Trouble dans la poésie : La poésie motléculaire de Jacques Sivan

Comme Judith Butler a pu analyser et effectuer les conditions et conséquences d’un « trouble dans le genre », Jacques Sivan, de manière systématique et inventive, a travaillé à troubler la poésie, l’écriture, la langue. Ses livres construisent des machines littéraires qui problématisent la poésie, en reconfigurent les conditions et effets, en font varier les formes et frontières établies. C’est cette entreprise radicale, essentielle à la poésie, que parcourt et expose La poésie motléculaire de Jacques Sivan qui vient de paraître aux éditions Al Dante.

Ce volume collectif, incluant également des textes de Jacques Sivan (essais et textes poétiques), s’ouvre sur une série d’articles qui analysent les façons dont celui-ci crée une langue inédite, une poésie mettant au jour une poétique préoccupée, de manière centrale, par la problématisation de la signification et du sujet écrivant. Dans le cas de Sivan, cette problématisation n’est pas détachée de l’écriture, elle en est au contraire la chair : c’est par l’écriture, par la création poétique que la signification et le sujet sont suspendus, questionnés, cartographiés selon des coordonnées nouvelles.

L’invention d’une écriture « motléculaire » s’oppose à la langue conventionnelle, à ses normes, à sa réduction à la communication, c’est-à-dire à des significations évidentes, communes et englobantes, utilitaires. Mais elle s’y oppose par la création d’une autre langue par laquelle les normes langagières sont questionnées et défaites, par laquelle advient un autre régime de la signification et du sujet, par laquelle deviennent possibles d’autres modes d’énonciation, d’autres objets, d’autres rapports à soi et au monde. Il s’agit de contrer un pouvoir qui s’exerce dans et par la langue en façonnant celle-ci de telle sorte que les conditions et effets de ce pouvoir soient bloqués, remplacés par d’autres conditions et effets non pas d’un autre pouvoir, d’une autre forme de pouvoir, mais d’une langue sans pouvoir – ainsi rendue à sa puissance.

Le travail de Jacques Sivan tend à la création d’une langue débarrassée des relations de pouvoir qui structurent habituellement la langue : l’invention syntaxique et formelle, la création sémantique et typographique, le travail de redéfinition de la page et du livre, des frontières de la poésie et de son rapport à d’autres genres, tout cela s’oriente vers l’existence d’une langue ouverte au monde et à soi, à ses propres obscurités, à son étrangeté inaliénable, à sa propre prolifération, sa dissémination sans cesse répétée – à l’inverse d’un pouvoir qui régule, fixe, reproduit l’identique, évacue l’obscur, normalise l’irréductible. Par ce travail pluriel sur la langue, c’est également le sujet écrivant qui se trouve obscurci, nomadisé, problématisé, autant que le monde qui affirme son illisibilité, sa gratuité, sa fuite incessante et créatrice.

Si ce travail est poétique, il est en même temps et indissociablement politique. Dire que l’écriture de Jacques Sivan est politique ne revient pas du tout à l’assimiler à diverses tendances de la poésie franchouillarde contemporaine oscillant entre niaiseries humanistes, poses virilistes de blancs hétéros cisgenres, ou néo-stalinisme pseudo-révolutionnaire. Chez Jacques Sivan, la poésie est politique dans la mesure où le politique ne se sépare pas du poétique, où la création poétique radicale est immédiatement une création politique radicale, opposée à l’ordre techno-capitaliste du monde, des corps et des esprits, attaquant ses relais dans la langue et l’esprit, corrodant les relations essentielles par lesquelles il opère, ses cadres sémantiques, langagiers, imaginaires. La poésie de Jacques Sivan est immédiatement politique dans la mesure où elle interroge les conditions du sujet écrivant et du rapport au monde, qui sont toujours des conditions politiques, et où elle implique l’existence et l’expérimentation d’un autre sujet de l’écriture, d’un autre rapport au monde – l’existence et l’expérimentation d’un sujet et d’un monde pluriels, qui ne signifient qu’à l’intérieur d’un mouvement de dissémination et de pluralisation du sens, de soi, du monde, loin du sujet et du monde capitalistes, morts.

Par-delà tout slogan facile, par-delà la confusion entre poésie et éructation de mots d’ordre pathétiques, la poésie de Sivan est politique car elle converge vers l’affirmation de la pluralité et de la multiplicité du sens, du monde et de soi : le monde n’a plus de sens, il est le sens, comme dirait Jean-Luc Nancy, faisant par là émerger la pluralité de significations qui ne sauraient, sous peine d’une violence fascisante, être réduites à une seule, contrairement donc à ce que s’obstine à faire le mâle blanc hétérosexuel bourgeois du néolibéralisme actuel.

Les textes de Jacques Sivan comme ceux des divers.es auteur.e.s qui sont présents dans ce volume parcourent et développent ces lignes directrices en analysant les rapports de Sivan à d’autres poètes ou artistes, comme Francis Ponge, Denis Roche, Raymond Roussel ou Marcel Duchamp, en exposant de manière très éclairante les montages langagiers et procédés inventés par Sivan, en questionnant les redéfinitions de la poésie et des genres (comme la science-fiction) que celui-ci opère, en mettant en évidence les implications politiques ou philosophiques de son travail quant au rapport au monde et à soi. Il est évident qu’un tel travail éditorial ne peut être que salué tant il met en lumière l’œuvre d’un poète dont l’importance n’est pas encore suffisamment reconnue et affirmée, mais aussi car il permet de donner une assise pour une réflexion plus générale sur la poésie et pour la pratique d’une poésie future toujours hors d’elle-même.

La poésie motléculaire de Jacques Sivan, éditions Al Dante, 2017, 450 p., 25 €. Textes de Jacques Sivan, Vannina Maestri, Jennifer K. Dick, Jean-Michel Espitallier, Emmanuèle Jawad, Luigi Magno, Gaëlle Théval.