Esthétique du document : Eric Baudelaire, « Après », exposition au Centre Pompidou

photographie © Jean-Philippe Cazier

Du 6 au 18 septembre, le Centre Pompidou propose « Après », une exposition in progress d’Eric Baudelaire. Le projet de cette exposition trouve son origine dans les attentats qui en novembre 2015 ont frappé Paris et Saint-Denis. « Après » interroge moins ces attentats que ce qui se passe « après », en posant les questions : comment en parler ? comment en rendre compte ? comment s’en souvenir ?

Ces attentats ne se sont pas achevés à l’instant où ils ont eu lieu : ils ont produit une réponse durable et complexe, un ensemble de discours et réactions qui continuent longtemps après, jusqu’à aujourd’hui, et dureront encore, certainement, dans le futur. Cet « après » est saturé de discours, de significations et pratiques qui recouvrent l’événement, imposent une histoire, un récit fait d’une seule voix, créent un monde gouverné par une seule perspective. La création de ce monde entre en conflit avec la nécessité du temps long nécessaire à l’enquête historique et à la réflexion : un monde immédiat, une signification immédiate, des subjectivités constituées par un colmatage immédiat des brèches ouvertes par l’événement. Celui-ci n’est ni interrogé ni pensé, il est seulement interprété à grande vitesse selon une réserve de sens déjà disponible. Il est donc raté en tant qu’événement.

Eric Baudelaire © Jean-Philippe Cazier

L’exposition d’Eric Baudelaire s’arrête sur cet « après », le ralentit, l’ouvre, le déplie, l’interroge. Il ne s’agit pas de « prendre en compte » le point de vue des terroristes, dans le sens où celui-ci pourrait constituer un point de vue valable, dans une sorte de justification de leur violence aveugle et de leurs crimes. Eric Baudelaire atténue au maximum le bruit médiatique, politique et judiciaire qui a suivi les attentats pour, à partir d’eux, essayer d’établir et de penser d’autres relations, des liens possibles, mettant en place un dispositif autant matériel que mental, documentaire et psychique. La singularité de ce dispositif, ce qui fait son caractère remarquable, est qu’il n’ajoute pas une interprétation, qu’il se tient à l’écart d’une volonté d’interpréter, de donner une signification qui remplacerait éventuellement celles qui sont déjà installées. Le dispositif s’extrait autant de la logique de l’urgence que de celle, concomitante, qui consiste à plaquer sur ce qui arrive une signification à tout prix, rapide, pour des subjectivités qui, protégées ainsi de l’onde de choc, immédiatement rassurées, soignées, reconstituées, ne vivent rien de l’événement, l’évacuent au contraire aussitôt dans la catégorie de ce qui est déjà connu, assimilé, de ce qui est déjà pensé avant même d’être advenu.

L’on peut comprendre que, pour Eric Baudelaire, cette mise en suspens du sens, cette lenteur rendue au temps, ce décalage instauré par rapport à l’urgence actuelle du discours et de la pensée, sont ce que l’art peut effectuer. Ce qui est rendu possible par cette effectuation, ce sont également des conditions pour des subjectivités qui ne sont pas celles produites par la logique de l’urgence, subjectivités paniquées, en recherche incessante de protection, mais des subjectivités pensantes, réfléchissantes, actives, créatrices, intelligentes, s’installant à l’intérieur de relations qui ne sont plus celles d’un discours aujourd’hui indissociablement médiatique, juridique et politique, concevant au contraire d’autres relations possibles et qui donnent à penser, créant elles-mêmes d’autres relations possibles.

C’est cette subjectivité qu’Eric Baudelaire met en œuvre dans « Après », et qui devient celle du spectateur de ce que l’exposition donne à voir et à penser. Ce renversement est politique : il s’agit de passer de l’état de sujet passif, réactif, angoissé, incapable de penser autrement qu’à l’intérieur de la terreur, à celui de sujet actif, pensant, ne subissant plus ni le discours du pouvoir qui s’abat sur lui ni les effets recherchés des attentats commis par les terroristes, dont le but n’est pas seulement de tuer mais de produire des subjectivités terrorisées, psychiquement décapitées.

Pour Eric Baudelaire, le temps de l’après peut – et sans doute doit – être occupé par la création, le rapport aux attentats, la mémoire qui les suit et leur commémoration étant alors moins l’occasion d’un ressassement hypnotique, d’une reproduction passive, mécanique, que celle d’une réflexion et création. D’où le rapport entre cet « après » des attentats et leur contre-effectuation par l’art entendu comme écart par rapport au discours trop rapide des médias et du pouvoir et comme création. L’art crée et par là il ne reproduit pas : il suspend le temps de la réaction, la mobilisation de significations rapides, simplificatrices, il déplie des possibles pluriels qui sont autant de directions et dimensions liées à l’événement, il suscite ce même travail chez le visiteur. L’exposition présentée au Centre Pompidou est constituée d’un dispositif qui rend possible ce dépliement.

Ce dispositif, reposant sur un refus de l’illustration et de la représentation, valorise un usage singulier des documents et une création à partir d’une logique du document. Le travail d’Eric Baudelaire n’est pas documentaire, dans le sens où il s’agirait de documenter les attentats, de réunir des documents permettant de les illustrer, de les définir, d’en produire une représentation matérielle et mentale. L’exposition ne montre aucune image des terroristes ni des victimes, aucun cadavre, aucune scène gorgée de sang. Il ne s’agit pas pour l’artiste de produire ou reprendre des images de « ce qui a eu lieu » mais plutôt de décentrer et d’élargir l’attention et le regard, de se défaire de la fascination paralysante pour le sang, les corps assassinés, le visage des terroristes, au profit d’une approche qui relance la possibilité de la pensée.

© Jean-Philippe Cazier

L’exposition s’organise autour d’un film d’Eric Baudelaire, intitulé Also Known As Jihadi, qui suit le parcours d’un jeune Français, Aziz, parti en Syrie en 2012 rejoindre les troupes anti el-Assad, arrêté puis condamné en France en 2015. Le film ne montre aucune image d’Aziz ni de ses proches mais alterne des extraits écrits des procès-verbaux de l’enquête judiciaire et policière qui aboutira à sa condamnation et des prises de vue tournées sur les lieux traversés par Aziz durant son histoire, de Vitry à l’Egypte puis en Turquie et en Syrie, de l’Espagne à la France. Le film juxtapose un discours écrit et des images qui se développent à partir d’Aziz, aux alentours d’Aziz pour en dresser une sorte de portrait indirect s’appuyant sur ce qu’il dit et qui est dit de lui dans les procès-verbaux ainsi que sur des images des lieux et paysages qu’il a arpentés. Le film est moins une représentation d’Aziz ou un documentaire sur lui que la production et présentation de documents qui se rattachent à lui, dont il est le point focal, sans qu’il ne puisse jamais être défini par eux, c’est-à-dire réduit à un récit unique, homogène, immédiatement signifiant, qui par exemple se contenterait de « reconstituer le parcours d’un djihadiste ».

Ce film est caractérisé par une volonté de s’intéresser non à ce qui constitue les attentats mais à leurs à-côtés, à leurs marges – s’intéresser à ce qui a eu lieu mais n’a pas été enregistré par le discours médiatique, politique, judiciaire. Eric Baudelaire se penche moins sur l’épicentre de l’événement que sur les ondes excentrées qui l’accompagnent. Le film réalise une sorte d’archive des marges juxtaposant des documents écrits, filmés, sonores, sans que ceux-ci ne se referment sur un récit clair et définitif. Au grand récit médiatique et politique, à son insertion dans ce qui se veut déjà Histoire et connaissance, Eric Baudelaire oppose une histoire individuelle, singulière et inachevable, indéterminée, ouverte comme l’est l’archive produite par le film, ouverte et trouée, vague comme chaque existence humaine, absolument irréductible – même si elle est inséparable de certains conditionnements -, et donc impossible à mettre en récit.

Il s’agit pour Eric Baudelaire de raconter un parcours, de faire un portrait d’Aziz sans que ce portrait ne soit l’occasion d’un enfermement qui exclurait ce qui dans ce portrait ne peut être présent que sous la forme d’une indétermination, d’une ignorance, d’un inachèvement. Le portrait ne peut représenter l’individu car l’individu n’est pas représentable. D’où le recours à des documents déjà existants – ceux des tribunaux – ou produits par l’artiste lui-même (images et sons) : ces documents n’illustrent et ne représentent pas Aziz, ils tournent autour de leur sujet en l’évoquant plus qu’en le désignant ou en le définissant, celui-ci étant ici une sorte de fantôme dont le visage ne peut jamais être donné comme un fait évident.

© Jean-Philippe Cazier

C’est une esthétique du document qui est développée par Eric Baudelaire dans le film et à travers toute l’exposition. Cette esthétique est singulière car elle fait du document non une preuve, le support d’un récit, mais un signe qui tend vers un degré zéro du signe. L’archive réalisée par le film déroule des documents qui rejoignent le simple constat, un « il y a » qui tend à éluder toute signification immédiate et claire, reconnaissable et définitive : il y a la transcription d’échanges téléphoniques, il y a des documents écrits, montrés dans leur matérialité (fautes d’orthographe, tampons administratifs, typographie plus ou moins nette, etc.), il y a des routes, des immeubles, des passants, des collines, il y a une chambre, la mer, il y a une chronologie… Ce que montrent les images du film, c’est qu’il y a quelque chose mais ce quelque chose n’a pas en soi de signification par rapport à l’histoire d’Aziz, même si ce qui est montré est toujours en rapport avec cette histoire, en lien, mais selon une relation distendue, faible : les documents qui se rapportent à cette histoire ne constituent pas un récit mais en défont la possibilité au profit d’une suspension de la signification, de l’Histoire, d’un empêchement à clore cette existence dans les mailles d’une identité que le récit – la fiction – policier, politique et médiatique a au contraire pour fonction de produire.

Le document est le degré zéro du signe – comme les historiens le savent bien, la démarche d’Eric Baudelaire croisant sur certains points celle de l’enquête historique –, et en cela il est ce qui ne fait pas immédiatement récit. Il est au contraire ce qui suspend le récit, en casse la logique, ce qui instaure à l’intérieur du récit la possibilité d’une pause, d’un arrêt à l’occasion duquel peut émerger ce que le récit occulte, les temps morts, les zones irréductibles, l’incohérence de chaque existence. Cette logique du document conduit Eric Baudelaire à produire des images qui sont le moins signifiantes, développant une esthétique du banal, de l’anodin, une esthétique où l’image signifie d’abord qu’elle ne signifie presque rien, tendue vers la présentation d’un « il y a » banal et non vers la représentation d’un fait remarquable, sensationnel, illustrant et confirmant ce que le discours social s’attend à rencontrer dès lors que l’on parle du parcours d’un jeune français parti en 2012 en Syrie.

Maintenu dans sa dimension factuelle, le document chez Eric Baudelaire interroge le fait, le problématise, et étrangement le dissout : qu’est-ce qui s’est passé ? qu’est-ce qui a constitué l’existence d’Aziz ? qu’est-ce qui l’a conduit à s’enrôler en Syrie ? quels sont les faits ? Le film d’Eric Baudelaire répond en montrant la seule factualité des documents, le seul fait qu’il y a telle rue de Vitry, telle colline à la frontière entre la Turquie et la Syrie, telle déclaration faite à la police par une personne interrogée : le fait du document défait l’évidence des faits du récit, de l’Histoire, et met le spectateur face à une matérialité qui ne dit rien, ne signifie rien, n’est le signe de rien sinon de l’évidence qu’il y a quelque chose mais rien de signifiant ni même de remarquable. Une sorte de vide, des relations flottantes – c’est ce qui constitue les traits qu’Eric Baudelaire dessine du jeune Azir, une sorte de « portrait d’un inconnu », pour reprendre le titre d’un roman de Nathalie Sarraute, et qui demeure inconnu, anonyme, à l’opposé de ce que réclament les subjectivités de l’époque de l’état d’urgence.

L’ensemble de l’exposition résonne avec le film mais là encore sans l’expliciter, sans l’illustrer. Si les différentes parties qui l’organisent prolongent le film et le parcours d’Aziz, elles le font en en déplaçant les éléments, en les transportant ailleurs, en les installant à l’intérieur de relations inattendues. L’exposition est organisée selon la forme d’un abécédaire incomplet qui, à partir de ce qui est donné dans le film, s’emploie à le faire résonner avec des thématiques et des possibilités qui ne semblent pas immédiatement – pour la pensée de l’urgence et de la terreur – lui être liées.

© Jean-Philippe Cazier

Par exemple, la lettre A est consacrée à l’architecture, plus précisément à une vision utopiste de l’architecture impliquant l’idée de l’habitat comme facteur d’un certain art de vivre heureux et socialisant. Cette section montre des documents, des plans et des vidéos relatifs à cette utopie architecturale et qui contrastent avec ce qu’il est possible de constater aujourd’hui dans les grands ensembles urbains, les immenses cités construites dans les années 1960 : l’utopie s’est transformée en débris et abandon. C’est au sein d’une de ces « villes nouvelles » qu’Aziz a grandi, son histoire et l’Histoire à laquelle celle-ci est liée venant contredire les promesses d’un urbanisme en vue du bonheur et de l’espoir, les promesses d’une société réalisant le rêve d’un maximum de bonheur pour tous.

Il ne s’agit pas pour Eric Baudelaire de dire qu’Aziz s’est engagé en Syrie à cause de son enfance au sein d’une cité de Vitry, ce qui serait non seulement idiot mais aussi rabattrait son histoire individuelle sur un discours établissant des liens de causalité explicatifs et déterministes, selon une logique qui serait l’inverse de celle qui est développée dans le film. Les documents relatifs à l’architecture, comme tous ceux qui sont réunis dans les différentes sections de l’exposition, n’expliquent et ne démontrent rien : ils sont là pour faire résonner l’histoire d’Aziz, pour en produire des échos selon d’autres dimensions, non pour résoudre cette histoire et l’enfermer dans un récit enfin clair et univoque.

Là encore, le document ne signifie rien en lui-même, il est à peine un indice, il suspend la signification plutôt qu’il ne l’affirme, il est un signe porteur de possibles induisant la surprise, la pensée, la réflexion. L’ensemble de l’exposition présente des documents divers et des œuvres d’artistes différents qui déplacent le point de vue, conduisent à regarder ailleurs et autrement, ouvrant l’histoire d’Aziz à des résonances et possibles insoupçonnés : l’architecture, le lointain comme possibilité d’une autre vie, la question de la mémoire et de la commémoration, la formation scolaire, la question de la possibilité du portrait, du récit, celle du fonctionnement de la justice, des processus liés à la représentation, etc. Par là, l’histoire d’Aziz est déplacée à l’intérieur d’un autre temps que celui de l’urgence, elle parle à d’autres subjectivités que celles de l’état d’urgence.

Cette histoire singulière devient aussi l’occasion d’une réflexion critique, le moyen d’interrogations sur les idéaux, les discours, les institutions qui régulent la société, notre société, mais aussi l’art ou l’Histoire. Le plus singulier, ici affirmé dans sa plus grande singularité, est porteur d’un regard réflexif et critique sur ce que nous sommes et sur ce qui nous constitue, d’une manière plus générale que ce qui concernerait exclusivement notre rapport aux attentats.

Eric Baudelaire © Jean-Philippe Cazier

L’exposition d’Eric Baudelaire est aussi l’occasion d’une redéfinition de l’art et de l’artiste, celui-ci n’étant plus nécessairement le producteur de toutes les œuvres exposées. Tendant à se confondre avec le curateur, l’artiste apparaît comme un concepteur et un agenceur, créant les conditions d’une opposition au discours majoritaire ambiant, au discours commun des subjectivités dominées par la logique actuelle de la parole médiatique, politique et policière, et créant les conditions d’interrogations, de réflexions. Le spectateur est sollicité en tant que sujet, amené à occuper la place du sujet qui pense, réfléchit, crée lui-même des liens nouveaux, des échos que l’exposition n’aura peut-être pas prévus.

Cette place nouvelle de l’artiste comme agenceur, n’imposant pas dans son œuvre un point de vue seul et unique mais favorisant l’existence d’un monde multiple et imprévu, se vérifie d’autant plus que l’exposition inclut une série de projections, d’interventions et débats de personnalités et auteurs divers, venus d’horizons différents, qui auront lieu durant tout le temps de celle-ci et dont la transcription sera affichée au fur et à mesure des journées – pour, là encore, produire autre chose et devenir autre chose que ce à quoi l’on nous condamne.

Eric Baudelaire, « Après », Centre Pompidou, du 6 au 18 septembre 2017. Pour les horaires des projections et débats ainsi que les participants, voir le site du Centre Pompidou.