Marie Darrieussecq : « Fuir, c’est très actif, faut pas croire » (Notre vie dans les forêts)

Marie Darrieussecq, 2013 © Christine Marcandier

« Du nerf. Il faut que je raconte cette histoire. Il faut que j’essaie de comprendre en mettant les choses bout à bout. En rameutant les morceaux. Parce que ça ne va pas. C’est pas bon, là, tout ça. Pas bon du tout ». La narratrice du dernier roman de Marie Darrieussecq, Notre vie dans les forêts, témoigne d’une situation de crise, plurielle. Tout se fragmente, le monde tel que nous l’avons connu, celui dans lequel elle a, elle aussi, vécu, son propre corps et tout ce qui pourrait ressembler à un avant clairement identifiable.

Par bribes, la narratrice — Viviane, comme la trace onomastique d’une volonté farouche de demeurer vivante, quoi qu’il arrive — écrit en prenant des notes au crayon de bois dans un cahier. Elle raconte et tente de rassembler ce qu’un chaos, pourtant prévisible sous des yeux moins aveugles, a mis en pièces. Le lecteur, d’abord totalement déconcerté par l’apparente banalité de la prose, son oralité plate, son urgence (« Je suis mal en point. Je n’aurai pas le temps de relire. Ni de faire un plan. Ça va venir comme ça vient »), finit par entrer dans cet univers d’une inquiétante étrangeté ou d’une terrifiante familiarité, à la fois glaçant et drôle, comme les deux faces d’un Janus qui est notre à venir, sans doute, voire notre présent tant la menace du monde d’avant est celle d’aujourd’hui : « On avait peur dans le tramway, dans les taxis, on avait peur à l’école et dans les centres commerciaux ».

C’est en effet au lecteur qu’il revient de décrypter les indices, de rassembler les pistes, de combler les blancs qui trouent la page comme ce récit décousu. Des drones survolent les forêts, d’étranges moitiés accompagnent les (sur)vivants, qui sont des « fugitifs » ayant trouvé refuge dans le lieu même de tout récit depuis la nuit des temps : la forêt, locus amoenus ou carrément hostile, ici « une sorte d’envers du monde ». Quelque chose a fait rupture, a fait entrer le monde dans un autre système de références puisqu’il faut à la narratrice (nous) rappeler, entre parenthèses, des allusions à Freud ou à Magellan qui ne disent plus rien à personne, ancrages perdus comme tout ce qui ordonnait notre univers et lui donnait sens.

L’univers (est-ce encore un monde tant la planète est petite et notre regard décentré ?) que raconte la narratrice est le nôtre vu depuis un après, dans un suspens de toute croyance établie ou de tout savoir stable : « Mais je n’ai pas le temps de développer ici des choses que vous savez déjà et contre lesquelles, peut-être (on peut toujours espérer) vous luttez ».
Notre vie dans les forêts est ce « peut-être », un possible, une éventualité et l’espoir d’une résistance à ce qui va advenir (ou est advenu), sans espoir démesuré cependant… Le roman lui-même est, par ailleurs, dans un entre-genre, entre confession de celle qui fut psychologue dans un « avant » les forêts déjà terrifiant (le récit de son rapport à son clone, Marie, et de ses visites à sa « moitié ») et dystopie, ni pleinement l’une ni totalement l’autre puisque le chaos décrit est celui même d’un univers étrangement advenu.
« Parfois ça me monte à la tête, ça : d’avoir compris. Même si je n’ai pas tout compris ». Entre urgence d’un récit bientôt d’outre-tombe, adresse sans espoir de retour et confession d’une solitude qui l’envahit comme le « froid » saisit son corps, le récit de la narratrice erre, inquiète, éveille.

© Christine Marcandier

Le lecteur erre lui aussi dans cette forêt de signes et de mots, une forêt dont l’image envahit le livre : c’est le lieu où vivent les fugitifs, c’est la métaphore de la « tête » de la narratrice — « dans ma pauvre tête ça ressemble à un paysage feuillu avec des tas de vallées et de chemins possibles » —, c’est le réseau (véritable dédale) d’une enquête, l’image du monde quand les mots courants (comme « moitié ») changent de sens, quand on aura oublié qui était Victor Hugo (« Victor Hugo était un écrivain du XIXe siècle) », lui qui écrivait pourtant, dans un Quatrevingt-treize désormais mâtiné de 1984, qu’« il y avait sur la mer on ne sait quelle sombre attente », la sombre attente des forêts chez Marie Darrieussecq, celle de sa narratrice qui s’élève contre « cet usage de nous ».

Ce monde, c’est déjà le nôtre, attentats, robotisation, vie privée épiée, transparence et enregistrement de nos existences, notre monde à peine décalé, tout juste amplifié, modifications génétiques, clones et drones : « Je ne vais pas vous apprendre tout ce qui s’est passé après, comme on s’est tous fait avoir, vous le savez aussi bien que moi ».
Dans la banalité, un style volontairement plat, témoin, se dit notre indifférence qui nous conduira sans doute au pire, sous la platitude notre incapacité à la résistance. Comme le dit la narratrice dès les premières pages du livre, dans l’apparente oralité de ses phrases qui est une puissance de déflagration du réel, « je n’ai aucune nostalgie pour le passé vu qu’il mène à notre présent. J’ai de la nostalgie pour le futur ». Avec Notre vie au fond des forêts, c’est notre indifférence coupable que Marie Darrieussecq met en perspective, quand on peut sembler vivant ou « vivante mais pas en vie ».

Marie Darrieussecq, Notre vie dans les forêts, éditions POL, août 2017, 192 p., 16 € — Lire un extrait