Petits poëmes en pause: #8. La place du mort

 

 

On a tort de mettre en doute l’existence des fantômes. Nous devons ce scepticisme à deux causes convergentes : le scientisme positiviste hérité du XIXe siècle et l’empire intellectuel du capitalisme marchand. Au contraire des marchandises dont la seule réalité est une « valeur d’échange » et qui existent d’autant plus que leur commerce est plus intense, les fantômes qui nous visitent et dans l’intimité desquels nous vivons nos heures les plus vraies, vis-à-vis décisifs et sombres au miroir de notre sang, jouissent d’une pure « valeur de jouissance ». Il serait aussi fastidieux de prétendre les raconter que de raconter nos rêves ou de débagouler sur nos histoires d’amour. Leur existence est subjective : un fantôme est notre fantôme ; son image et sa voix existent, mais n’existent que pour nous. Si nous ne savons plus y croire, c’est que nous avons désappris à vivre à l’écart de tous. Marchands de notre propre vie, self-made men de nos dithyrambes, nous monnayons sur l’étal de tous les réseaux sociaux les preuves de notre existence. Nos solitudes, notre expérience, nos fantômes les plus impugnables : autant d’invendus promis au pilon. Notre plaisir est si pauvre qu’il faut à notre jouissance des salves d’applaudissements. Le dépeuplement des fantômes est une crise écologique comme l’extinction des espèces ou le naufrage des pôles. Ce qui n’est pas utilisable disparaît pour faire de la place ; ce qui est utilisable s’éteint par surexploitation. Il paraît qu’il y a cent ans, à la faveur d’une hécatombe, nous autres, civilisations, apprenions brusquement que nous étions mortelles. Nous apprenons aujourd’hui que la nature est mortelle et que nous lui survivrons. Pas besoin de guerre nucléaire ni d’apocalypse à effets spéciaux. Notre quotidien va suffire à cette élimination. La disparition des fantômes, du corail et des papillons est en train de nous l’apprendre. La terre est en rupture de stock.

Au début du XIXe siècle, la poésie et la peinture redécouvrent la nature. Le paysage romantique l’exalte sur tous les tons. La raison de cet enthousiasme fait un peu froid dans le dos. Il commence en Angleterre, avec Constable et Wordsworth, parce que c’est en Angleterre que le visage de la nature a commencé de s’effacer devant les progrès rapides de la première révolution industrielle. La belle campagne anglaise est entrée en voie d’extinction. Le spectre de cette campagne revient hanter les poètes ou obséder les tableaux. L’âge d’or du countryside en poésie et en peinture est un effet du countrycide ou meurtre du paysage par l’apogée du charbon.

Dans Climats, en 2015, une aventure héritée du De Natura rerum et des grands poèmes encyclopédiques que la fin du XVIIIè siècle consacra à la Nature (Les Mois de Jean-Antoine Rouchet, Les Saisons de Saint-Lambert, Les Jardins de Jacques Delille), le poète Laurent Grisel ose un jeu de mot : « Le monde est sensible ». Il faut rétablir la syllepse et sa logique profonde : « sensible », parce que « sans cible ». C’est une propitiation : le rêve d’un monde échappé aux doctrines utilitaristes qui considèrent la nature selon des moyens et des fins et ce qui reste de dieu comme un CEO très habile à atteindre ses objectifs. Retraité en valeur d’échange, le monde n’est plus sensible. Il ne jouit plus de lui-même : être ne lui suffit plus. Comme son membre fantôme démange un homme amputé, c’est presque toujours un spectre, une forme passée du monde, qui vient hanter la poésie. Un réel déjà défunt s’y recycle en thème sensible. Si l’on en croit la leçon des poètes du Lake District, Climats est un mauvais augure.

Dans l’hiver 1853, sur la petite île de Jersey, Hugo vit avec des fantômes. Ils ont rendez-vous tous les soirs devant une table parlante qui sténographie la conversation. Privé de son auditoire par l’exil et la proscription, « Jocrisse à Patmos » (dixit Louis Veuillot) s’entretient avec les morts. Du beau monde passe à table : de son rocher de Saint-Malo, le fantôme de Chateaubriand passe en voisin dire bonjour : « La mer me parle de toi. Nous sommes voisins à présent ». L’ombre de Racine se lamente au poète de Cromwell que sa perruque a roussi au feu du drame romantique. Dante l’appelle « caro mio ». Chénier achève pour lui son poème Les Colombes. Tyrtée complète ses chants perdus et, moins belliqueux que ses strophes, accepte les corrections que suggère Charles Hugo. Quand une conversation est interrompue par la mort, un fantôme se dérange et la finit pour les vivants. Un fantôme est l’habitant de nos « cetera desunt ». Hugo prie André Chénier de demander à Shakespeare qu’il les honore de sa présence. Shakespeare vient un mois durant et dicte un drame, Nihila, en français dans le texte, parce que « la langue française est plus poétique que l’anglo-saxonne ». Le Lion d’Androclès prophétise : « Les tigres voient clair dans la nuit, la nuit voit clair dans les tigres ». Le spectre de l’Océan compose un morceau de musique. Perplexe du résultat, Hugo demande à l’Océan si Mozart ne pourrait pas venir y mettre un peu d’ordre. Il propose : « Neuf heures, ce soir ? ». L’Océan répond, bonhomme, qu’il lui fera dire par le Crépuscule. Mozart vient au rendez-vous. Les spectres sont accommodants : Charles dit à l’ombre du Sépulcre que madame Hugo arrive à Jersey et que « si l’Ânesse de Balaam pouvait arriver plus tôt, ça arrangerait tout le monde ». Dans le long hiver de Jersey, affamée de distractions, toute la tribu des Hugo se livre à des excès de table. Le patriarche, pendant ce temps, écrit Les Contemplations et le recueil doit beaucoup aux folles élucubrations de ce déroutant dialogue des morts. Un poème bien connu, écrit dix ans auparavant, est amalgamé au recueil parce qu’il est dédié à Léopoldine, la fille chérie du poète, morte noyée à dix-neuf ans, et que le poète y parle à sa morte. Au reste, la fille défunte aura été la première, le 11 septembre 1853, à répondre timidement, sous l’alias d’« Âme soror », au grand réquisitoire des ombres. Le poème fait partie du quatrième livre des Contemplations, clef de voûte du recueil, écrit à l’ombre d’un tombeau.

Ce poème est si connu qu’il est dur de le surprendre. Essayons de faire semblant, comme une première lecture impossible. C’est un poème d’amour. L’amant y parle à l’aimée, dont il a été séparé et avec laquelle rendez-vous est pris. Il part au lever du jour (1ère strophe), marche toute la journée (2ème strophe) et arrive au crépuscule (3ème strophe). Le poème épouse le jour naturel, mais cette simplicité, ce naturel sont une ruse. L’amant est plongé dans la nuit et imagine le voyage qu’il a hâte d’accomplir quand le jour sera levé. Son impatience parle au futur. Ce poème plein de lumière est un poème nocturne. Le jour a lieu dans la nuit, une nuit transfigurée par l’évidence d’un désir. À la fin du second quatrain, le paradoxe est complet et les choses se compliquent : « Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit ». L’amoureux — mais sa tristesse trahit déjà pour le lecteur que ce n’est pas un amoureux — vit de nuit comme au grand jour et marche en plein jour comme dans la nuit. Il fera toute la route dans une anesthésie profonde, une absence d’aesthesis (de perception, de sensation) sur lequel le poème insiste. « Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit », il gardera « les yeux — fixés sur [s]es pensées » et ne regardera (« Je ne regarderai… ») ni le soleil à son coucher ni les bateaux sur la Seine qui descendent vers l’embouchure. Pourquoi ce refus obstiné de toute perception physique ? Parce que le promeneur est un père endeuillé. Depuis la mort de sa fille, il est passé dans l’autre monde : non plus l’univers physique des réalités sensibles, mais l’univers métaphysique où il veut la retrouver. L’ombre portée de la morte s’est étendue sur le monde. Fantôme dans le plein jour, le père passe sans rien voir, aveugle autant qu’invisible. Il vit sous un autre jour, il marche dans sa pensée, dans la nuit fantasmatique dont son désir se nourrit. Ce que décrit le poème est la crise de la perception d’où va naître la « contemplation » : la conversion de la nature et du regard sur la nature en vision apocalyptique et en « surnaturalisme ». Pour l’heure, pressé par un tombeau, la vie du poète est anesthésiée. Pour lui le monde n’est plus « sensible ». La totalité de ses perceptions est anéantie dans son but. Comme le récit tout entier s’abolit dans le dernier vers qui en déconstruit la lecture, pour le père mourant de sa fille, la nature toute entière n’est plus que la poignée de fleurs que son amour lui sacrifie sur le tombeau de la clausule.

 

 

Ce déni du monde sensible fait des vers de « Demain, dès l’aube… » une petite Théodicée à résolution négative. Un mal — la mort de l’enfant —, impossible à supporter, pousse le poète à accuser Dieu et à jeter en bloc la création divine. Dans Esthétique du mal, Wallace Stevens a écrit un éloge magnifique de la réalité sensible contre les cris de la souffrance et l’hérésie du désir : « The greatest poverty is not to live / In a physical world, to feel that one’s desire / Is too difficult to tell from despair ». Sur les pentes du Vésuve qui s’est remis à gronder, avec en toile de fond le Désastre de Lisbonne et le Traité du sublime, un homme note les pensées qu’inspire à sa solitude ce terrible vis-à-vis. Il se met en garde contre la souffrance – « Pain / Audible at noon, pain torturing itself ». Il accuse cette souffrance de ne pas regarder en face la suprématie d’un monde dont l’impassible liberté échappe à notre désir. Ce n’est pas le ciel, écrit-il, qui est insensible à nos maux, c’est nous-même quand nous souffrons qui sommes insensibles au ciel : « It is pain that is indifferent to the sky / In spite of the yellow of the acacias, the scent… ». L’argument s’est retourné : notre souffrance est un Vésuve et sa fureur insensible détruit la réalité. C’est un avertissement pour le pèlerin sans aesthesis de « Demain, dès l’aube… » : dans son reniement du monde sensible, il refuse de comprendre que le réel qu’il rejette est ce qui le sauvera : « Its own hallucination never sees / How that which rejects it saves it in the end ». L’aile exténuée de son désir aura besoin un jour d’un monde où se poser. Et, heureusement pour lui (en cela plus heureux que nous qui aurons détruit la nature), le monde l’aura attendu.

Rimbaud qui, à quinze ans, a lu « Demain, dès l’aube…. » et l’a très bien compris, l’a réécrit dans un pastiche qui en retourne le principe. Le poème s’appelle « Sensation », c’est-à-dire aesthesis. L’enfant marche au futur au milieu des prairies. Tous ses sens absorbent le monde, il refuse de penser. Le corps désiré de la femme qui se lève à la clausule signifie tout le contraire de la fille disparue : elle est le corps de la nature, la promesse d’une étreinte avec l’univers entier. C’est une adhésion au monde sensible. Le contraire d’une anesthésie.

Mais le poème de Hugo a répondu par avance à Stevens et à Rimbaud, et cette réponse impeccable en fait toute la beauté. Quel grand poème de la nature est plus que ces quelques vers un poème du visible ? Le père endeuillé ne voit rien ; le poème voit pour lui. Il voit la campagne blanchir : cette « aube » développant sa propre étymologie dans « l’heure où blanchit la campagne », comme si le mot remontait à ses origines sensibles et redevenait voyant. Il voit « l’or du soir qui tombe », une image s’il en est, le couchant comme une pluie d’or abreuvant la terre aride. Il voit « les voiles au loin » et l’usage de la synecdoque ne retient des bateaux lointains que leur impression optique. Et puis, au cœur du poème, cette étrange fausse rime (« pen-sées » / « croi-sées ») qui est une rime « pour l’œil » et dont la visibilité fonctionne comme ultime indice.

Le poème tout entier repose sur une figure. En français : prétérition ; en grec ancien : paralipsis. Praeter ire, c’est « passer outre ». Le marcheur marche dans l’outre-tombe : il passe outre le monde sensible. Mais le poème donne à voir ce qu’il pose comme non vu (« Je ne regarderai, etc. »). Il se récrie de rien voir et décrit le monde sensible. La logique prétéritive consiste, comme le déni, en une opération d’exclusion inclusive. Le monde n’est pas anéanti : il est posé comme nié. Sa présence est prétéritive et cette prétérition le conserve pour le futur, quand les apories du deuil signeront une armistice entre le monde métaphysique et la réalité sensible. À la beauté du poème comme à sa lucidité aura été suffisant l’office d’une figure. Grâce à la prétérition, le monde est « mis de côté » (c’est le sens de paralipsis), provisoirement « occulté » (dans le traité de Quintilien, le beau nom d’occultatio est le nom de la figure), mais cette occultation assure sa survie. L’anesthésie est préventive : le monde se réveillera quand le deuil aura opéré.

Dans les textes du droit latin, tous les enfants du défunt, en tant qu’héritiers nécessaires, doivent se voir institués ou exhérédés nommément pour que le testament soit tenu pour valide. Le défaut d’héxérédation ou d’institution formelles des héritiers légitimes a pour nom « praeteritio » ou « silence du testateur ». Les enfants passés sous silence sont les enfants prétérits. Ce vice de prétérition qui annule le testament, « Demain, dès l’aube… » donne la preuve qu’il tient à la nature même de tout texte poétique. À qui, dans le deuxième vers, à l’instant de ce départ qui enjambe la césure, le poète dit-il : « Vois-tu » (« Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends. ») ? À Léopoldine, bien sûr, et la supplique est poignante, adressée à une enfant aux yeux à jamais fermés. Mais cette première lecture ne vaut que dans l’énoncé. Dans l’ordre de l’énonciation, celui qui voit le poème et le monde qu’il décrit est le lecteur du recueil. Même s’il n’est pas nommé, l’incise du « vois-tu » s’adresse aussi à lui. Dans une très belle page de ses Essais de linguistique générale, Jakobson écrit que : « virtuellement, tout message poétique est une sorte de citation » (Minuit, 238). L’ambiguïté énonciative crée un « destinataire dédoublé » (ibid.). Dans « Demain, dès l’aube… », au sens propre, Hugo ne parle pas à sa fille : il rapporte à son lecteur (destinataire du poème) son discours à Léopoldine (destinataire dans l’énoncé). Le poète cite le père. Dans le testament du poème, le père lègue à la défunte le bouquet de la clausule, ce beau vers de pur vocalisme, si passionnément réécrit. Il le dépose sur sa tombe, mais son testament garde un implicite. Le silence du testateur y institue le lecteur comme héritier prétérit. Le bouquet est pour la fille, le monde sauvé est pour lui : « l’or du soir qui tombe », « les voiles au loin », les champs qui blanchissent. « A world ransom’d, or one destroyed »… Ce monde miraculé, le poète l’a mis de côté pour le temps de la lecture.

Le toponyme de « Har/fleur » contient un demi-aveu : l’art pour le lecteur ; la fleur pour la fille. Ce double legs donne un indice. La relation poétique est une relation de transfert. Le poète s’y sert du lecteur comme le patient de son analyste. Il le met dans l’angle mort de l’énonciation du poème et c’est dans cet angle mort que tournent les transferts secrets de la motrice poétique. Dans les vers de « Demain, dès l’aube… », le lecteur est le fantôme de Léopoldine attentive. Il occupe la place du mort : l’héritage en déshérence de l’enfant trop tôt disparu, le monde du bonheur sensible, le poème l’a sauvé pour lui.