No(s) confidence(s) – 12/24

C’est évidemment ce moment précis que choisit Nathalie pour faire son entrée dans le bar et dans mon champ de vision. Elle est à deux mètres de nous et nous regarde avec un air dépité et interrogateur. Dire qu’elle semble surprise est très en dessous de la vérité. La situation et son air effaré sont indescriptibles alors qu’elle nous dévisage, mon ami et moi. Lui est penché à l’extrême sur ma personne, avec la ferme intention de m’arracher un baiser. Moi, le dos au comptoir, les bras en croix pour prévenir les assauts outrageants du pervers qui me fait face.

Nathalie est mon ex-femme. Le soir de notre rencontre, je lui ai dit que c’était son jour de chance. Quand elle m’a quitté quelques années plus tard, elle m’a rétorqué qu’elle n’avait jamais cru au hasard. Encore moins au destin.

Nous sommes séparés depuis deux ans, divorcés depuis un. Cela fait bien six mois que nous ne nous sommes pas revus. Au début de notre séparation, nous avions entretenu une relation trouble faite de non-dits et de sous-entendus embarrassants. Au lieu de nous souvenir des raisons qui nous avaient poussés à rompre, nous occultions nos sentiments. Je n’utiliserais pas le mot de relation « fusionnelle » pour qualifier notre histoire. D’ailleurs, le terme est étrange et le raccourci à mon sens suspect. Comment peut-on être à la fois le sujet et l’objet d’un amour réciproque ? C’est antinomique. Comment peut-on être soi-même tout en complétant l’autre ? Comment peut-on être l’autre ? Dans l’autre, à la rigueur et à l’occasion, je ne dis pas… Mais sorti de là ?

Nathalie est mince, élancée, tout le monde la dit jolie, fine, spirituelle, intelligente, drôle. Je me suis longtemps convaincu que ses yeux me disaient silencieusement je t’aime sous ses boucles brunes, même quand je sombrais dans l’imbécillité (ce qui arrivait fréquemment). Elle possède une force de caractère hors du commun qui s’est avérée implacable quand il a fallu opérer les choix cruciaux et douloureux quand nous avons joué à « Nathalie et moi sommes dans un drôle de bateau, notre couple tombe à l’eau, qu’est ce qui reste ? » Moi. Seul.

Avec un divorce à mon actif, je suis entré de plain-pied dans ma nouvelle existence comme dans cet appartement loué à la va-vite, pour ne plus à avoir à dormir sous le même toit que ma future ex ou dans une chambre d’hôtel déshumanisée. En me demandant comment faire tenir dans dix-huit mètres carrés mes affaires empaquetées et tous les accessoires inutiles amassés pendant des années de vie commune dont j’ai eu la garde pleine et entière. Moins parce que cela lui rappelait un passé heureux mais révolu, que parce qu’il s’agissait essentiellement de saloperies qu’elle a toujours voulu jeter.

Je suis entré dans mon nouvel intérieur en pleurant. Entre deux séances de rivières interminables et deux allers-retours au supermarché pour me réapprovisionner en mouchoirs en papier, j’ai commencé à me résigner, à me faire à l’idée que c’était mieux ainsi. Pour tout le monde. Pour elle. Pour moi. Pour préserver ce qui pouvait encore subsister de tendresse et de complicité. Mais, malgré toute ma volonté, je ne pouvais m’empêcher de laisser s’écouler ce flot continu de larmes. Un mot, une pensée fugitive, une chanson entendue à la radio, une photo qui s’échappe d’un l’album. Je me levais tous les matins avec les yeux bouffis et du sel sur les joues. Je crois même que je pleurais dans mon sommeil. Je me suis demandé qui il valait mieux consulter, du médecin ou du plombier. Au moins pour le second, j’aurais pu faire jouer la garantie décennale.

On s’imagine pas vivre seul au sortir d’une séparation, on ne s’imagine pas vivre tout court. Tout n’est que noirceur, peine et solitude. La colère devient l’unique moyen pour ressentir quelque chose. On ne se sent rassuré que lorsqu’une rage salutaire fait se sentir vivant ou moins indifférent. On met ses rêves de côté, on se plonge dans le travail. On envisage de s’impliquer dans un mouvement associatif ou caritatif pour aider des plus malheureux que soi. Egoïstement, veut conjurer sa douleur. On s’enfonce tout court. Sourd et aveugle à tout ce qui ressemble à de la joie de vivre. Un éternel regard mélancolique, des yeux fatigués même après douze heures de sommeil, une phrase acerbe pour chacun.

Pour chercher des réponses et tenter de retrouver un peu de joie de vivre, je me suis mis à lire. À commencer par le Code Civil, pour comprendre comment on fabriquait un divorce et comment on détruisait un mariage. Comprenant que la loi a tout prévu en moins de lignes que pour énoncer les effets indésirables d’un simple médicament pour la toux, j’ai ensuite voulu me comprendre, m’analyser, m’ausculter. Certain du diagnostic et doté d’un sens de l’auto médication suraigu, j’ai essayé de m’administrer des remèdes à bas coût. Avant d’appeler à l’aide.

Je suis allé consulter un gourou diplômé d’une antenne universitaire du Loir et Cher et qui me recevait une fois par semaine dans son bureau exigu de l’avenue Montaigne. Sa seule réponse face à mon malheur a été de me dire de faire face. Je rêvais d’absolu, il me demandait de me confronter à la réalité (qui est par nature décevante). Dans son cabinet aux tentures rococo, il m’écoutait parler dans un fauteuil club à côté duquel trônait sur une table basse un exemplaire des « 100 mots de la psychologie » dans la collection Que sais-je ? Il m’a déçu.

Il m’a fallu composer avec mon entourage. Les parents, les amis, les collègues, les relations distantes, les fréquentations d’un soir, les gens dont je n’avais strictement à faire. La terre entière en somme, rien moins. En annonçant notre séparation, combien de fois ai-je vu cet air étonné indescriptible poindre sur les visages de mes interlocuteurs ? Ce sentiment d’incompréhension mêlé de pitié chagrine et de commisération bon teint qui les renvoyait à leurs propres angoisses. Comme si on leur annonçait la fin du monde ou un tsunami dévastateur. Priant intérieurement pour qu’ils soient épargnés et ne connaissent pas le même sort.

Même mon épicier de quartier a eu cette mimique terrifiante de compassion bon marché quand je suis allé lui acheter mes premiers repas d’homme seul. Il faut dire que je pleurais comme une madeleine (le paquet entier serait plus juste) en remplissant un cabas en plastique de soupes en sachets, de canettes de cola light et de pizzas au format individuel. Quand je lui ai signifié que je partais et que je n’aurais plus besoin de ses services, notre femme de ménage parut plus désolée à l’idée qu’elle ne regarderait plus les chaînes payantes sur le câble en repassant le linge que de ne pas avoir à garder notre descendance. Les réactions diffèrent vraiment selon les personnes et les intérêts.

Au bout de quelques mois, j’ai recommencé à accepter des invitations à dîner. Dans un premier temps auprès de proches chez qui je n’aurais pas peur d’être le seul pleureur au cours d’un repas destiné à me changer les idées. Parfois, la carte ne m’y a pas aidé. Imaginez un peu : duo de crevettes, dinde farcie, moules à l’aneth… Le tout arrosé d’apéritifs liminaires, de vins chambrés, de liqueurs sucrées.

À l’occasion d’un dîner chez un collègue de travail, pour célébrer la naissance du nouveau représentant d’une longue lignée d’instituteurs, je me suis retrouvé le seul convive célibataire entouré de couples heureux. Ce qui ne m’a pas rendu convivial. Tous les ingrédients étaient réunis pour que je subisse jusqu’à la lie le calvaire de la célébration du prolongement de leur réussite amoureuse. Le bonheur est un leurre génétique qui pousse vers des choix discutables, une maladie sexuellement transmissible pas encore éradiquée et sa prophylaxie devrait être enseignée dès le plus jeune âge. Ou faire l’objet de campagnes de publicités au moins aussi percutantes que celles de la prévention routière (en montrant des dépressifs chroniques en survêtement baillant aux corneilles à longueur de journées enfoncés dans un fauteuil en train de lire Que serais-je sans toi ? en sanglotant avec du Jean Ferrat en fond sonore). A défaut, on pourrait se contenter des messages analogues à ceux qui nous enjoignent de manger cinq fruits et légumes par jour au bas des spots de publicité pour des chaînes de restauration rapide : « l’abus de bonheur est dangereux pour la santé, sachez apprécier et consommer avec modération ». Ou à l’instar des paquets de cigarettes neutres : « Aimer nuit gravement à votre entourage ».

Foncièrement, je ne pouvais que refuser le diktat social, cette conception politiquement correcte du bonheur ménager. Chose que je déteste le plus au monde après le foie de veau trop cuit. Les deux sont rances au goût, grumeleux sous le palais, une insulte à l’intelligence et aux sens. Alors, quand j’ai eu fini de consommer cette vision de la félicité par le menu, avec un poids sur l’estomac et le cœur au bord des lèvres, je me suis retenu de me répandre sur la maîtresse de maison qui m’avait proposé de passer au salon pour me mettre à l’aise. Prêt à répondre que je n’étais pas exhibitionniste de nature, par acquit de conscience, j’ai tout de même demandé à quelle heure arrivait Annette.

Je me croyais drôle, j’étais juste pathétique. Sûrement doublé d’un goujat. C’est d’ailleurs ce que je me suis entendu dire lors d’un autre dîner, quand j’ai élevé la voix pour demander le sel ou je ne sais plus quel condiment propre à rehausser les plats (ou les conversations) sans saveur. Cherchant à atteindre le réceptacle absurde en forme de palmipède ou d’ansériforme plus ou moins coloré (un colvert, si je me souviens bien de la forme des rémiges en porcelaine mal peinte), j’ai tendu le bras au dessus de l’assiette de l’attribut matrimonial de l’ami qui m’avait invité à venir grossir sa table autour d’une raclette en nocturne, précédée d’une palanquée de petits fours aussi gras que nombreux. Il y eut soudain un grand silence, le babil fourni de ma voisine interrompu par mon geste auguste et ma voix impérieuse. Toutes les têtes se tournèrent alors vers moi.

Je me suis donc retrouvé en suspension au-dessus de l’assiette de ma convive limitrophe, toisé, observé, scruté, comme si j’avais lâché un pet sonore au beau milieu d’un concert de musique de chambre.

« Monsieur ! Vous êtes un goujat », m’a dit alors un invité assis en face de moi, me regardant avec désapprobation, bras croisés sur le torse, arborant une moue de juge aux affaires civiles qui contrastait à peine avec la chemise à jabot passée de mode qu’il portait avec une relative aisance. J’ai appris par la suite qu’il n’était pas juge, mais directeur commercial dans une entreprise de manufacture de boulons, visseries et autres écrous en acier formé, et qu’il caressait souvent le doux rêve de devenir un jour critique culinaire et sa secrétaire à l’heure de leur pause déjeuner.

– Monsieur, a-t-il repris, vous avez non seulement coupé la parole de Madame, mais de plus vous avez fait preuve d’impolitesse alors qu’elle nous parlait d’un sujet extrêmement sensible qui méritait toute l’attention que nous lui portions.

J’ai bredouillé des excuses aussi plates que cela est permis et je me suis calé au fond de mon siège en continuant d’ahaner des remords convenus à l’attention de la victime de ma hardiesse.

– De quoi parliez-vous ? ai-je alors demandé au risque de montrer que non seulement je l’avais empêchée par mon geste discourtois de poursuivre sa démonstration certainement brillante mais que, de plus, je ne m’y intéressais pas du tout.

– Madame nous disait combien il est difficile de nos jours d’élever un enfant, de lui inculquer politesse et bonnes manières, avec la libéralisation des mœurs et le respect perdu des aînés. Mais j’en conclus que ça ne date pas d’hier : vous êtes la preuve vivante qu’il n’y a pas d’âge pour être mal élevé. Vous nous le démontrez parfaitement.

J’ai alors décidé de reprendre le dessus. Non seulement je n’avais pas pu assaisonner mon plat qui avait autant de saveur et d’intérêt qu’un disque de Vincent Delerm ou un livre de son père, mais de plus, ma fibre familiale ne souffrant pas d’être ainsi attaquée et mes géniteurs mis en cause, je ne pouvais rester ainsi à me faire étriller par un commun plus doctoral qu’un médecin de famille qui aurait à soigner une fois dans sa vie autre chose que la cohorte des impétigos, gastro-entérites saisonnières et autres panaris vulgaires habituels qui émaillent son quotidien.

– Malpoli, oui. Mal élevé, non !, ai-je dit en élevant un peu la voix et pour en imposer (un peu) à mon détracteur. Vous n’avez pas, Monsieur, à incriminer mes parents, que vous ne connaissez pas et qui vous le rendent bien. J’avoue avoir été impoli à l’endroit de Madame. Je confesse n’avoir prêté aucune attention à sa conversation, qui, je n’en doute pas, devait être passionnée à défaut d’être passionnante, au point de faire voler en mesure ses couverts au-dessus de la table pendant qu’elle parlait. J’ai cru un moment être assis à côté de Karajan s’il avait un jour porté un décolleté aussi profond qu’ostentatoire. Pour peu qu’il eût aimé les sous-vêtements rouges sous un chemisier blanc, soit dit en passant. D’ailleurs, Madame, je tiens à vous dire que si vous cherchez le regard du monsieur assis juste en face de vous, n’allez pas plus loin, il est figé depuis plus d’une heure sur votre sein gauche.

Ma voisine a baissé le menton et commencé à fourrager dans son chemisier pour masquer ce qu’un bouton frondeur impudique avait dévoilé juste après l’arrivée de la viande sur la table. Pour le plus grand plaisir de son vis-à-vis qui n’avait jamais mangé de blanc de gorge avec autant d’appétit.

– Quant à vous, Monsieur le défenseur des orphelines goulues, je tiens à vous dire que vous n’êtes pas le mieux placé pour me faire des reproches, vous êtes revenu des toilettes la braguette ouverte et je m’interroge toujours pour savoir s’il s’agit d’un pan de votre chemise à jabot en soie mauve qui en dépasse ou bien autre chose.

Le silence qui s’est installé était désormais plus pesant qu’un discours d’excuses d’une élue régionale devant une assemblée d’anciens colonisés. Je me suis levé. J’ai salué l’assistance d’un coup de menton martial. J’ai regardé celui qui m’avait apostrophé plonger ses deux mains sous la table pour se redonner un semblant de dignité. Son voisin au strabisme localisé, un documentaliste barbu, avec abonnement à Philatélie Magazine et carte du PS intégrée fixait son verre avec intensité. La dame au décolleté était aussi rouge que la dentelle de son soutien-gorge. J’ai traversé le salon, superbe et hautain. Serré la main de mon hôte qui revenait de la cuisine avec une bouteille de Bourgogne aligoté hors de prix et de propos avec du fromage fondu.

Je suis parti, non sans faire un détour par la salle de bains pour me défaire d’un trop plein de viande des grisons. L’endroit était à l’image du reste de l’appartement et de ses occupants : faux et pompeux. Une table à langer flambant neuve au potentiel érotique aussi élevé qu’un tiroir mortuaire dans un institut médico-légal trônait dans un coin de la pièce. Devant le lavabo, deux brosses à dents échevelées et un rasoir mécanique aux lames émoussées. Sur le rebord de la baignoire, des jouets amphibies, un dauphin blanc, un sous-marin bleu dur, un canard jaune avec un boa en plumes rose…

Me regardant dans la glace, bizarrement réconcilié avec moi-même, je me suis dit que me fâcher avec des fréquentations décidément dénuées de tout embryon d’humour était finalement ce qu’il y avait de mieux. Le rire du désespoir, même noir et effroyablement gênant, était ma seule bouée de sauvetage. Quand bien même mes sarcasmes ne me sauveraient pas, ils m’aideraient à ne pas cultiver un passéisme inutile.

Paul, lui, est muré dans sa nostalgie morbide faite de souvenirs d’un sentimentalisme poisseux, voulant à tout prix et a priori se réfugier dans les bras d’une autre femme. Alors que Nathalie s’approche de nous, il s’est réfugié dans les miens. Il pleure sur mon épaule.

Rectification : il bave sur mon épaule.

(A suivre)