Écrire le chaos : Quentin Leclerc (La ville fond)

La ville fond, de Quentin Leclerc, est un livre centré sur l’écriture, sur l’exploration de son espace, de ses strates, de ses mouvements. Le fil rouge narratif est simple : différents individus tentent de rejoindre une ville que pendant un temps ils ne parviennent pas à rejoindre. Mais si on le résume ainsi, on rate le livre et déjà un des effets de l’écriture, à savoir : rendre le monde étrange, étranger.

L’écriture « fantastique » ne se réduit pas à un genre mais exprime une des dimensions de l’écriture par laquelle le monde perd sa familiarité, échappe aux catégories habituelles par lesquelles nous le percevons, nous le pensons et y habitons. Le monde n’est plus connu, reconnu, manipulable : il devient une obscurité, un labyrinthe à travers lequel nous errons, un dehors que nous n’avons jamais vu, loin de notre maîtrise et des cadres de notre pensée. Le monde affirme alors une matière et du sens – mais quel est ce sens ? quelle est cette matière dont ne savons plus que faire, qui nous dépossède de notre aptitude à dire, à manipuler, à comprendre ?

C’est cette étrangeté que réalise La ville fond. Tout existe dans ce livre pour dépayser, emporter à l’intérieur d’un espace dont nous ignorons tout. Dans l’écriture, la défaite de la langue est sa puissance, le désordre de la pensée est son mouvement, l’événement du monde est son mode d’existence. Or, que fait une proposition telle que « la ville fond », affirmée abruptement, répétée comme une formule incantatoire, sinon nous plonger dans une nuit au cœur de laquelle la signification fuit, la pensée rencontre une limite et ne trouve pas de prise, le monde s’évanouit, ne persiste que par cette disparition qui le fait devenir une existence nouvelle, comme un monstre inconnu descendu des étoiles ?

« La ville fond » – proposition insensée, inimaginable, hors de ce que nous savons – dit l’impossibilité de dire une signification, de concevoir ce que serait le fait que la ville fond, de l’expliquer, d’en penser la possibilité. La proposition « la ville fond », dès le titre, signe ce qu’est le livre, la répétition de la formule en contaminant chaque page et chaque phrase lues à la lumière de son obscurité, chacune accueillant sa puissance dissolvante : livre où règne l’étrangeté du monde et du sens, où le monde et le sens sont rendus à leur étrangeté, à leur dissémination fondamentale, à leur fuite incessante – un livre où l’écriture est souveraine.

Dans le livre, ceux qui veulent accéder à la ville échouent, recommencent leur quête sans cesse, jusqu’à la fin où la ville est peut-être rejointe – à moins qu’il ne s’agisse d’une illusion, d’une fausse victoire, d’un simulacre ? Cette répétition de la quête, du départ vers la ville, de la route parcourue qui est à chaque fois le chemin d’une errance, est emblématique de l’écriture elle-même : ce ne sont pas uniquement les personnages qui se perdent et reviennent à leur point de départ – qui n’est en réalité jamais le même –, c’est l’écriture qui revient sans cesse sur soi, qui prend un autre départ pour se perdre et recommencer, dans une sorte de mouvement de retour où le soi n’est jamais retrouvé. Le recommencement, ici, ne prend pas la forme d’un retour au même mais d’un égarement et de la rencontre, à chaque fois, d’une différence. Le village est toujours un autre village, la maison une autre maison, les personnages sont eux-mêmes et autres, pouvant s’observer eux-mêmes en train de faire ce qu’ils ont déjà fait ou autre chose de différent, ce qu’ils ont déjà fait n’ayant en un sens jamais été fait.

Dans La ville fond, ce qui est dit est toujours repris, recommencé, répété, le livre tout entier insistant de plusieurs façons sur ce mouvement de répétition : répétition des situations, répétition de la formule « la ville fond », répétition des phrases, etc. Le centre de ce livre est un carrefour virtuel, jamais nommé, jamais énoncé, carrefour auquel tout revient et dont tout repart sans cesse – mais un carrefour lui-même mobile, changeant, se reconfigurant en permanence, redistribuant ce qu’il est, les chemins qui en partent, un carrefour qui est un espace de bifurcations et bifurquant de lui-même, encore et encore. L’espace ici est celui d’un labyrinthe, l’espace labyrinthique de Borges où le labyrinthe se reconfigure en permanence, infiniment mobile, un espace acentré où en revenant sur ses pas on est déjà pris dans un autre trajet, dans l’impossibilité de rejoindre une origine, d’atteindre enfin la sortie qui refermerait le labyrinthe sur lui-même en lui donnant une cohérence qu’il ne peut avoir.

Cette logique très particulière du labyrinthe est celle du livre de Quentin Leclerc. Il s’agit d’errer et de recommencer indéfiniment l’errance, de la subir comme la loi de tout ce qui est : la loi du langage, du sens, du monde. Quentin Leclerc est ici au plus proche de ce que Maurice Blanchot nommait « le ressassement éternel », compris comme retour incessant du langage sur lui-même en une répétition infinie, une reprise disséminante de la langue et du sens, le mouvement même du langage. Mais ce ressassement est aussi le mouvement du monde, celui de l’être qui n’est plus et s’abîme dans la folie du devenir.  Dit autrement : la répétition qui anime le texte de Quentin Leclerc ou le ressassement chez Blanchot impliquent que ce qui se répète diffère de lui-même, que la répétition – comme chez Deleuze – ne soit pas le retour du même mais l’émergence d’une différence. Ce qui se répète n’est jamais le même, le retour n’est pas celui d’une origine, le recommencement à partir d’une même origine : il n’y a pas d’origine car celle-ci, se répétant, est une autre, toujours autre. D’où l’évidence que les choses se répètent et le sentiment d’étrangeté qui anime Bram, le personnage principal – un et plusieurs à la fois, à peine un personnage, plutôt une figure – du livre. D’où également la confusion des registres, le « rêve » et le « réel » se confondant mais surtout se répétant l’un l’autre. D’où la suspension et dissémination du sens qui sont aussi une suspension et dissémination du monde, celui-ci variant sans cesse, transformé en permanence, implacablement incompréhensible et inconnu.

D’où surtout l’importance prise dans La ville fond par le « possible ». Les phrases et situations qui recommencent en différant d’elles-mêmes apparaissent comme des possibles qui ne sont régulés par aucun modèle immuable, aucune origine. Retraverser les « mêmes » espaces, revoir ou revivre les « mêmes » situations, implique pour les personnages de faire l’expérience d’une différence qui irréalise, eux-mêmes existant au sein d’une irréalité qui est désormais la réalité même, celle d’un monde incluant une variété très nombreuse de possibles qui s’actualisent tous dans une sorte de tourbillon dément. C’est comme si les personnages sautaient sans cesse d’une série à une autre au sein d’un univers réunissant en lui tous les possibles qu’il peut être, distribués selon des séries différentes, divergentes – un univers comparable à celui pensé par Leibniz, à la différence que le Dieu leibnizien, au lieu de choisir une des séries, la plus harmonieuse, les aurait toutes composées en un tout ouvert et chaotique.

La fin du livre ne fournit aucune clef, ne dénoue rien, ne permet pas à la logique et au bon sens de retomber sur leurs pattes. Le monde demeure étrange, éparpillé en de multiples possibles, comme le langage et le sens. La ville a-t-elle fondu ? Tout ce que nous avons lu a-t-il été « réel » – et l’on sent bien, ici, l’incongruité de ce terme –, ou bien tout s’est-il passé dans la tête délirante de Bram ? Le monde est-il celui, plus rassurant, qui apparaît dans les dernières lignes ou bien celui-ci n’est-il que l’envers plus apparent d’un autre chaotique du monde que l’écriture laisse exister – l’écriture étant alors le surgissement de cet autre du monde, dans le monde, comme elle serait le surgissement dans la langue d’un autre de la langue, l’espace inversé de la langue, le mouvement qui en serait la réalité ?

Quentin Leclerc, La ville fond, éditions de l’Ogre, 2017, 208 p., 18 €
Lire ici l’article de Lucien Raphmaj sur La ville fond