No(s) confidence(s) – 19/24

De son côté, dès son retour en France après sa croisière peu amusante, Paul a voulu reprendre le cours d’une existence qu’il trouvait déroutante. Dans le taxi qui le ramenait de Roissy, il s’est dit qu’il lui fallait arrêter de penser qu’il s’était engagé dans une voie à sens unique, ou pire, dans une voie sans issue, la tête pleine de périphrases en entrant sur le boulevard périphérique.

Paul s’est alors mis à vivre chaque instant avec une frénésie, une euphorie qu’il ne se connaissait pas. Ou plus. Echaudé par sa déconvenue maritime et pensant avoir trouvé la réponse à toutes ses questions en retrouvant Paris, il a néanmoins enchainé les fiascos.

Les gueuletons ont succédé aux apéros entre potes d’un soir. Les séductions platoniques du début ont été suivies de dragues pitoyables au comptoir et de coïts encore plus navrants (parfois au comptant). Il a tenté de se rassurer par tous les moyens. Il a éclusé ces bars Seven to One à destination d’une clientèle de workaholics au pouvoir d’achat suffisant pour pouvoir se payer des Mojitos à quinze euros pièce en grande quantité sans risquer l’attaque cardiaque au moment de demander l’addition. A défaut d’une cirrhose prématurée.

Sur ce marché de la boisson festive, ces nouveaux lieux de la bringue trendy ont avantageusement remplacé nos PMU d’antan. Cela dit, il est du dernier chic aujourd’hui de venir s’encanailler dans un boui-boui de banlieue, parce que le lieu réserve souvent quelques surprises aux cadres dynamiques arrivés ou aux traders surpayés qui échouent ici. On assiste même à l’émergence d’un tourisme nocturne d’un nouveau genre, éthylique et factice, qui voit différentes couches de la population frayer ensemble de manière improbable le temps d’une soirée. Vu de l’extérieur, on pourrait croire à une tentative réussie (et alambiquée) de melting pot bistrotier qui réduirait la fracture sociale à grandes rasades d’alcools démocratiques. Vu de l’intérieur, sous les échanges à l’intelligence proverbiale s’instaure une franche camaraderie autour de ce but commun qu’est l’alcoolisation collective. On constate néanmoins que si les barrières culturelles se lèvent provisoirement pour permettre cette communion autour de vins vulgaires, elles se referment aussitôt une fois la porte de l’établissement franchie. Et chacun réintègre son milieu d’origine. En zigzagant, la plupart du temps.

On s’en va ensuite fréquenter des discothèques en vogue en compagnie de collègues de bureau ou de soiffards professionnels qui font d’idéals compagnons nocturnes jusqu’au lever du jour et en dépit du bon sens. On finit par aborder des jeunettes à l’âge indéterminé qui, trépignant et piaffant, prient le physionomiste de les laisser rentrer en jurant sur la mort prochaine de leurs parents respectifs qu’elles sont bien majeures. La vie de noctambule que l’on s’’impose en beuveries et discussions superficielles, pour oublier qu’au fond on est désespérément seul, ne constituent pas un idéal de vie fait de priorités mûrement réfléchies. On ne compte plus les nuits emplies de verres qui se vident. On pourrait résumer cet état qui bat en brèche le sacro-saint principe des vases communicants, en une formule physique d’un nouveau genre qui veut que l’estime de soi diminue au fur et à mesure que les additions grossissent et les ardoises s’allongent dans les bars que l’on fréquente assidument. On peut passer des nuits entières à boire. C’est un fait. On est même surpris de la capacité d’ingestion de quantités de liquides divers de la part d’un corps humain. On ne boit pas à domicile. Jamais. C’est une règle. On trinque à l’extérieur. En perfectionnant cette ivrognerie sociale chère aux fins de journée à l’anglo-saxonne jusque tard dans la nuit. Un verre de bière à la main d’abord, puis directement au pichet et passant rapidement au degré (d’alcool) supérieur lors de l’invariable after, où l’on se retrouve entre gens triés sur le volet et la couleur de leur carte de paiement. Pour cacher ses occupations à son entourage (qui n’est pas dupe), on prétexte souffrir d’insomnie. La vérité est plus prosaïque.

Malheureux comme un tombereau de pierres, Paul a lui aussi été l’invité de tables nocturnes dans lesquelles il s’est également couvert de ridicule. Comme chez cet ami commun qui donne des repas nocturnes, parce qu’après vingt-deux heures ça roule mieux sur les Maréchaux.

La soirée s’annonçait badine et légère, les petits fours foisonnant déjà avant même l’arrivée du champagne millésimé servi directement dans des coupes d’une extrême finesse, la bouteille restant en cuisine pour éviter que les malotrus de notre espèce ne se resservent à l’envi sans autorisation préalable. Il y avait là, entre autres, dans cet intérieur trop coquet, à la table et la maîtresse de maison trop apprêtées, entre les palmipèdes bigarrés préposés aux épices et la tête de sanglier accrochée au mur : une pharmacienne de quartier, un laborantin de ses amis, un édile de province montant à la capitale une fois l’an pour s’encanailler à Pigalle, un directeur commercial en visserie flanqué de sa secrétaire élevée au rang de compagne digne d’être sortie en société, un énarque frais émoulu, un vieil instituteur philatéliste barbu… Sur la table, s’étendaient les canapés, toasts et autres amuse-bouche, du foie gras, du caviar, des piments de différentes sortes. Frais et moulus également. Les conversations tournaient. Des mots s’élevaient de chacune d’entre-elles, provoquant un brouhaha feutré, léger et à la superficialité convenue. Venu seul, Paul a longuement hésité entre se faire affranchir sur l’importance de la dentition des Marianne de Lamouche par le vieux maître et parler écrous et boulons avec le vendeur de tiges filetés qui avait ce soir-là délaissé sa chemise à jabot en plus de son épouse légitime. Pendant que ce petit monde devisait de conserve, Paul se taisait face au directeur commercial adultère intarissable sur le poids du rivet aveugle en cupronickel dans son chiffre d’affaires, des invités tardifs continuaient d’affluer.

Délaissant le représentant en boulons, il tenta vainement de s’intéresser au discours du pédagogue à barbe qui expliquait à la secrétaire rapportée combien il était difficile aujourd’hui de trouver des timbres qui ne soient pas autocollants et combien il regrettait le goût si particulier de la gomme tropicale qui le remplissait d’aise lorsqu’il léchait le dos des Marianne de Béquet. Paul sombra donc naturellement dans l’alcool. La suite de la soirée est indescriptible. On m’a rapporté qu’un couple indélicat avait profité de l’heure avancée et de la confiance a priori accordée à des invités pourtant choisis pour s’ébattre bruyamment dans la salle de bains des hôtes. Sans connaître tous les détails, il est avéré qu’ils n’ont pas laissé les lieux dans l’état dans lequel il les avaient trouvé en entrant. La table à langer a dû être remplacée très vite et celui qui m’a rapporté l’histoire avec des accents de protagoniste des Experts Manhattan dans la voix, a même sous-entendu que des recherches ADN seraient en cours sur un gant de toilette familial.

Heureusement, un soir, dans un mouvement de repli annonciateur d’une hypothétique retraite (ou d’une reddition prochaine), on commence à regarder ses compagnes et compagnons de futilités nocturnes d’un autre œil. Comme lorsque l’on tente de se regarder au loin dans un miroir. En plissant les yeux d’abord, pour voir enfin son reflet, une image de soi de plus en plus nette, de plus en plus précise. Jusqu’à la prise de conscience finale de la condition dans laquelle on se trouve. Le miroir est là. Il l’a toujours été.

Un énième lendemain de libations, quand les cloches de l’église voisine sonnent midi et que l’on a déjà manqué une réunion de service à laquelle il ne fallait pas déroger, on se retrouve allongé sur le canapé du salon, tout habillé. On se réveille dans le flou le moins artistique. Un halo de lumière projette sa clarté diffuse à travers les volets clos. On se repasse le film de ses dernières agapes. De ses nuits, de ses frasques récentes. Les souvenirs remontent en même temps que les sucs gastriques. On se souvient très bien du premier verre, on ne se rappelle plus en avoir demandé « un dernier pour la route ». On a tout de même réussi à rentrer chez soi. Toujours capable d’antiphrase (ce qui est un bon début), on se dit que la répression de l’ivresse dans les lieux publics a de beaux jours devant elle. Coincé entre sa raison d’être et l’obligation légale et antinomique de surveillance de l’éthylisme de sa clientèle, le cafetier choisit souvent le capitalisme sauvage le plus débridé au détriment des règles de droit les plus élémentaires. Surtout si, en bon commerçant qui entend fidéliser le chaland, il « remet la sienne »…

En se dirigeant vers la salle de bains avec la démarche d’un palmipède hoquetant sur la glace d’une patinoire olympique, en équilibre instable devant le miroir, tel un culbuto d’un mètre quatre-vingts, on contemple l’étendue des dégâts. Et l’on se dit qu’il est le venu le temps d’arrêter cela. De tout arrêter. On se débarrasse de ses fringues fripées, on vérifie le contenu de ses poches. On compte les tickets de paiement amassés au cours des dernières soirées et on constate que l’on dépensé l’équivalent d’un SMIC mensuel brut en une semaine. On a payé le prix de son enthousiasme à tromper sa solitude en monnaie de plastique. Au mal de crâne et au mal de vivre lancinants s’ajoute un découvert gigantesque. Par delà des sommes d’argent qui, toutes proportions gardées, et ramenées à l’échelle d’un seul homme avoisinent le montant du PIB par du Burkina Faso, ce mode de vie est devenu simplement exorbitant. Et l’on constate alors avec amertume que si la solitude est un luxe, on vit nettement au-dessus de ses moyens.

Jusqu’au jour où quelqu’un entrerait à nouveau dans votre vie. Comme le jour où Alice est entrée chez moi.

(A suivre)