.

(Victor Hugo, lettre à Juliette Drouet)

Elle lisait ce soir-là Marguerite Duras, Camille Laurens, Laclos, Anne Dufourmantelle, Sagan (qu’elle adore), Patrice Chéreau, Simon Johannin, Fred Vargas, Emily Dickinson et, hommage personnel à Perpignan, Claude Simon avec un passage du Tramway. Ce spectacle est une sorte de musée imaginaire, un herbier littéraire, ça s’appelle « De Duras à Dickinson ». Ce sont des variations sur l’amour, c’est profond et léger, parfois drôle, tout le temps poétique.

J’ai vu dans ma vie pas mal de lectures, j’adore ça, j’ai vu de grands comédiens lire, de grands acteurs et actrices, souvent je me suis dit : Celui-ci, celle-là, est super fort, c’est magnifique. Isabelle, je ne dirais pas qu’elle est super forte, même si elle l’est totalement, Isabelle… je dirais qu’elle est magique. Je ne sais pas ce que ça veut dire « magique », c’est le mot qui me vient et me semble le plus juste, je pourrais aussi parler de grâce ou de duende, cette qualité de présence, ce bigger than life, quand la beauté devient verticale soudainement, quand ça vient des profondeurs de la terre et que ça tend vers le ciel, les cieux.

(…) Le ciel est un vieil endroit bleu, sous lequel on se tient nu, sous lequel ce qu’on possède fait défaut. (Pierre Michon)

Je ne sais pas ce que c’est, « la magie », à quoi ça tient exactement, d’où ça vient, Isabelle elle-même le sait-elle ? « Le roi vient quand il veut » comme dit encore Pierre Michon faisant un clin d’œil à Shakespeare. Si « le roi vient quand il veut », et ce roi on peut l’appeler inspiration, génie ou magie, il semble qu’il se rende toujours aux rendez-vous que donne Isabelle Adjani. Il a bon goût, le roi.

Je n’ai jamais vu Gréco ou Piaf ou Barbara sur scène, hélas, mais j’ai vu des images à la télé ou des vidéos sur le net et je crois qu’il y a quelque chose de commun avec Isabelle sur scène. Le temps s’arrête, c’est un vertige, un gouffre et en même temps une clairière, un endroit calme et doux comme un premier jour de printemps. Vraiment, quelque chose coagule et on entre dans la zone du sacré, on s’approche plutôt, on reste au seuil du sacré, devant le Temple, mais on perçoit tout.

Le théâtre L’Archipel de Perpignan, magnifique bâtiment que l’on doit à Jean Nouvel, nouvellement dirigé par le barcelonais Borja Sitjà, tout de grenat et de béton rose, possède un immense plateau, très étendu et profond. Isabelle apparaît d’un pas lent et simple, silhouette mince toute de noir vêtue, elle s’arrête au milieu, un fauteuil à ses côtés, une étole dorée est posée sur l’accoudoir, un micro sur pied semble attendre. Elle ne bougera presque pas pendant l’heure de lectures, seules ses mains accompagnent les mots et la voix cristalline, cette voix impossible à décrire (j’ai essayé), cette voix qui est toujours celle d’Ondine, d’Adèle H., de Camille Claudel, d’Eliane de L’Eté meurtrier, de Margot, de toutes les autres… Je n’ai jamais vu un tel ballet de mains, les mains d’Isabelle pendant la lecture font de petits mouvements inouïs, d’une finesse et d’une précision extrêmes, c’est un petit spectacle chorégraphique à l’intérieur du spectacle vocal, les mains composent un univers qui part de la poitrine de l’actrice, son cœur, à ses lèvres, ses joues, qui va du noir de la veste au blanc nacré du visage, jusqu’aux yeux, bleus, d’un bleu surnaturel. On pense aux ailes de l’albatros de Baudelaire, on pense à un petit moineau parisien, étourdi de joie de vivre, une Piaf, on pense aux ailes d’un aigle noir également : je n’ai jamais vu une telle conscience et maîtrise d’un corps, Isabelle ne fait que de petits mouvements je le redis mais prodige, ils occupent tout l’espace, remplissent tout le plateau qui n’a plus besoin de décor, ça déborde, ça se dilate à la mesure de toute la vie et ça vient recouvrir, embrasser le public dans la salle, nous.

Je suis fan ? Oui et non. Certes, l’admiration que j’ai pour Isabelle a quelque chose de l’amour même, quelque chose qui vient de la beauté et de l’idée que je m’en fais – le bien, le vrai, l’être – mais je ne fais pas de l’actrice un fétiche ou un objet de fascination, elle n’est pas la perle que ma névrose aurait fabriquée dans l’huître de mon esprit tourmenté. Isabelle, pour moi, ça a aussi à voir avec la civilisation et la France, les origines sociales d’Isabelle sont modestes, par son père elle vient de Kabylie, par sa mère de Bavière, elle est aujourd’hui complètement la France, à la fois Marianne insoumise et mutine, toujours là où l’on ne l’attend pas, résistante et révolutionnaire, elle est aussi la Culture, exigeante et métissée. Adjani est un summum de la civilisation.

Et puis aussi c’est très simple et si complexe en même temps, et ce fut d’abord annoncé dans la Bible : « le verbe s’est fait chair ». Voilà, faut pas chercher ailleurs. Isabelle c’est le mystère de l’incarnation révélé de la plus jolie manière qui soit. L’incarnation, ce « truc » qui fait que le mot dit, le verbe, la parole se mettent à vivre tout à coup, à exister pleinement. Isabelle est une scène champêtre de Fragonard, charmante et frivole, elle peut être un Basquiat la seconde d’après, radicale et violente.

A l’origine tout n’est qu’information, codes, encodage. Les mots sont des suites de lettres, l’ADN une suite de gènes eux-mêmes composés d’une série d’acides aminés, idem la voix qui n’est qu’une fréquence sonore, modulation d’un signal et changements de tonalités. Mais voilà, il se trouve que ceci, cette information qui a donné le langage qui lui-même a donné la littérature quand il fit noces avec la poésie et la musique, est devenu chair, chose vivante, « vivance ». On a tendance à oublier que les mots sont vivants et actifs, effectifs, c’est aussi dû à la saturation des informations en continu, trop c’est trop et à force de tout entendre, tout et son contraire 24h sur 24, on n’entend plus rien, je veux dire : ce qu’on entend n’est plus vivant. C’est bouillie sonore, la parole is walking dead.

Mais, comme le monde n’est pas si mal fait parfois, comme le monde va mal mais va quand même, il se trouve des magiciennes comme Isabelle Adjani pour refaire vivre et entendre les mots, les phrases, la littérature. Et elle le fait cette fois par « l’expérience singulière de la lecture », comme dirait mon ami et écrivain Jean-Pierre Ferrini, mais ici expérience généreuse, donnée, adressée : la lecture à voix haute devant public ou à la radio. C’est tout un monde, la lecture. Et Proust en parle si bien. La lecture est moins l’acquisition d’un savoir ou transmission d’informations que la découverte, l’expérience d’une vie nouvelle comme dirait Dante. Quand Isabelle lit Duras, même si je connais Duras par cœur, je n’ai jamais entendu Duras, c’est la première fois que j’entends Duras, les mots, les phrases naissent, elles m’arrivent complètement nouvelles et intactes, je redécouvre, je réentends, je comprends mieux, je comprends tout, tout s’éclaire. C’est-à-dire que le texte n’est pas simplement « lu », restitué, interprété, on est bien au-delà des histoires de simple justesse ou technicité de comédienne virtuose, le texte lu par Isabelle est réinventé, réanimé, ça s’écrit à nouveau, en direct sous nos yeux, la phrase qui commence ne sait pas où elle va, Isabelle sait faire cela, oublier où va la phrase, nous invitant ainsi à la suivre dans l’aventure de l’écriture et de la pensée d’un l’auteur. Par exemple Isabelle à Perpignan a buté sur certains mots, c’était magnifique. Elle est tout à fait capable de ne pas buter, de maîtriser la lecture avec autorité mais ce n’est pas ce qu’elle cherche, elle n’est pas là pour épater le public avec une performance de stradivarius vivant, de façon plus modeste et plus fragile, plus ambitieuse aussi, elle va doucement chercher les sources de l’émotion, ce faisant elle est parfois submergée, ravie, et nous aussi par la même occasion. De plus Isabelle lit et écoute, elle écoute le texte et elle écoute le public, la salle, nous écoutons le monde avec elle. Et ceci a lieu également avec les descriptions, quand elle a lu ce si beau passage de Claude Simon (Le tramway), le paysage apparaissait petit à petit, Isabelle peignait dans le noir de la salle, de la couleur à même les ténèbres, à la fin le théâtre était plein de matières, de senteurs, de chaleur.

Je voudrais dire aussi cette particularité étonnante d’Isabelle : elle n’est pas qu’au théâtre quand elle y est, elle a toujours un pied dans le cinéma. Le spectacle auquel on assiste tient à la fois du théâtre et du cinéma, et je crois que ceci vient des origines même du « jeu » et du « je », quand les hommes rentraient de la chasse et racontaient aux femmes comment ils avaient capturé telle bête, comment Untel était mort, quel beau coucher de soleil ils avaient vu, et les femmes à leur tour racontaient au coin du feu leurs journées autour des cavernes et des grottes, avec les enfants. La littérature et le cinéma ont perfectionné ces primitives formes de récits, la métaphore a évolué oet s’est complexifiée, on a inventé la fiction pour mieux dire le réel impossible à dire, mais l’essentiel est toujours là : la présence et les mots vivants, la présence.

Telle présence j’en mourrais car la beauté commence comme la terreur : à peine supportable. Quel que soit l’ange, il est terrible. (Rainer Maria Rilke)

Que dire encore ? Tant de choses. Comme je ne suis pas un journaliste je peux parler de moi, dire par exemple que je suis amoureux en ce moment, il s’appelle Christophe Joucaviel et il a 24 ans, il a la peau douce et l’âme lourde, je suis in love. Je racontais cela à mon amie Camille Laurens ce matin, elle m’offre alors une phrase / formule de Julia Kristeva, il y a trois façons d’être vivant : être en littérature, être en psychanalyse ou être amoureux. Ceci me ramène à Isabelle qui connaît si bien les trois.

Que dire encore ? Moi qui écris et qui doute souvent des pouvoirs de l’écriture dans le monde actuel (« vanité des vanités et poursuite du vent ») je ne doute plus quand Isabelle Adjani lit. Je ne doute plus et je vois que l’écriture répare, aide, fait avancer, je vois que l’écriture n’est pas que la mise sur papier de son seul moi étalé, on écrit aussi parce qu’on est en vie et qu’il y a la mort, on écrit parce qu’on est seul et qu’il y a les autres et l’idée, le désir de l’Autre, on écrit parce qu’il y a le mal, on écrit parce qu’il y a le bien, et on écrit pour s’amuser, plaisanter, jouer sur les mots, rire et sourire, vivre le plaisir d’être léger.

Merci Isabelle, vous êtes mondiale comme Duras, recluse comme Dickinson, on vous aime telle que vous êtes, impossible à décrire, impossible à cerner, capter, comme le désir même.