Les choix de Sophie : Camarade Lune de Barbara Balzerani

Ce premier roman de l’italienne Barbara Balzerani, Camarde lune est de la veine autobiographique : l’histoire de cette femme devenue écrivaine pendant ses 26 ans d’incarcération pour son rôle stratégique dans les Brigades rouges. Roman de la colère, celle d’être née pauvre, roman sur la condition de la femme également, mais aussi roman de la maturité, celle qui fait s’interroger posément sur ses propres choix de vie sans reniement. Roman social, politique et poétique qui alterne subtilement le « Je » et le « Elle », permettant de conserver une distance sur un texte éminemment personnel, sans concession ni justification. Une version littéraire de l’engagement radical et collectif, de quoi réveiller nos consciences !

Extrait : pages 51 à 53

« Depuis des jours, animée par le naïf espoir que ce pouvait aussi être une route à emprunter, je m’efforçais, dans le réduit d’une prison, à amoindrir la théorisation baignée de complotisme de ce juge qui recherchait en moi la confirmation rassurante de tout ce que l’on racontait sur les turpitudes de notre histoire. Lui semblait en effet persuadé que l’on ne pourrait pas faire la lumière sur tout parce qu’il lui semblait impossible, par exemple, qu’en ce 16 mars fatidique, les Brigades rouges aient pu me confier une action militaire trop importante pour être mise entre des mains si peu fiables que celles d’une femme. Que, par conséquent, il devait forcément y avoir eu quelqu’un d’autre, évidemment un homme, et que c’était dans cette identité cachée que se trouvait la réponse au mystère de : qui y a-t-il derrière ? Et son incrédulité était telle qu’il ne trouvait rien d’étrange dans le fait de venir me le dire, justement à moi. Comique. Comment lui expliquer qu’avec cette nouvelle route il ne pourrait plus jamais rien comprendre ? Comment l’avertir que si jamais il se retrouvait en face d’une femme armée, il aurait intérêt à ne pas espérer s’en sortir ?

Le magistrat continuait à déployer les sombres ruses habituelles. Et moi, tentant de me débarrasser de mon dégoût, je m’éloignais jusqu’à retrouver en pensée le visage sérieux de ce camarade brigadiste qui, en chair et en os, pistolet sous la veste, était venu pour mon « examen de passage ».

Sans aucun ménagement chevaleresque, le gars n’en finissait pas de me mettre en garde : que je m’engageais dans une affaire où il était certain, si j’avais la chance de ne pas être tuée auparavant, que j’aurai à subir une longue incarcération. Qu’il me faudrait apprendre très vite, ne penser à personne ni à quoi que ce soit qui risquerait de mettre en péril leur existence, ne serait-ce que le lendemain. Qu’à tout instant je pouvais me retrouver à devoir tout lâcher pour recommencer ailleurs, même toute seule. Que chaque fois que je dirais bonjour à quelqu’un, cela pourrait marquer le début d’une longue séparation.

Que je sois une femme ne semblait pas l’intéresser, du moins au vu de tout ce qu’il me disait sur les Brigades rouges, sur leur capacité à apprendre, à savoir tout faire quand il le fallait, quel que soit celui à qui il incombait de devoir le faire.

J’avais passé les nuits suivantes les yeux écarquillés pour tenter de m’imaginer dans cette perspective et il ne me venait à aucun moment à l’esprit, même lointainement, que ces espèces d’extraterrestres dont je m’apprêtais à partager le sort, deviendraient pour moi une famille. Mon univers d’amours et d’affections, que je n’ai jamais vécu avec l’idée d’une caducité propre à toutes les relations destinées à être limitées dans un temps fugace. Peut-être la compensation nécessaire pour une vie insupportable autrement, diraient certains. Mais peut-être y avait-il une autre raison ? Peut-être, alors que j’entretenais un nombre étonnant d’insatisfactions, n’était-ce que parmi ces camarades que je retrouverais l’austère manière d’être au monde de ma famille, ce sens éthique particulier du militantisme politique qui me réconcilierait avec moi-même après les années pendant lesquelles j’avais souffert de leaderships élitaires et de certains extrémistes jouant à la révolution, auxquels je ne m’étais jamais complètement fiée.

Parmi ces camarades, je verrais presque toujours s’imposer la loi, non du plus grand pouvoir, mais de la plus grande autorité. Prendre la plus grande responsabilité sans en tirer le moindre privilège.

Avec eux, j’allais apprendre ce que signifiait vraiment ne rien avoir à soi. […] »

Barbara Balzerani, Camarade lune, traduit de l’italien par Monique Baccelli, éditions Cambourakis, 2017, 176 p., 18 €