L’Arnaque de la croissance

Silence © Christine Marcandier

Penser qu’il sera éternellement (ou presque) possible d’exploiter de façon exponentiellement croissante les ressources d’une planète de taille finie semble évidemment aberrant. Et il se trouve que ça l’est ! Il n’y a pas d’astuce cachée. Pourtant le mythe de la croissance comme seul dogme sérieux a la vie dure. Le problème est qu’il n’est pas seulement inepte, il est aussi dangereux. Le problème ne réside pas uniquement en ceci que cette aberration est propagée par certains lobbies irresponsables mais en cela que l’indéfendable est devenu la vision standard.

Je vais procéder à une analogie dans le domaine des sciences dures. Notre utilisation des ressources croît à peu près exponentiellement. Or, l’exponentielle est une fonction mathématique très particulière. C’est une fonction qui transforme la somme en produit : à partir d’une simple addition, elle crée une multiplication. C’est aussi une fonction qui est égale à sa dérivée, ce qui signifie que plus elle est grande, plus elle augmente vite. En physique, c’est souvent une fonction fort inquiétante. (Il existe évidemment des contre-exemples mais ils correspondent usuellement aux cas où la propriété variant exponentiellement n’est pas une propriété « essentielle » du système.)

Lorsqu’un objet physique est décrit par une exponentielle, cela signifie généralement qu’il est instable. Cela montre qu’il s’emballe et va très rapidement changer drastiquement de régime. En quelque sorte s’écraser ou exploser. Quand on approche le micro amplifié d’un haut-parleur, on entend un son strident, appelé « effet Larsen » : plus le son est fort en sortie de l’enceinte, plus il est amplifié et il en ressort plus fort encore. Jusqu’à destruction des haut-parleurs ou de l’amplificateur si rien ne change. C’est une rétroaction dite positive, comme on en trouve précisément dans la problématique environnementale.

Quand les ressources sont en quantité finie, un processus exponentiel constitue usuellement  la caractéristique claire d’un système qui va mourir. Et c’est encore mieux – ou pire – que cela : on peut savoir assez simplement en combien de temps il va mourir. Si l’on considère la désintégration radioactive d’un noyau atomique, encore un processus exponentiel, on sait qu’au bout de quelques « périodes » il n’y a presque plus aucune chance de trouver le noyau encore existant.

Or, la croissance exponentielle de l’utilisation des ressources présente justement une période qui est voisine de quelques décennies (multiplication par 1.7 en 20 ans, suivant les données officielles du ministère). Il n’est pas très compliqué d’en déduire que si rien ne change radicalement, la fin est proche. Il ne s’agit ni d’être catastrophiste ni de jouer les prophètes : juste de tirer les leçons de ce que la physique la plus simple et la plus fiable nous enseigne et dont personne ne doute sérieusement. Sauf, curieusement, quand il s’agit d’un système particulièrement important : le monde lui-même. Il semble que l’angoisse de la fin – ou, pire sans doute, la peur de perdre un peu de notre confort – rende singulièrement irrationnel.

Plus pervers encore. La croissance souvent prônée est de l’ordre de quelques pour-cent par an. Ce chiffre n’est pas anodin. Il correspond à une « période » de l’ordre d’une génération, c’est-à-dire quelques décennies. C’est exactement ce qu’il faut pour que, à l’échelle d’une vie humaine, on sente les bénéfices de cette croissance tout en échappant aux conséquences tragiques ! Pour un temps. Car si l’on en croit la physique élémentaire, cette vision à court terme ne peut pas durer plus de quelques périodes. Et nous avons déjà passé quelques périodes.

Il semble que nous ayons ajusté notre système non pas à la maximisation des chances de survie mais à la dissimulation maximale de ses conséquences pourtant, in fine, létales. Tout en nous assurant un lot significatif de satisfactions immédiates. C’est malin. Mais tragique.

Et, curieusement, la doxa est parvenue à instituer le mythe de la croissance heureuse et infinie comme la vision sérieuse et raisonnable, alors qu’elle défie le bon sens le plus élémentaire et l’expérience la plus unanimement partagée.

Il serait évidemment important de discuter plus en profondeur et plus philosophiquement le sens même de cette prétendue croissance. De comprendre que, quant à ce qui fait réellement sens, elle signe peut-être plutôt une paupérisation. Que, quant à l’ensemble des autres vivants avec lesquels nous partageons cette planète, elle a depuis longtemps pris la forme d’un enfer. Que son extrême inégalité de répartition est déjà problématique avant même l’effondrement. Qu’elle est sans doute le symptôme d’un mal-être profond quant à la confusion de la fin et des moyens, quant au cheminement d’un fantasme de toute-puissance et de singularité absolue qui nous a fait oublier la continuité qui nous lie à ce qu’il est encore possible d’appeler la « Nature ». La croissance n’est problématique qu’au sens matériel ou énergétique du terme : celle de l’intelligence, de l’amour, des explorations musicales ou des écrits poétiques n’est évidemment en rien dommageable !

Mais c’est ici à la seule dimension physique que je voulais en rester. De façon volontairement très naïve. Le problème réel est évidemment complexe et fait appel à de nombreux paramètres. Il ne s’agissait que de rappeler, une fois de plus, combien le « dogme » est une folie qui ne résiste pas à l’analyse la plus rudimentaire. Ou une arnaque. Et en ce domaine, on sait que les plus grosses sont souvent celles qui fonctionnent le mieux. Jusqu’à la découverte, presque toujours trop tardive, de l’entourloupe.

(Les arguments scientifiques ici donnés m’ont été pour l’essentiel communiqués pas l’astrophysicien Gilles Henri et ont été développés exhaustivement par le physicien Albert Bartlett).