Le livre invenir : Jean-Philippe Cazier, L’ la phrase. L’

Autoportrait © Jean-Philippe Cazier

J’aurais voulu parler de Ce texte et autres textes paru en 2015, car celui-ci plane autour de L’ la phrase. L’ avec des beautés d’orage. Mais ma langue s’est nouée à la lecture de l’article que Claro lui a consacré.

Qu’importe, commençons à lire L’la phrase. L’ publié en 2016 chez Al Dante.

Voilà un texte commençant par une parenthèse ouverte sur l’

Voilà un texte qui s’absente, s’ouvre,

Vois

Voilà un texte commençant à nous parler de la littérature comme une mâchemort : « (Parler c’est hériter. Phrases mortes à la surface de la page. Une histoire un héritage de la langue. Langue morte la terre et la cendre » (p.9).

Je commence de travers : il ne faut jamais mimer la voix d’un livre malgré toute la force qu’une écriture peut exercer sur nous. Lire, comme écrire, c’est résister. « Écrire, disait Blanchot, c’est entrer dans la solitude où menace la fascination ». Il faut bien entendre (et peut-être, s’il le faut, contre Blanchot lui-même) la menace plutôt que l’abandon à la fascination, à la passivité. La fascination est cette force désintégrante à laquelle la solitude s’affronte. Écrire – description d’un combat, comme dirait l’autre. Écrire sa lecture, c’est à la fois se livrer et résister à la fascination. C’est être attiré par la comète, orbiter autour d’elle. Figure bien improbable que celle d’une comète entourée de petites lunes critiques, lunes d’encre noire sur fond noir.

N’empêche, le livre de Jean-Philippe Cazier a cette force d’attirance remarquable. On ne peut que répéter ce texte, le décomposer, le recomposer, l’inspirer, l’expirer. J’aime bien ce terme de « mâchemort » que j’invente pour qualifier ce début du livre quand lui-même en viendra à évoquer Christophe Tarkos et sa pâte-mot sur toute une section (il y a en 5, dont une très silencieuse, fin de parenthèse). Jean-Philippe Cazier nous met dans la bouche une pâte-mort, la langue travaillée par la mort, par la répétition du mourir, bégayant la vie, langue de l’altérité et du dehors, par la reprise et la transformation de l’héritage. Livre flamme et livre cendre (donc livre fantôme selon moi). Un livre ne cessant de se reprendre, de s’effacer comme dans Ce textes et autres textes, travaillant non plus seulement au niveau du texte, mais de la phrase : « Phrase la mort ses morts. La phrase va en avant de sa naissance. A l’intérieur de ses mots. Vers l’avenir auquel elle ne cesse de tourner le dos. Tandis que les décombres de ses mots montent au ciel. L’la phrase. L’ » (p.10).

Ce mouvement de disparition dans l’apparition, ce travail de sape de la phrase cet in-venir du sens, produit un effet nocturne, donne une étrange proximité aux mots et aux morts. Poésie revenante, revenant toujours sur elle-même pour se rayer, littéralement et dans tous les sens :

Ici le texte se nie dans une nuit éveillée où le texte, comme la mer, flue et reflue. A tout prendre, ce que Jean-Philippe Cazier vise ce n’est plus le mallarméen « Livre à venir », mais le livre in-venir : « Le livre à disparaître » (p.15), formule souriante éclairant la démarche poursuivie, répétée au fil des pages.

Ce livre de poésie est aussi un livre de politique écrit sur fond noir : « (C’est, littérature sans langue, l’écrivain. Sans langue littérature, c’est cette lutte. Cette lutte seule que l’écriture dit. (…) / La phrase est une lutte locale. / Le texte est une lutte locale et anarchiste » (p.12).

Cette liaison du poétique et du poétique ferait fond de cette expérience de la solitude, du caractère essentiellement apatride de la littérature (la littérature comme langue étrangère, de Proust à Volodine, a eu ses partisans). Car l’expérience de la littérature, par son essence même, vide, en perpétuel déplacement, a pour qualité d’être un courant de résistance, d’être une microcoupure par rapport aux pensées globalisantes : « la langue est universelle. La langue est totalisante » (p.17) – la langue est fasciste, disait même Barthes. La littérature porterait en elle un potentiel de distorsion, d’éclatement, d’exil : « (Livre de l’exil. Le livre sera celui du tout-venant. Ouvert. Glissant hors du langage. Livre muet. Inscription du silence. Inscription de ton nom. Sera. Ton nom. Ce qu’il veut dire ou s’il se tait. Ce qui en lui ne cesse de s’échapper. Son propre effacement. Livre voyageur ».

Forcément, on suit avec bonheur ces lignes moléculaires où Deleuze souffle encore un murmure intranquille, vers un mouvement plus lent, tragique, vers l’absent, l’aimé, l’effacement, vers une pensée du plus lointain, du déplacement, de l’exil d’un « nomadisme immobile ». Un exil hors langue, vers des régions neutres où l’appel du politique serait toujours là : « Une phrase-meute. Une phrase-terrier. Une phrase collective. Une phrase politique » (p.30).

C’est même la musique de Novalis qui peut résonner dans notre imaginaire au début d’un paragraphe : « Le livre sera collectif. Sans nom et seul. Incapable de parler. Livre d’une communauté. Communauté toujours ouverte. (…) Un livre de survivant ou de survivances. Livre d’un prolétariat universel » (p.13). Que de choses résonnent dans ces lignes. Livre en communauté (Novalis), communauté négative (Bataille) ou inavouable (Blanchot), survivance des lucioles (Pasolini). Tout une poétique se rassemble et revit, remeurt, revit à nouveau dans les mots de Jean-Philippe Cazier. Les mots dansent, les mots chantent : « Sable ombres cendre » (p.14). Une telle suite de mots virevolte, se lit rapidement, puis au ralenti, décomposant la silice et le silence, la noirceur et la griserie, les grains d’ombre, de sable et de cendre dans un même tourbillon hypnotique.

Être un mot parmi les morts, « Là serait le monde. Là serait la phrase » (p.16). Souvent les phrases nous appellent ainsi en elles. Nous effacent en elle en les inscrivant en nous, écriture de nuit noire et blanche : « (Écrire la nuit / Dans la nuit / L’errance des fantômes / Les mots s’effacent / Chaque page est blanche » (p.22).

De nombreux passages se reprennent, se répètent, et même quand cela échappe à la répétition, à l’effacement, on rêve, à lire ces passages, de les performer en formant en nous une sorte de litanie, répétant en boucle : « Parle ça. Texte le. Silence. / Langue la. Parle ça. Silence. » (p.25).

Encore et encore.

Comme il est puissant ce texte éclair de Jean-Philippe Cazier : « Le livre serait une déchirure du présent. La mémoire d’autre chose. Mémoire de failles et passages. D’un paysage de distances. Langage de failles et distances. Mémoire et failles du langage même » (p.26). Ce texte nous fait rêver à de nouveaux dispositifs de textes. Des textes pleins de microcoupures comme celui-ci me font rêver à un texte qui ne pourrait se lire qu’en discontinu car le support ne ferait apparaître les phrases qu’aléatoirement.

Des phrases, quelles phrases ? « Phrases sans auteur. Dont on n’est pas l’auteur. Phrases collectives. Phrases-peuples. Rêvent d’autre chose. Phrases de plus en plus désertes. De plus en plus peuplées. Phrases les plus animales. Phrases-samuel-beckett. Phrases-virginia-woolf. Phrases immobiles migrantes. Phrases mentales corporelles. Phrases-christophe-tarkos. Phrases-liliane-giraudon » (p.61).

Cette poésie de l’interrompu ouvre merveilleusement tous les possibles. « L’impossibilité de. / C’est ce que tu dis » (p.48), devient pour moi : « L’impossible de vivre. / C’est ce que tu dis », mais aussi « L’impossibilité de mourir. / C’est ce que tu dis. », etc. Tout s’invente et se réagence sans arrêt dans ce texte. Une altérité du texte est toujours là, dans l’espace invisible avant le point, « L’impossibilité de. »

J’aimerais terminer d’un poème d’amour, amour à la langue : « Et je m’adresse ici à toi / Sans savoir aujourd’hui ce que veut dire. / Sans savoir. / Je n’ai pas encore fermé les yeux. / Je vois mes yeux grands ouverts. / Car je ne vois plus. / De moins en moins chaque jour. / Un chaos de lave rouge. / Rouge lave de chaos rouge. / Et. ».

 

Jean-Philippe Cazier, L’ la phrase. L’, éditions Al Dante, 2016, 72 p., 10 €
Sur Diacritik, lire aussi l’article de Véronique Bergen et l’entretien de Jean-Philippe Cazier avec Christine Marcandier