Hanif Kureishi, Le dernier mot d’un royaume (peu) uni

© Christine Marcandier

Hanif Kureishi est un romancier des corps, de la sexualité, un anatomiste du couple et des relations amoureuses, du désir — « l’anarchiste originel, le premier agent secret » (Intimité) — son dernier roman L’Air de rien (The Nothing), à paraître le 28 septembre prochain aux éditions Bourgois, le prouve une nouvelle fois.
Caustiques et en apparence désopilants, ses textes ont inspiré Stephen Frears — on lui doit le scénario de My Beautiful Laundrette ou Sammy and Rosie Get Laid (Sammy et Rosie s’envoient en l’air) — et Patrice Chéreau avec Intimité (Intimacy). Sous la comédie et l’ironie, ce sont les faux semblants de la comédie humaine qui sont mis en relief, comme dans Le Dernier Mot, satire du monde du livre et peinture au vitriol de l’Angleterre contemporaine.

Harry Johnson est engagé par Rob Deveraux, éditeur « audacieux et respecté », pour écrire une biographie de Mamoon Azam, écrivain et essayiste anglais d’origine indienne. L’auteur est culte mais il vend moins, il est « le genre d’écrivain dont on se demandait : “est-ce que tu sais s’il est toujours vivant ?” ». Le pari de l’éditeur est donc simple : grâce à des révélations trash (« c’est un vrai salopard, adultère, menteur, brutal ») et à un plan marketing serré, il pourra relancer les ventes des livres de Mamoon Azam. Le mieux serait bien entendu que l’écrivain meure dans les cinq ans qui viennent… Voilà donc Harry, « biographe de l’extrême », engagé par un éditeur sans scrupule et invité dans la maison de l’écrivain : là, il rencontre Liana, la deuxième femme de Mamoon, une Italienne exubérante et prête à tout, elle aussi, pour relancer la carrière de son mari.

Dès ses premières pages, Le Dernier Mot se présente comme une satire hilarante du monde littéraire, sa « potincratie », ses combines et marchés. Harry est d’abord candide, pour lui « les écrivains étaient des dieux, des héros, des rock stars », mais il se révèle rapidement sans scrupule. Il « veut se faire un nom qui le révélerait aux yeux du monde entier et le lancerait vers un destin radieux ». On pourrait voir dans cette satire un roman à clé, en faire la transposition romanesque des relations houleuses de V. S. Naipaul et de son biographe “autorisé” Patrick French pour la rédaction de The World Is What It Is (2008, non traduit en français). On pense aussi parfois à Salman Rushdie (« ses yeux aux paupières tombantes ») quand l’enfance indienne et le départ pour l’Angleterre d’Azam rappellent quelques pages de Joseph Anton. Quand son discours sur la place de l’écrivain aujourd’hui entre en écho avec la figure de Rushdie : « De nos jours, nous autres, écrivains, artistes, ne sommes plus autorisés à offenser qui que ce soit. Nous n’avons plus le droit de remettre en cause, de critiquer ou d’insulter, sous peine de nous voir traqués, assassinés. Désormais, un écrivain sans gardes du corps est à peine pris au sérieux ».Mais se focaliser sur ces clés hypothétiques et ces références reviendrait à passer à côté de la réflexion de Kureishi sur la tendance d’une certaine littérature à se réduire au gossip, aux ragots : « De nos jours, la biographie s’inspirait beaucoup de la lecture des journaux à scandale ; le genre s’était laissé vampiriser par les ragots : c’était devenu une entreprise de désillusion. » Ce serait rater la portée du roman, son analyse cinglante du statut de l’écrivain aujourd’hui, de sa fonction, de son influence et de sa réduction à une « marque ». Que l’auteur fictif Mamoon Azam rappelle des écrivains réels est alors la preuve irréfutable de l’acuité de ce récit, de sa pertinence comme saisie du contemporain. Le Dernier Mot est un roman chausse-trape : dès que le lecteur pense cerner son sujet, l’ironie de l’écrivain dézingue ses certitudes et le conduit ailleurs, vers une vérité (fuyante) des êtres et des choses.

Le personnage central du Dernier Mot semble d’abord être le jeune et ambitieux Harry. Puis la focale se déplace vers Mamoon Azam, l’écrivain « adoré par des gens qui ne le connaissent pas mais détesté par ses proches ». Enfin, le récit suit l’affrontement de ces deux hommes, dans un huis clos campagnard étouffant, avec Liana en figure baroque et tutélaire qui dirige le domaine et se considère, hautement, comme l’équivalent actuel de « la femme de Tolstoï ». Harry séjourne chez les Azam pour glaner des informations inédites, mais l’écrivain rechigne et préfère jouer au tennis avec son biographe et les échanges verbaux des deux hommes sont à l’image de leurs matchs, musclés. Bien malin celui qui aura the last word.

À travers l’enquête de Harry, se dévoile un écrivain au crépuscule de sa vie, contraint par son biographe à revenir sur sa carrière littéraire, ses thèmes de prédilection, ses inspirations. Mamoon Azam est certes une figure fictive, mais Hanif Kureishi lui donne une portée réelle : l’ensemble de sa vie, comme sa carrière littéraire, est concentré dans ce roman, son enfance en Inde, son arrivée en Angleterre (Cambridge puis Londres), son départ pour New York, ses premiers succès, ses ventes insolentes, puis son lent déclin. Sa seule perspective désormais est « la cécité, l’incontinence, l’impuissance, les articles assassins, la mort, l’anonymat ». Hanif Kureishi brosse le portrait d’un écrivain engagé et mégalo, auteur de « sagas familiales au temps de l’Inde coloniale », « d’essais brillants sur le pouvoir et l’empire, tout en menant de front des portraits détaillés et des entretiens avec des dictateurs et des fous furieux portés au pouvoir dans le tiers-monde au moment de la décolonisation ».

Mamoon n’est donc pas un écrivain anodin : Britannique d’origine indienne, il incarne la Grande-Bretagne dans ses contradictions et tensions. Harry va rapidement découvrir l’envers du décor : pour s’assurer un quotidien douillet dans sa maison, l’écrivain et sa femme se sont entourés de quelques domestiques qui assurent la cuisine, le ménage, le jardinage…, avant de rentrer tous les soirs dans des logements sociaux miteux. Le couple les exploite, réduit leurs salaires. Mamoon, le « Camus des Indes », a même été l’ami de Thatcher, « quelqu’un qui n’avait pas particulièrement de culture et qui avait entraîné l’Angleterre sur le chemin de la vulgarité et du consumérisme ».

Pourtant, Mamoon Azam a lui-même été en butte au racisme ordinaire d’une société dont la vitrine est le multiculturalisme. Comme le dit Liana, « combien de soi-disant écrivains de couleur étaient là avant mon mari ? Les gens n’imaginaient même pas qu’un noir sache épeler le nom de Tchaïkovski ! ». La vie de Mamoon est un double exil : il est un étranger pour les Indiens comme pour les Anglais. Sous cet angle, il est un double de Hanif Kureishi, né en Angleterre d’un père pakistanais, qui racontait sa « crise d’identité » dans Souvenirs et divagations (2003) : «Moi et les jeunes de ma génération, nés ici, nous sentions chez nous en Angleterre, même quand on nous affirmait – souvent par le biais d’injures raciales – qu’il n’en était rien. »

Le Dernier Mot, comme tant d’autres romans de Kureishi, est l’analyse d’un to be or not to be part of (faire ou ne pas faire partie) de la société britannique, une société qui exclut toute différence, sociale, raciale, culturelle. Mais l’Angleterre n’est pas un pays des merveilles : Kureishi l’écrit dès la première page du roman, « la Grande-Bretagne était une petite île surpeuplée, grouillante d’immigrants affairés qui, pour beaucoup, s’agrippaient aux flancs du pays comme à un bateau qui serait sur le point de chavirer. Mais ce n’était pas tout : des milliers de demandeurs d’asile et de réfugiés cherchaient à fuir les perturbations qui agitaient le reste d’un monde en plein chaos en espérant pouvoir traverser la frontière. (…) Depuis que la crise financière avait éclaté, on avait l’impression que tous ceux qui étaient à bord de ce pays étaient tellement tassés, tellement claustrophobes qu’ils en venaient à se retourner les uns contre les autres, tels des animaux pris au piège. »

Cette réflexion de Harry, liée à sa lecture des journaux, pourrait d’abord sembler une digression. Là est pourtant le centre de gravité du roman : peindre le Royaume (peu) Uni comme un système à la dérive, et mettre un écrivain au cœur de cette réflexion politique et sociale, parce que l’écrivain est celui qui peut mettre à distance et commenter ces réalités. Et parce que l’Angleterre est désormais admirée « pour sa littérature uniquement ; cette belle petite île qui s’enfonçait dans les eaux était un grenier à génies, où les meilleurs mots étaient conservés, où on les faisait, les refaisait ». Mamoon, figure de la grandeur et décadence d’un empire… Son portrait contrasté, victime et bourreau, « point d’interrogation insistant », illustre un art du roman : « Le roman c’est la contagion. Le roman voit les complications. » Il est là, comme l’écrivait Conrad que cite Azam, pour « flotter à l’envers sur ce chaos ».

L’homme Mamoon Azam est bien peu reluisant, comme beaucoup d’écrivains : « Qui peut penser à Larkin de nos jours sans l’associer à son goût pour les fesses des petites filles et à sa haine paranoïaque des Noirs (…) ou aux copulations d’Eric Gill avec à peu près tous les membres de sa famille, y compris le chien. Proust torturait des rats (…). John Cleever aimait traîner dans les toilettes, toutes narines dilatées avant de retourner auprès de son épouse. P. G. Wodehouse a fait des émissions pour les nazis ; Mailer a poignardé sa seconde épouse. Deux des femmes qui ont aimé Ted Hugues se sont suicidées. Sans parler de Styron, Salinger, Saroyan… La littérature était un vrai champ de bataille ; aucun être raisonnable n’avait jamais pris la plume pour écrire. Jack Nicholson, dans Shining, offrait une bonne interprétation de ce qu’est un écrivain.

Le Dernier Mot est une chambre d’écho du réel : du roman (la figure fictive de Mamoon Azam), il conduit au réel avant de faire retour à la fiction (via le cinéma), posant la question de ces vies non exemplaires des écrivains : cela change-t-il quelque chose à l’importance de leur œuvre ? Kureishi n’apporte aucune solution simple ou thèse réconfortante, il demeure dans l’ironie, le vitriol pour mieux révéler les paradoxes du monde et de sa représentation.

Chaque personnage du roman est déchiré entre des aspirations contradictoires, « d’un côté la banalité de l’existence bourgeoise et, de l’autre (…), la jouissance sans limite », d’un côté le commerce et/ou le prestige, de l’autre la littérature. Mamoon, au crépuscule de sa vie, rusé, menteur, voudrait jouir d’un droit à l’oubli. Mais son entourage – de sa femme à son biographe ou son éditeur – fait valoir une volonté de transparence : « L’indiscrétion est l’essence même de la biographie. » L’affrontement de Mamoon et Harry figure ces tensions, l’écrivain en a conscience : « Harry, vous en connaissez plus que moi sur toutes les facettes de mes multiples personnalités. Votre créneau, c’est la mémoire ; le mien, c’est l’oubli. Oublier, c’est le plus beau des luxes de l’esprit. »

L’existence de chacun est la quête d’un équilibre impossible, parce qu’une force domine les êtres – le désir, véritable sujet du livre, « moteur de notre existence ». Le désir, c’est par exemple l’exposé de la vie sexuelle de Mamoon et Harry, disséquée. Les conversations des deux hommes, une pulsion qui unit sexe et littérature, avec, d’une part un désir primaire de corps à corps, et de l’autre, le récit comme désir sublimé. Et c’est bien cette tension qu’installe le roman, par des ruptures de ton et de registres, ces passages constants de l’intime au burlesque, de la violence au rire, mais aussi par cette volonté de comprendre qui s’empare du lecteur : qui est réellement Mamoon Azam ? Que cherche vraiment Harry Johnson ? La vérité est indiscernable, seul demeure l’enfer du désir de lire, de savoir, inoculé au lecteur.

Hanif Kureishi, Le Dernier Mot (The Last Word), traduit de l’anglais par Florence Cabaret, 10/18, 360 p., 8 € 10