Les « innommables » s’adressent aux « épargnés »: L’Art de perdre d’Alice Zeniter

L’Art de perdre d’Alice Zeniter (Flammarion) est un pavé de plus de 500 pages dont on se demande, après les premières pages, comment on va en venir à bout, tant ce qui est raconté nous est familier. Et pourtant on y parvient grâce à une accélération du récit dès la seconde partie du roman et à l’envie de discuter avec la romancière de ses choix et de ses objectifs ; l’envie aussi de ne pas en rester aux phrases toutes faites qui accompagnent les notes de lecture, dans la « bien-pensance » sur la guerre d’Algérie. L’Art de perdre est un roman conséquent, une fiction qui fait des choix et qui n’a pas la prétention – je le crois en tout cas – de dire « la vérité » sur la guerre d’Algérie mais d’en sonder un pan et de transmettre une partie d’un vécu historique.

L’actrice principale, agent de la narration, Naïma, est mise en scène dans le prologue (7-13), un lendemain de cuite. On détaille longuement l’événement comme ce sera fait dans la suite du roman pour d’autres séquences intimes qu’on aurait aimé sinon plus enlevées du moins moins pesantes.
Apparaissent progressivement – « à la surface de sa mémoire grippée » –, les éléments surnageant de sa gueule de bois : les propos anti-femmes de son oncle Mohammed à un repas de famille, circonstance que lui rappelle en riant sa sœur Myriem, « le visage furieux » de son père Hamid, lèvres pincées pour ne pas hurler. L’oncle Mohamed lui « a toujours été triste. A quel moment a-t-il décidé que sa détresse avait la taille d’un pays manquant et d’une religion perdue » ?

Une question la taraude et explique la suite, les recherches et l’écriture du roman : « Est-ce qu’elle a oublié d’où elle vient ? » Peut-on venir d’un endroit où l’on n’est pas né et où l’on n’a jamais été : « Pourtant, si l’on croit Naïma, l’Algérie a toujours été là, quelque part. C’était une somme de composantes : son prénom, sa peau brune, ses cheveux noirs, les dimanches chez Yema. Ça, c’est l’Algérie qu’elle n’a jamais pu oublier puisqu’elle la portait en elle et sur son visage. Si quelqu’un lui disait que ce qu’elle portait en elle n’est en rien l’Algérie, que ce sont des marqueurs d’une immigration maghrébine en France dont elle représente la seconde génération (comme si on n’arrêtait jamais d’immigrer, comme si elle était elle-même en mouvement), mais que l’Algérie est par ailleurs un pays réel, physiquement existant, de l’autre côté de la Méditerranée, Naïma s’arrêterait peut-être un moment et puis elle reconnaîtrait que oui, c’est vrai l’autre Algérie, le pays, n’a commencé à exister pour elle que bien plus tard, l’année de ses vingt-neuf ans.
Il faudra le voyage pour ça. Il faudra voir Alger apparaître depuis le pont du ferry pour que le pays ressurgisse du silence qui l’avait masqué mieux que le brouillard le plus épais.
C’est long de faire ressurgir un pays du silence, surtout l’Algérie ».

Le prologue relu plus attentivement qu’à la première lecture, une fois le roman achevé, donne l’essentiel de la démarche qui a présidé à l’écriture. Il est alors divisé en trois parties d’égale longueur : L’Algérie de papaLa France froideParis est une fête. On reconnaît aisément dans le premier sous-titre une expression de De Gaulle d’ailleurs rappelée en exergue et dans le troisième, le titre du roman d’Hemingway, devenu livre-symbole au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, dont l’à-propos ne saute pas aux yeux après lecture ; il fonctionne plutôt comme clin d’œil complice avec le lecteur dont il indique ainsi le profil.

En synthétisant, on pourrait dire que la première partie, qui commence par une leçon d’Histoire sur l’occupation française de l’Algérie en 1830, se termine sur le bateau quittant la rade d’Alger avec à son bord ceux qui fuient l’indépendance de l’Algérie dont la famille de Hamid : son père, Ali – le grand-père de Naïma –, sa mère et leurs trois enfants. Elle est entièrement consacrée à la reconstitution de la vie d’Ali dans son village de Kabylie et son engagement aux côtés des Français durant la période de la guerre. La seconde partie est consacrée à l’adaptation difficile, impossible et pourtant nécessaire de cette famille au camp où ils sont jetés à leur arrivée en France à leur installation par paliers jusqu’au HLM, en Normandie. Se détache de l’ensemble, l’aîné, celui qui va devenir le père de Naïma, Hamid, son éloignement de la famille et la nouvelle famille qu’il crée avec Clarisse. La troisième partie est celle qui est consacrée à Naïma, à partir de la prise de conscience de son évitement puis de son acceptation de sa recherche de l’Algérie. Cette partie se termine de façon ouverte sur un devenir encore à construire à partir d’un socle identitaire moins problématique. Si l’on pouvait substituer des titres à ceux choisis par la romancière – ce qui n’est ni très correct vis-à-vis d’elle ni très fair-play –, chaque partie pourrait porter le nom d’un personnage : Ali, Hamid, Naïma.

Les 150 pages de la première partie ont été les plus longues à lire tant les faits historiques rapportés et les situations sont connus, du moins pour qui s’est intéressé ou s’intéresse à l’histoire de l’Algérie. Il faut reconnaître qu’Alice Zeniter y revient avec beaucoup de pédagogie pour sélectionner les pièces de son argumentation : qu’est-ce qu’un « Harki » et comment a-t-on pu être « Harki » ? Si le lecteur informé n’a pas l’impression d’apprendre, il comprend combien cette mise au point est nécessaire et doit se retrouver dans le labyrinthe de son identité, ainsi pour nombre d’« épargnés» pour qui l’Algérie et sa guerre sont terra incognita. Ne pouvant hériter de ce savoir par le récit de ses ascendants, Naïma (et/ou la narratrice) s’impose fréquemment pour raconter et commenter les faits historiques et reconstituer des atmosphères, ce qui est, bien évidemment, le droit strict d’une fiction.

Il est juste de dire, malgré tout, que même si de nombreux articles présentent ce roman, qui déjà obtenu deux prix (Prix littéraire du Monde et Prix des libraires de Nancy/Le Point) , comme une « fresque », ce qu’il est, il n’est pourtant pas une fresque « puissante et audacieuse ». Le sujet a été amplement traité et il n’y a plus vraiment d’audace à y revenir. Il s’agit, comme cela semble être le cas pour Alice Zeniter, d’un devoir de mémoire et une reconnaissance de filiation sans honte et sans adhésion nécessaire au passé, avec une volonté de faire accepter la diversité française sans en gommer les origines multiples. Il suffit de consulter sur ce site la liste des ouvrages, des articles et des dates marquantes de cette part de l’Histoire de la guerre d’Algérie.

On connaissait moins le roman de Saïd Ferdi, Un enfant dans la guerre, au Seuil en 1981. En revanche les récits de Dalila Kerchouche, Mon père, ce harki, de Zahia Rahmani, Moze et de Fatima Besnaci-Lancou, Fille de harki, entre 2003 et 2005, ont été très médiatisés. Dans Télérama, Fabienne Pascaud écrit : « Avec souffle et empathie, ce roman écrit par une petite-fille de harkis ravive la mémoire d’une famille d’Algérie ballotée de 1930 à aujourd’hui ». De la même façon qu’il ne semble pas qu’il faille du « cran » pour parler de ces vaincus de la guerre, en France – en Algérie, ce serait autre chose –, il est difficile de parler de souffle. Il s’agit bien plutôt d’une narration obstinée dont la pédagogie laisse place par moments bienvenus à des évocations plus personnelles pour Hamid et Naïma, oubliant la grande Histoire et ses justifications pour plonger dans les récits intimes. Il faudrait sans doute plus de cran pour éditer en France un roman retraçant avec empathie et compréhension le parcours d’une fille d’un combattant de la guerre de libération convaincu de son engagement…

Revenons à la première partie de L’Art de perdre pour en dire la facture et battre en brèche aussi l’idée que « la guerre d’Algérie nous est retracée dans toute sa complexité et son absurdité » (Emilie Di Matteo). Soit on affirme que toute guerre est absurde à cause des violences qu’elle entraîne, soit on explique ce que l’on nomme une absurdité. La généralisation est également excessive. Alice Zeniter n’a pas la prétention de retracer toute la guerre mais une partie, celle qui a touché la famille qu’elle met en scène, complétant ainsi la bibliothèque sur la question des Algériens qui se sont engagés aux côtés de la France. Et comme chaque fois qu’une fiction traite d’une question historique sensible, le meilleur moyen de l’apprécier et de pointer les sélections dans la documentation historique qui orientent l’appréciation du lecteur dans une direction voulue par l’écrivain ; il ne s’agit pas d’accabler Ali mais de tenter de comprendre ses choix. Aucune œuvre littéraire ne peut jamais donner l’entièreté d’un événement historique. L’originalité ici est de créer une narration chronologique donnant l’impression d’embrasser l’ensemble d’une guerre pour créer une cohérence. C’est sur cette sélection que nous allons nous arrêter. La réception du roman en dit long sur la mémoire d’une guerre et « d’un passé qui ne passe pas ».

Dans le début de la première partie, la romancière revient sur le coup d’éventail puis sur les étapes de la conquête introduisant l’idée de multiplicité : « De ces Algéries multiples, les Français font des départements français ». Elle insiste sur ce pluriel d’un pays non unifié qui n’a pas encore accédé à la configuration d’un Etat, ce qui est un fait historique et, sans doute, un des objectifs de l’émir Abd-el-Kader quand il engage une résistance contre l’occupation française. Dans ce rouleau compresseur que représente le mouvement de colonisation qui écrase particularités et diversités, est introduit le personnage d’Ali, avec un profil qui ne variera pas dans la suite de son parcours et qui reprend une image familière du colonisé algérien fataliste : « Ali, lui, croit que l’Histoire est déjà écrite et qu’au fur et à mesure qu’il avance, elle ne fait que se dérouler, se révéler. Toutes les actions qu’il accomplit ne sont pas possibilités de changement mais de dévoilement. Mektoub, c’est écrit. […] Il croit au Mektoub par plaisir, parce qu’il trouve agréable de ne pas avoir à décider de tout. Il croit aussi au Mektoub parce que un peu avant ses trente ans, la richesse lui est tombée dessus presque par hasard et penser que c’était écrit lui permet de ne pas se sentir coupable de sa bonne fortune ».

En effet, après s’être engagé dans l’armée française en 1940, il a participé à la conquête de l’Europe et à la fameuse bataille de Monte Cassino. Au retour, un jour dans la rivière où il se trouve avec ses frères, un énorme pressoir leur tombe littéralement dessus. Il le récupère et va construire son aisance et sa notabilité sur ce cadeau du ciel ! Et la narratrice de commenter pour lui : « la vie est faite de fatalités irréversibles et non d’actes historiques révocables ».

La voix de la narration et Naïma se lancent dans une explication pour ancrer le personnage d’Ali dans son immuabilité et son incapacité à se penser comme sujet historique. La fiction remplit les silences et les interstices de l’Histoire pour donner chair et explications aux parcours des individus. Avec beaucoup d’intelligence, celle qui raconte cette histoire, Naïma, n’est pas totalement confondue avec la voix de la narration : il y a un dédoublement. Une voix non anthropomorphisée parle de Naïma en adoptant la plupart du temps son point de vue mais à la troisième personne. Le « je » est ainsi mis à distance. Dans un entretien avec Claire Devarrieux pour Libération, le 1er septembre dernier, Alice Zeniter déclarait : « Je ne savais pas si je voulais raconter à la première ou la troisième personne, c’est en avançant dans l’écriture que j’ai eu envie qu’elle soit un personnage, et moi, ne nous voilons pas la face, je suis l’écrivaine, je suis le maître des marionnettes, ce n’est pas la même chose. Je vais revendiquer que ceci est ma place et que celle-là est la sienne ».

Les années qui suivent sont celles de la prospérité qu’Ali fait partager à la famille, au sens élargi du terme. Pour parfaire son prestige et transmettre son héritage il lui faut un fils que sa femme ne lui donne pas. Il s’en sépare donc et épouse une jeune fille de quatorze ans. On ne donne pas son nom et on ne la qualifie qu’à quinze ans quand elle accouche de ce fils : « elle devient Yema, la mère ». Se coulant au plus près de la mentalité du groupe, grâce aussi à ses lectures qui l’ont informée (comment ne pas apprécier la citation d’un sociologue trop oublié Abdelmalek Sayad et son livre majeur, La Double absence ?), la narratrice entre dans le moule des représentations ethnographiques connues, posture nécessaire pour « comprendre » les positions de son grand-père lors de la guerre d’indépendance. Suivent aussi des précisions sur les rivalités entre familles dans le village. Des discussions politiques évoquent Messali Hadj qu’Ali rejette sans discussion car il « n’aime pas les Kabyles ». Du même coup il rejette l’idée d’indépendance qui se ferait au profit des Arabes. Ali est vice-président de l’Association des anciens combattants, à Palestro. Le rôle de cette association est minimisé au maximum ; c’est pourtant elle qui le désignera comme collaborateur possible par les militaires français et comme traître parmi les siens. Il y a aussi une longue parenthèse sur l’anisette partagée avec l’épicier européen pour souligner cette entorse aux règles de l’islam. C’est à l’Association qu’il entend parler des attaques du 1er novembre dont n’est retenu que l’assassinat de la femme d’un instituteur français dans les Aurès, accompagné de longs commentaires narratifs. Ali croit en la puissance de la France et se résigne déjà à la voir réprimer durement comme à Sétif. Une charge est également portée contre le caïd lorsqu’il vient dire aux villageois de se tenir tranquilles et de se méfier des bandits qui ont pris le maquis et vont leur parler d’indépendance. La famille ennemie d’Ali défend ces derniers ; en conséquence, Ali se doit de défendre les propos du caïd. Et fort de son expérience de la Seconde Guerre mondiale, il est sûr que les Français ne peuvent pas perdre. Lui et ses frères adoptent le même langage que l’occupant : « alors c’est fellaghas qu’ils emploient, Ali et ses frères, sans mépris ni colère, c’est juste ce qui leur vient. Mais qui peut dire si le mot découle d’une position politique déjà campée ou si c’est lui, au contraire, qui va former peu à peu cette position en se sédimentant dans le cerveau des hommes en une vérité inaliénable : les combattants du FLN sont des bandits ».

Le récit mentionne également l’ordre du FLN donné aux anciens combattants de ne plus toucher leur pension militaire. Ils estiment, eux, que c’est un droit et la moindre des justices puisqu’ils ont combattu. Troisième fait retenu : l’arrivée assez spectaculaire des « hommes du FLN » une nuit au village pour fédérer les villageois. Malgré une impression moins défavorable que ce qu’il attendait, Ali ne leur fait pas confiance et ne croit pas en la victoire du FLN : tout cela est longuement développé par la voix de la narration.

Le quatrième fait historique retenu dans le roman est la fameuse embuscade de Palestro, le 18 mai 1956, qui a eu un retentissement très grand en France. Alice Zeniter essaie d’en donner un récit neutralisé. Il est intéressant, pour se faire une idée des effets de ce choix de lire l’ouvrage de Raphaëlle Branche, L’embuscade de Palestro. Algérie 1956 (2010) dont Clifford Rosenberg écrit qu’il a le mérite de « présenter un événement précis dans de multiples contextes. Raphaëlle Branche choisit de traiter une embuscade parmi tant d’autres et, en croisant de multiples sources et de multiples perspectives, réussit à présenter une archéologie convaincante et précise de la violence coloniale en Kabylie, au cœur de la guerre d’Algérie et des conflits postcoloniaux jusqu’à nos jours ». Roger Vétillard ne partage pas ce point de vue et donne son interprétation en 2014 sur le site des études coloniales. Soulignons, pour notre part et pour notre roman, que c’est cette embuscade qui est retenue puisqu’Ali et sa famille font partie du périmètre de Palestro. Ainsi la romancière la cite pour expliquer le resserrement de la surveillance policière dans le village ensuite. Malgré les sévices subis – ou à cause d’eux ? –, Ali face au FLN n’a que ses médailles et son uniforme militaire et choisit, de plus en plus nettement, d’être du côté de ce qu’il pense être les vainqueurs.

Le cinquième événement sélectionné est la bombe du Milk-Bar à Alger où Ali se rend pour des affaires en septembre 1956. Il voudrait y acheter un appartement pour avoir une échappatoire par rapport aux contraintes du village : « Il s’y crée des tensions malsaines. Le village est soumis à des pressions contraires et peut-être le barrage opposé par une longue et lente vie commune aux forces extérieures finira-t-il par craquer, libérant des rancœurs dont Ali sait qu’il peut être la cible. Alger, ses dédales de rues et ses dizaines de milliers de visages lui offriraient pour un temps l’anonymat nécessaire ». Mais l’explosion du Milk-Bar met fin à son rêve de sécurité. La voix de la narration reprend la main en insérant une phrase de Yacef Saâdi « commanditaire des attentats ». Ali a le réflexe de s’enfuir aussitôt : « Il ne veut pas être le basané trouvé au mauvais endroit au mauvais moment ». Le chapitre se termine, laconiquement, ainsi : « Quelques jours plus tard, la bataille d’Alger commence. Ali n’achètera jamais son appartement ». Rien ne sera dit de cette dernière, conséquence, selon l’ordre de la narration, des attentats du FLN.

Le sixième événement choisi a lieu un matin de janvier 1957 : c’est l’égorgement d’Akli, le président de l’Association, devant le local de celle-ci. La mise en scène de l’égorgé est minutieusement décrite. Il y a même l’explication du « sourire kabyle ». Le capitaine du détachement français, lorsqu’il arrive sur les lieux, repère tout de suite Ali et fait tout pour l’inciter à travailler pour eux, pour être protégé, en donnant des informations. Il se décide au bout d’une semaine à le faire. Ali boit, pour oublier ? La famille qu’il a dénoncée a déjà deux des siens arrêtés. Pour convaincre Ali d’afficher à l’Association un texte de Robert Lacoste, les militaires lui parlent des massacres de Melouza, septième événement historique raconté. L’hostilité d’Ali au FLN se renforce encore : « Oui, Ali sait qu’il regarde un outil de propagande élaboré par la puissance coloniale. Il n’est pas stupide, il n’est pas né de la dernière pluie, mais il se trouve que la France et lui ont désormais un ennemi commun et que la propagande est un excellent combustible pour la colère ».

Le huitième événement historique est l’arrivée au pouvoir de De Gaulle en juin 1958. Ali se réfugie de plus en plus souvent dans son appartement de Palestro. Quelques faits sont listés – le plan Challe, le napalm, etc…– sans qu’Ali et les siens soient directement concernés. Les souvenirs sont confus de la fin de l’année 1959. Ses enfants, « il ne leur est jamais rien arrivé – même les autre années de guerre sont passées au-dessus de leur tête, comme des avions lointains dont ils ne peuvent distinguer les passagers par le hublot ». Lorsqu’Ali semble protéger les villageois des militaires français, on lui embrasse les mains.

« Ali se rend désormais souvent à la caserne pour échanger quelques informations avec le capitaine. Il ne dit pas grand-chose (rien, racontera-t-il après, lors des procès imaginaires qui se tiendront dans le camp, rien du tout, quand je donnais des noms, c’étaient ceux des morts), juste ce qu’il faut pour conserver avec l’armée ce lien de confiance qui peut protéger le village.
Il fait le choix, se dira Naïma plus tard en lisant des témoignages qui pourraient être (mais qui ne sont pas) ceux de son grand-père, d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste ».

Naïma continue à penser à la place de son grand-père qui a dû se dire qu’il n’avait rien à voir avec les supplétifs qui ont torturé, assassiné. Lui n’a voulu que protéger son village. Il faut bien se rendre à l’évidence que de Gaulle ne tient pas ses promesses et lâche l’Algérie française. Naïma compare alors l’Algérie qui naît à la légende de l’enfant endormi que la fin de la guerre et les accords d’Evian réveille. Naïma cite dans le roman les articles des Accords d’Evian qui conviennent à son projet.

Ali est de plus en plus menacé par le FLN et, du côté des militaires français, il doit se rendre à l’évidence qu’il n’est plus le bienvenu. Par chance pour lui, il croise le capitaine avec lequel il a été complice : c’est lui qui donne une possibilité de fuite à Ali et aux siens. Il a donné le nom d’Ali aux autorités françaises chargées des évacuations. Et c’est le départ sur le bateau au port d’Alger, départ espéré et tant redouté. Les dernières pages de cette première partie sont truffées d’informations concernant la volonté du pouvoir français de ne pas protéger les supplétifs qui l’ont servi.

La romancière et Naïma sont parvenues au terme de la première étape, celle du choix de la France pendant la guerre et du départ du pays. On voit que le choix de huit événements historiques, attestés, permet de cerner le grand-père Ali mais non de raconter toute la guerre d’Algérie. Elle essaie de se souvenir, sans succès de L’Enéide et constate qu’elle est face à « une histoire sans héros, peut-être. Une histoire – en tout cas – qui n’a jamais été chantée. Elle commence dans un carré de toile et de barbelés ».

Cette histoire est celle de l’arrivée en France des supplétifs de l’armée française et de l’accueil particulièrement âpre qui leur a été réservé. Et c’est cette histoire-là qu’elle veut chanter à la suite de bien d’autres. C’est d’abord le camp de Rivesaltes où tout est fait pour leur rappeler la guerre qu’ils ont fuie : « Quand ceux que, faute de mieux, on appelle les harkis ont demandé pourquoi ils étaient parqués ici, où elle était la France, le reste du pays, on leur a répondu que c’était pour leur bien, que le FLN les recherchait encore et qu’il fallait les protéger ». Naïma a hanté le site de l’INA et tous ces documents sur les camps de harkis. L’écart se creuse entre le père et le fils, Hamid, qui a alors huit ans : « Le petit garçon découvre un nouvel Ali, empressé, soucieux de bien faire et pourtant incapable de répondre à une des premières choses que la France attend de lui – à savoir qu’il puisse écrire son nom ». Leçon durable qui l’incite à l’excellence à l’école. Selon les arrivants, c’est le camp de Rivesaltes ou celui de Bias ou la dispersion dans d’autres lieux peu reluisants : « c’est la danse des perdants des guerres coloniales ». Hamid fait tout pour s’adapter au nouveau monde qui est le leur. Il entend les mises en garde de sa mère : tous les hommes dans le camp ne se valent pas et certains ne doivent pas être fréquentés car ils sont des monstres. Il s’établit « une hiérarchie du crime », à laquelle les mères, doublement victimes, tiennent fermement.

Au printemps 63, Ali et les siens sont envoyés à Jouques, dans un hameau de forestage, dans les Bouches du Rhône. Le père travaille pour l’Office national des forêts. C’est là que naîtra un nouvel enfant auquel on leur conseille de donner un prénom français : Claude sera le seul de la fratrie à se prénommer ainsi ! Ils y restent deux ans avant d’être envoyés à Flers dans des barres HLM construites à la périphérie de la ville pour les harkis. Ils passent ainsi de la Provence à la Normandie. Cette fois, Ali travaille à l’usine. C’est à Flers qu’ils apprennent le coup d’état du 19 juin 1965 de Boumédiène.

Si Naïma reconstitue le cadre de la famille et certaines de ses réalités, elle s’intéresse surtout à son père : l’éloignement des parents à mesure de l’amenuisement de la communication linguistique, l’arrêt de la pratique du ramadhan au lycée, l’absence du père : « alors qu’il arrive à l’adolescence, il n’a presque plus de père contre lequel se rebeller : Ali a rétréci, diminué. Il s’est amolli, là où, auparavant, il était montagne ». Il faut néanmoins faire face à ses colères, d’autant plus fortes qu’il se sait diminué et sans pouvoir dans ce nouvel environnement. Hamid veut savoir pourquoi ils sont partis d’Algérie, ce à quoi son père ne peut répondre : « (Hamid) est furieux et gêné qu’au moment où le monde lui est devenu lisible dans ses grandes lignes politiques, les choix de son père constituent non pas un simple grain de sable mais une boule illogique et opaque, coincée dans ses grilles de lecture […] Il a hérité d’un père insaisissable, qu’il voudrait défendre mais qui se refuse à être défendu ».

Il prend l’habitude de se mettre en marge de la famille et de son père en particulier et cherche des réponses par lui-même. Il apprend à ses dépens que lorsqu’on est « basané » il ne faut jamais dire la date à laquelle sa famille est arrivée en France car à elle seule, elle trahit leur statut de harkis. Puis l’été 72, Hamid rencontre Clarisse et construit avec elle une histoire d’amour difficile à cause de ses silences mais qui parvient à s’imposer. En pensant à ses parents et à la difficulté pour Hamid de parler de son passé, Naïma se souvient d’une réplique de Jeanne Balibar dans un film d’Arnaud Desplechin : « C’est facile pour vous, les épargnés ». Est-il possible que les épargnés comprennent les « bouleversés » ? Le silence est-il protecteur ou source de souffrance et d’éloignement ?

La troisième partie est consacrée essentiellement à Naïma. La jeune femme travaille dans une galerie d’art et mène une vie amoureuse très libre. La voix de la narration fait partager au lecteur certaines réflexions d’autres personnages sur Naïma. Ainsi sa mère Clarisse trouve qu’« elle ressemble terriblement à son père : elle a hérité de son besoin de se réinventer pour avoir l’impression d’exister pleinement ». Son amant du moment est le patron de la galerie et c’est lui qui la précipite en Algérie. C’est un passionné de Glissant, de Fanon et des peintres qui ont produit durant les années de décolonisation. Elle, ne veut pas avouer les peurs qui l’habitent et qui ont augmenté, du fait de son physique et de son nom, depuis les attentats djihadistes.

Christophe décide d’envoyer Naïma chez un peintre kabyle, Lalla. Elle résiste autant qu’elle peut car il lui faudra aller en Algérie. Elle pense à Ali, son grand-père qui « a transformé la Méditerranée en muraille qu’aucun de ses descendants n’a franchi depuis son départ ». Les échanges avec le vieux peintre la mettent sur le chemin d’une acceptation : il lui raconte la magie de l’indépendance puis la dégradation des espoirs. Avant de partir, elle tente de refaire parler son père, sans succès. « Il la raccompagne à la gare le dimanche soir avec le même refus entêté. L’Algérie ne le concerne pas ».

Alors Naïma se tourne vers les livres, les films, les reportages : elle avale tout ce qu’elle peut de l’Algérie et de sa guerre. Puis elle part. Son point de chute est Tizi-Ouzou où elle doit voir des amis de Lalla et récupérer des dessins anciens pour l’expo. Elle se sent à l’aise avec les amis du peintre, particulièrement avec Ifren, le neveu de Lalla. C’est lui qui la raccompagne au bateau, lui offrant le titre du roman : « Tu peux venir d’un pays sans lui appartenir, suppose Ifren. Il y a des choses qui se perdent… On peut perdre un pays. Tu connais Elisabeth Bishop ? » Avec beaucoup de bon sens, Ifren lie l’héritage à la transmission. S’il n’y a pas transmission, il y a perte : « tu viens d’ici mais ce n’est pas chez toi ».

Deux scènes vont achever ce long roman : la première, celle de la séance photos, au retour de Naïm, dans l’appartement de Yema avec toute la famille, « la Méditerranée est redevenue un pont et non plus une frontière ». Son père n’est pas venu. Elle a compris : « Pour lui, l’Algérie n’est pas (n’est plus ?) un pays perdu mais un pays absent, ou du moins lointain. Elle n’a pas le droit de le forcer à réintégrer l’histoire de sa lignée en prétendant que c’est pour son bien. C’est elle qui voulait l’Algérie, finalement, c’est en elle qu’une plaie insoupçonnée s’est refermée, vaguement, si vaguement sous le soleil ».

La seconde scène est celle du vernissage de l’exposition de Lalla à la galerie, en présence du vieux peintre et d’Ifren qui a obtenu, non sans mal, un visa. Naïma est apaisée mais « elle n’est arrivée nulle part au moment où je décide d’arrêter ce texte, elle est mouvement, elle va encore ». Comme pour s’assurer que le titre du roman n’aura pas une autre interprétation, la romancière cite entièrement le poème d’Elisabeth Bishop dont le leitmotiv, « Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître ».

Pour ma part, je n’ai pas pu m’empêcher de le rapprocher d’un autre titre qui concernait aussi l’Algérie mais pour une autre guerre encore, celle des Français d’Algérie et de celui qui s’est fait leur défenseur, le légionnaire Victorien Salagnon : il s’agit du Goncourt de 2011, L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni. Ce rapprochement des titres et des sujets vaut ce qu’il vaut mais il peut faire réfléchir. Il peut aussi associer ce roman aux autres romans français, au moins, écrits sur cette guerre depuis deux décennies.

Un dernier mot à la romancière, toujours dans l’entretien donné à Claire Devarrieux. A la question « êtes-vous allée en Algérie », Alice Zeniter répond : « En 2011. Et une deuxième fois en 2013. (…) C’est plutôt lors du deuxième voyage que l’idée du livre est née, sans que ce soit exactement ce livre-là. Je me suis retrouvée dans un groupe de gens où j’avais l’impression d’une sorte de compétition, à qui était le plus algérien : toi, tes parents sont algériens mais tu as toujours été en France, finalement tu es moins algérien que moi qui suis française mais qui fais de la randonnée dans le désert tous les deux ans depuis trente ans ; mais toi tu es moins algérien que moi, parce que moi j’ai appris à parler arabe et kabyle. […] Je me disais, ils sont bizarres ces Français, issus de l’immigration ou non, en pleine compète d’algérianité, et moi je me retrouvais à la jouer aussi, j’ai commencé à me dire que je ferais bien un livre sur ça, sur les différents rapports au pays d’origine ».

Alice Zeniter, L’Art de perdre, Flammarion, 2017, 510 p., 22 € (14 € 99 en version numérique) — Lire un extrait