Survivre, dit-elle : conversation avec Frederika Amalia Finkelstein

Le journal d'Olivier Steiner © Christine Marcandier

Olivier Steiner : Chère Frederika, tu le sais, je ne suis pas critique littéraire, et ce que je fais ici sur Diacritik est un journal dans le Journal, soit un espace de liberté que je veux totale, autant que possible. J’aimerais bien qu’on se parle en écrivant, sachant que ce sera lu, un tiers est donc « là », faisons ça ici sur Messenger.
J’avais été frappé par ton premier livre, L’oubli, qui m’avait donné l’impression de l’apparition d’une voix, d’une conscience : c’était écrit en conscience et ceci n’arrive pas si souvent. Dans ce premier livre monologue, écrit alors que tu avais à peine 23 ans, n’est-ce pas ?, Alma, ton héroïne, revendique une sorte de devoir d’oubli par rapport à la Shoah. Oubli impossible, et possible. J’avais alors pensé à cette phrase de Duras dans Le ravissement de Lol. V. Stein : « La mémoire reste infernale de ce qui n’arrive pas. »

Frederika Amalia Finkelstein : Cher Olivier, d’abord, je te remercie pour cette conversation. Dans L’oubli, le passé est le point d’accès vers la réappropriation du présent : au-delà de l’amnésie qui la déchire, Alma, la narratrice, cherche à retrouver un rapport stable au temps, et cela passe par révéler ce qui la précède — faire la paix avec ses ancêtres, avec ses morts : Alma traverse l’oubli en vue de fonder une mémoire.
Alma, cela veut dire « âme » en espagnol ; en hébreu, Ava signifie « vivante ». Cela veut dire beaucoup sur la transition opérée entre L’oubli et Survivre : il y a dans L’oubli une volonté de réparer l’âme, qui contient le poids du passé, tandis que dans Survivre, il s’agit d’affronter le présent, d’affronter la violence de maintenant, de la regarder en face et de la capturer très simplement par l’écriture — pour ne pas mourir de cette violence ; pour ne pas succomber à sa haine. J’y ai déposé l’effrayante brutalité ce que je percevais de l’environnement immédiat ; dans Survivre, en effet, le présent est le matériau premier : et la mémoire du pire est non pas derrière la narratrice mais suspendue au-dessus de sa tête, comme un couperet — les attentats sont en train d’avoir lieu ; elle est plongée dans la spirale.

Tu en viens donc cœur du sujet – Survivre, ton nouveau livre – avant moi. Et tu fais le lien avec l’idée de temporalité : passé indépassable versus présent insupportable. J’aimerais faire un autre lien, articuler différemment si tu permets : le projet de L’oubli était aussi de survivre pour la narratrice, n’est-ce pas ? Et justement tu reprends ce verbe dans le titre de ton nouveau livre, comme Echenoz ou Patrick Autréaux auraient pu le faire. Est-ce que pour toi vie, vivre, survie et survivances sont même chose, variantes d’une même condition ou façon d’exister ?

Dans la survie, il y a une dimension de combat, que je n’entends pas dans le terme : « vie ». Le Larousse définit le mot « Survivre » comme « continuer à vivre, à exister après un événement » : survivre c’est vivre en ayant conscience d’une douleur qui insiste — c’est une vie fondée sur la violence de ce que nous essayons de traverser. C’est une vie qui construit sa force, sa vitalité, à partir de ce qui est terrible. En tant que survivants, nous sommes ainsi toujours devancés par ce qui nous hante ; et pourtant il y a le « sur » : on vit au-dessus de la vie. On parvient à surpasser le terrible et à le changer en puissance vitale. La survie engendre cette intensité. J’aime ce paradoxe du moins et du plus : il y a dans la perte, un gain, dans le sacrifice, un don. Voilà, dans Survivre, il est plutôt question de parvenir à échapper à l’asphyxie, à l’angoisse générée par le présent, en se mettant en face de sa dureté.

Et agon, combat en grec, qui a donné agonie… Bien, bien. Très bien. On commence fort en ouvrant la porte de sujets millénaires. Je me rends compte qu’on peut aller loin avec toi, et peut-être peux-tu aller plus loin que moi, tu viens de la philo, tu as et les mots et les idées, plus la rhétorique. Mais, chère Ama, je voudrais autre chose avec toi si tu veux bien, comment dire ? Je voudrais le corps. Ton livre en est plein. Comment s’est passée l’écriture de ce second livre ? Peut-on « parler cuisine », parler des coulisses ? Les attentats du 13 novembre ont-ils été comme un déclic, le point de départ, moteur et motif ?
Le passage au début de Survivre sur la photo de la fosse du Bataclan m’a vraiment impressionné. On voit, tout est là, ça existe et ça remue les tripes. Quand l’as-tu écrit ? A chaud, à « froid » ? C’est troublant car ce passage dans ton livre est un peu comme le négatif de ce que j’avais fait à l’époque ici même dans Diacritik, dans un papier que j’avais titré Cent trente et que j’avais écrit « à chaud », quelques heures après, sous le choc. Les corps, les visages, les noms. Il ne s’agit pas de parler de moi ou de me comparer, mais tu sais, c’est comme ces gens qui se demandent ce qu’ils faisaient le 11 septembre « quand ils ont appris ». Et on peut faire très « belles » listes ainsi, la liste de ce que chacun faisait quand il a appris. C’est notre communauté, peut-être.
Peut-être est-ce là notre lien le plus tangible : comment les consciences se réveillent et se rapprochent quand il arrive malheur planétaire. Cette cristallisation, coagulation de l’émotion. Et Barcelone il y a quelques jours…

Ton texte « Cent trente » est très beau. J’ai fait comme toi, en réalité, j’ai passé des jours entiers à relire le nom des morts et à contempler leur visage. Sur le site du Monde, en particulier, qui a pendant plusieurs semaines rendu hommage aux visages des morts du 13 novembre.
Comment ai-je écrit cette scène de la description de la fosse du Bataclan ? Pas à chaud. J’ai attendu. J’ai laissé mûrir cette photographie ; je l’ai laissée lentement, progressivement s’imprégner dans ma mémoire. La question de la légitimité s’est posée à moi brutalement. Fallait-il ? Avais-je le droit ? Était-ce obscène ?

Ces questions ont finalement été elles-même la réponse : c’est parce que j’étais gênée par ces questions qu’il fallait le faire. Parce qu’il y avait dans cette gêne, dans cette peur, un lieu de vérité : quelque chose de beaucoup plus grand que moi à affronter. Je l’ai écrite avec difficulté, avec douleur : cela se manifestait physiquement par une immense nausée. Je me battais contre cela, peut-être plus encore contre cela que contre l’écriture. Je veux dire qu’ici mon corps était le plus grand obstacle. Ainsi je me relisais avec peine. Et il a fallu donc relire partie par partie, en faisant de nombreuses pauses, car j’étouffais.

J’ai observé cette photographie pendant plusieurs mois. Tous les jours, méticuleusement. J’ai appris à aimer ses détails. À les aimer dans leur horreur, dans leur inhumanité, en acceptant qu’il y avait là une part morbide, et en essayant de la comprendre, d’aller au bout de cette part, justement en vue de la traverser. J’ai décortiqué chaque corps, chaque vêtement. Il fallait parfois deviner s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, tant les corps étaient abîmés, et les postures meurtries. J’ai commencé à inventer un espace imaginaire, une forme de mythologie de ces corps — j’interrogeais leur passé, leurs liens : ces deux êtres, morts enlacés, se connaissaient-ils ? Ou est-ce un pur hasard qui les a fait mourir ensemble, et se toucher dans la mort ?

J’ai procédé par couches, comme je l’aurait fait un peintre, peut-être : j’ai perfectionné cette scène en plusieurs fois. Je n’ai pas écrit d’une traite, loin de là. Écrire la vision de ces corps, c’était être en apnée — il fallait régulièrement revenir à la surface et reprendre mon souffle. C’est un passage très dur, cruel, mais je suis fière de l’avoir écrit : j’ai l’impression de pas avoir abandonné ces corps à cette obscène photographie, mais de leur avoir donné, humblement, la possibilité d’une autre fin ; d’un prolongement. Ce qui m’a terriblement mis en colère, c’était que ces êtres finissent de cette façon : que cette photographie puisse être la dernière chose qui sera montrée d’eux. L’écrire, cette vision de ces corps, c’était transfigurer le principe de description ; c’était créer du mouvement dans le figement de leur assassinat, et donc créer de la vie. Tu dis dans ton texte, « Cent vingt-neuf, ça m’empêche de penser » : il y a quelque chose d’absurde passé un certain seuil de violence. La violence extrême n’est pas quantifiable, il n’y a plus d’échelle de plus ou de moins, une fois entrés dans cette dimension. Je voulais restituer cette froide sensation d’étourdissement, où le vertige finit par nous prendre au piège.

Je crois savoir qu’un des titres possibles pour L’amant de Duras (encore elle, désolé, je n’avais pas prévu d’en parler autant avec toi) était La photographie absolue. Peut-être que tout livre tourne autour d’une image mentale, photographie absolue donc indépassable et impossible. Bon, je te redonne la parole.

En ce qui concerne le 13 novembre, c’est l’événement qui pour moi a déclenché une colère : j’ai été abasourdie. Le dispositif de mise à mort (salle de concert, soir de fête, espace clos, impossible d’en sortir, et puis les terrasses, symboles d’un bon-vivre très européen) m’a choqué par sa perversité, tuant de purs innocents, même pas pour leurs convictions politiques, même par pour leur religion. L’âge des terroristes, proche du mien.

Le 13 novembre est un point de non-retour dans la violence contemporaine, je l’ai vécu ainsi : à partir de maintenant, « tout est possible ». C’est un peu comme la bombe atomique de 1945. Un peu comme la Shoah. Un peu comme le Rwanda. Sauf que cela a lieu en 2015 : en plein Paris, un vendredi soir, à six cents mètres de chez moi. Et alors, là, j’ai le sentiment d’assister en direct au cauchemar de l’Histoire en train de se faire. Je n’avais jamais vécu cela. Je n’avais jamais eu la sensation d’être à l’intérieur de l’Histoire de la violence. Jusque-là, il y avait toujours eu la distance du temps — une extériorité. Le présent, le soir du 13 novembre, s’est métamorphosé, en temps réel, en quelque chose d’historique : pourquoi, dès lors, s’en détourner ? Il fallait au contraire absolument pénétrer l’œil du cyclone et me colleter au plus près de ce présent devenu éternel, parce que figé dans l’événement.

« Un point de non retour. » Un peu comme Hiroshima, un peu comme Shoah, un peu comme Rwanda, etc. (horreur d’écrire cet et cætera). Je suis tellement d’accord. Mais rien de morbide dans ton livre je trouve, même si certains utiliseront ce mot tant tu reviens sur les morts, la mort. Mortifère. Ta mémoire est plutôt mortifère, c’est-à-dire qu’elle prend en compte la question cruciale, celle du mal, du meurtre, de l’atrocité, de la mort… j’allais dire inacceptable comme s’il y avait vraiment des morts acceptables ! Mais tu vois ce que je veux dire. Oui, tu peux être fière d’avoir écrit cela, et je t’en remercie, et je te dis bravo, la souffrance à travers laquelle tu es passée pendant l’écriture ne me surprend pas, elle leste tes mots, leur donne un poids considérable, sans pathos.
Tu sais, Amalia, je vois trois sortes de livres : les mauvais livres, les livres habiles et les livres : ceux qui sont nécessaires, vivants. Bien sûr je place Survivre dans cette dernière catégorie, mais c’était déjà le cas avec L’oubli. Je pense à cette phrase – de ta grand-mère si mes souvenirs sont bons – qui te disait quand tu étais plus jeune : « Tu as de la chance, tu n’as pas connu la guerre. » Elle avait tort et raison en même temps, objectivement raison mais tellement tort, tu n’as pas, nous n’avons pas connu la seconde guerre mondiale mais nous vivons une troisième guerre mondiale, qui se répand comme un cancer généralisé, éclate ça et là de temps
en temps, en métastases cruelles et spectaculaires, nodules malins, une guerre paradoxale dans le sens où l’on n’a même pas le droit de l’appeler guerre. Et on doit survivre là-dedans, en paix officiellement mais en état d’urgence permanent, on doit se composer le visage du bonheur quand l’heure médiatique est au bonheur, prendre aussitôt et pour quelques jours les habits du grand deuil quand l’actualité est au malheur. Je déteste les montagnes russes. Elles me donnent la nausée. Je n’ai pas besoin d’elles pour avoir peur.

Oui : nous vivons en guerre — et tu sais aussi bien que moi que nous entendons ce mot non pas à la sauce Hollande, politique — mais dans le sens le plus simple, le plus direct : il se passe des événements très graves, très violents, ils sont reliés les uns aux autres de façon logique (géopolitiquement, économiquement géographiquement, spirituellement, religieusement) et nous avons depuis quelques années basculé dans un climat ininterrompu d’attentats et de guerres sales (je pense à la Syrie et au terrible massacre d’Alep). Il me semble que parfois nous n’osons pas le dire, nous n’osons pas dire à quel point cette époque est difficile. Ça fait du bien de le dire, pourtant. Il faut le dire. Je suis heureuse de ce que tu dis sur mon rapport à la mémoire, c’est une mémoire qui comprend la mort mais qui n’est pas morbide, en effet : et j’espère, je souhaite que les lecteurs de Survivre, pour ceux qui y seront sensibles, en sortent plus forts, ouverts à ce qu’il y a de plus profond et de plus simplement beau dans leur existence — pour moi la littérature doit sauver. Qu’est-ce que sauver ? C’est, je pense, donner la force de vouloir vivre. C’est finalement rudimentaire, et pourtant essentiel. C’est ce que j’aime chez elle, c’est que je veux transmettre. La littérature doit nous rappeler que nous sommes encore là : vivants. Et que ce qui échappe au discours a un pouvoir. Un pouvoir autre, indirect : mais si grand. Le pouvoir de la littérature comme capable d’action sur le monde est sous-estimé. Il faut que cela change.

Peut-être sais-tu que j’ai été proche de Chéreau à la fin de sa vie. Je te dis ça parce qu’un jour on parlait ensemble de ce qui est vraiment important dans ce « métier de créateur », de ce qu’on cherchait à faire. Enfin, « on », lui surtout, je ne peux vraiment pas me ranger dans la même « catégorie ». Il me dit alors, je me souviens presque des mots exacts : « La reine Margot. J’ai été fier et je me suis senti utile quand on est allé montrer le film à Sarajevo pendant la guerre de Bosnie. Une femme est venue vers moi après la projection, elle m’a remercié de l’avoir aidée à mieux comprendre ce qu’elle était en train de vivre. La Saint-Barthélémy et les mœurs compliquées des Valois permettaient à cette femme de comprendre et de lire son quotidien ! C’est le plus beau compliment qu’on m’ait fait. »
Et tu vois, Amalia, il en est ainsi de ton livre. Barcelone, il y a quelques jours, après Nice, comme tout le monde j’ai vu les infos, les photos, j’ai écouté les émissions consacrées au sujet, lu quelques analyses, vu les commentaires… mais je n’ai rien compris. Car on ne peut plus comprendre, je crois. On voit presque tout en temps réel mais on ne peut plus voir. Quelque chose n’imprime plus, la mémoire est saturée, c’est trop. Hier dans le bus deux hommes parlaient à côté de moi, deux papis. Puis l’un d’eux a dit : Et Barcelone, alors, t’as vu ça ? Et l’autre de répondre : Quoi ? Ils ont gagné face au Real ? Ils ont ri, et des gens ont ri. Oh ! je n’étais même pas scandalisé, ne crois pas que je dénonce quoi que ce soit, même pas, je me suis juste dit que leur rire grossier disait quelque chose de juste. Barcelone, las Ramblas, j’ai compris en relisant ton livre, relire ton livre m’a permis de lire ce qui venait de se passer en Espagne et qui va se reproduire bientôt, ailleurs, demain.

Je ne savais pas que tu avais été proche de Chéreau. Mais je me suis parfois demandé si tu avais été acteur. Il y a quelque chose dans ton visage d’un mouvement lent : j’avais entendu dire un réalisateur un jour qu’un bon acteur est quelqu’un qui bouge lentement à l’image. Ton visage, ton regard, me rappellent un peu le regard lent et noir de Sami Frey, avec cette part d’enfant qui demeure au cœur d’une mélancolie dévoilée. « On voit mais on ne peut plus voir » : c’est le motif de Survivre — j’ai essayé de comprendre ce qui se cachait derrière ce nouveau phénomène d’images qui se succèdent frénétiquement et nous aveuglent, et que nous regardons sans plus pouvoir les voir, les sentir, les écouter.

Merci pour Sami Frey ! quel compliment ! mais tu dis aussi cela parce que nous ne nous sommes pas encore vus « en vrai », ce qu’on va arranger après la publication de ce dialogue, j’espère bien ! En plus tu verras, je suis comme toi, peu à l’aise à l’oral en général. Sinon oui, j’ai été comédien, ou plutôt je l’ai fait. Je suis arrivé à Paris il y a 20 ans pour le cour Florent, c’est là que j’ai pris ce nom de Steiner qui n’est pas mon nom de naissance, ce nom à l’époque était durassien et très peu juif dans mon esprit, à vrai dire je n’avais pas mesuré à 20 ans la composante juive de ce nom : je savais sans savoir. Tout ça pour dire que je ne suis pas un « vrai », au contraire de toi. Mais, et je ne sais pas bien pourquoi, je suis très profondément marqué par la Shoah, de façon intime, ça revient sans cesse dans ma tête, ça peuple quelques uns de mes cauchemars, c’est un « truc » où je ne suis jamais allé mais dont je ne reviens pas. Tu comprends mieux mon choc quand je t’ai découvert avec L’oubli, mon trouble aussi, ma gêne, car mes grands-parents eux n’ont pas été déportés en camp de concentration ou d’extermination, je me sens donc comme « marqué » mais totalement illégitime. J’ai comme une blessure mais il me serait interdit de la formuler, « pas le droit ». Tu comprends ?
Je vais même te faire une confidence, j’ai longtemps cru que Duras avait écrit un texte dans lequel, pour répondre au génocide juif, elle appelait 6 millions de « goy » à changer de nom pour s’appeler Steiner. Ce nom qui veut dire la pierre, de la pierre, soit 6 millions de pierres vivantes disséminées de part le monde, avec des descendants portant eux aussi ce nom, soit une espèce de grand mémorial humain, une nouvelle génération de Steiner, un grand arbre, un olivier millénaire. Et j’ai obéi, en quelque sorte. J’ai obéi à Duras. Dans ma tête je venais après Yann Andréa, après Lol. V. Stein et Aurélia, toutes les Aurélia, c’est fou les mythologies qu’on peut se faire quand on a vingt ans, quand on a de l’énergie et de l’imagination. Mais le plus fou était et reste que j’étais persuadé que ce texte existait, j’en parlais parfois autour de moi, j’avais même mémorisé quelques phrases que je citais parfois, jusqu’à ce qu’une éminente spécialiste de Duras me contredise, m’affirmant de toute son autorité qu’un tel texte n’avait jamais existé. Je l’ai cherché, j’ai cru qu’il était dans Les yeux verts, ce numéro spécial Duras des Cahiers du cinéma mais il ne s’y trouve pas. Aujourd’hui je crois qu’il n’a jamais existé. Sauf dans ma vie.

Incroyable histoire : comme si ton empathie avait intériorisé la douleur d’un peuple et que tu avais pris ce nom sans le savoir mais en le pressentant. Oui, on se rencontrera ! Deux timides passionnés, qu’est-ce que cela peut donner… une jolie étincelle, probablement ! Une pierre qui produit des étincelles, voilà ce que signifie Finkelstein, en ancien allemand. Et voilà que nos noms sont liés par la pierre — et par Aurélia : un texte de Nerval qui a changé ma vie par sa beauté mystique, nocturne, étoilée ; par cette profondeur foudroyante du style de Nerval, secret, torturé, shakespearien.

Et on parlera d’amour si tu veux bien. je suis assez in the mood for love en ce moment. Et l’amour n’est pas absent de ton livre. « On écrit sur le corps mort de l’amour », toujours Duras… J’aurais encore plein de choses à te dire sur ton livre, de questions à te poser… Mais ce dialogue écrit est fait pour être lu, aussi peut-être vaut-il mieux de ne pas faire trop long ? De toute façon tu as déjà de beaux papiers dans la presse, d’autres papiers viendront et peut-être, je te le souhaite, un Prix ? A tout bientôt et merci pour ces mots échangés avec toi.

Frederika Amalia Finkelstein, Survivre, L’Arpenteur, 2017, 144 p., 14 € — Lire un extrait