Régis Jauffret : Microfictions ou « la littérature est un crime en série » (Crimes écrits, 2)

 

La littérature, Barthes l’a montré, se renouvelle sous le double signe de l’épuisement et de la saturation : en « éternel sursis », « fascinée par des zones d’infra ou d’ultra-langage », par les fragments pour dire le chaos du contemporain, par une forme d’ironisation des choses, des êtres et des formes, telle est sa manière, sans doute, de redéployer l’aventure du sens. A l’unité linéaire se substitue la microfiction, cette « tierce forme, ni Essai, ni Roman » qu’évoquait Barthes dans Le Bruissement de la langue, cette Fragmentation d’un lieu commun, pour reprendre le titre d’un livre de Jane Sautière (2003).

Ce « procès » est la définition même de la littérature, telle que l’énonce Barthes, toujours, en lien avec la « structure du fait divers », la littérature comme « monde du sens » et non « monde de la signification », « dialectique du sens et de la signification » qu’illustre le fait divers dans le procès qu’il intente au réel et à sa représentation, dans « l’ambiguïté du rationnel et de l’irrationnel, de l’intelligible et de l’insondable » qu’il in- et dé-forme (« Structure du fait divers », Médiations, 1962).

Ainsi les Microfictions (2007) de Régis Jauffret, volume ironiquement sous-titré « roman » lorsqu’il paraît en grand format chez Gallimard (le sous-titre pointant un genre disparaîtra dans l’édition de poche, chez Folio). Régis Jauffret est coutumier de ce jeu générique, on se souvient qu’Autobiographie déjà était sous-titré « roman » (Verticales, 2000) et Fragments de la vie des gens (Verticales, 2000) était suivi de « romans », en un pluriel rappellant celui choisi par Perec, en 1978, pour La Vie mode d’emploi.

Roman donc que ces Microfictions, comme la tentative de maintenir le faisceau de sa structure, alors que le livre se diffracte en 500 textes qui sont autant d’hypostases, sous l’exergue d’un « Je est tout le monde et n’importe qui », réécriture flagrante de Rimbaud ? Aucun terme générique ne convient vraiment, sinon celui forgé par son titre, pour désigner le livre dans son ensemble ou ces fragments qui ne sont ni des nouvelles, ni des chroniques. L’instance auctoriale est atomisée et insituable, le je comme le réel sérialisés, à la fois liste et litanie, sans doute parce que « la littérature est un crime en série », affirmation qui apparaît dans une fiction ironiquement nommée « Rège de la Gaufrette », forme d’autoportrait noir et cynique d’un « écrivain auxiliaire préposé à la postérité et promis au néant ».

Dans un entretien publié sur le site de Gallimard, Régis Jauffret explicite ainsi son livre monstre : « Le livre n’est pas un recueil, au sens où il ne s’agit pas d’histoires écrites auparavant et réunies pour l’occasion. C’est un projet global, qui m’est venu après l’écriture des deux ou trois premiers textes, visant à constituer un bloc de cinq cents histoires qui formeraient un objet appelé roman, rempli de fictions, rempli de personnages. Et ce livre est rempli de personnages jusqu’à la gueule. » Il s’agit bien de « remplir jusqu’à la gueule », de signifier formellement à la fois un épuisement (du roman linéaire et chronologique) et une saturation, Jauffret l’écrit à Dominique Rabaté dans Fixxion :

« Quand j’écrivais ce livre, j’avais l’impression que chaque histoire faisait entrer plusieurs personnages qui gonflaient la foule, c’est-à-dire le livre tout entier qui devenait une foule. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit Roman sur la couverture, et non nouvelles. Il s’agissait vraiment d’un ensemble, d’un roman, d’une histoire complète constituée de fragments comme certaines toiles de points ou de touches de pinceau, de couleur ».

« Le roman est sans doute la forme la plus géniale qui ait été inventée, la plus solide et la plus forte, parce qu’il s’agit d’un organisme vivant qui évolue, se transforme, tout en restant toujours le roman.
Sans parler de «nouveau roman» ou de «nouveau nouveau roman», je pense que la littérature ne doit pas avoir peur de faire évoluer les genres. Je pense aussi que chaque histoire prise individuellement n’est pas un cinq centième du livre, de même qu’une foule est plus que la totalité des individus qui la composent. C’est pour moi la définition du roman : à la base, la fiction, elle-même faite de personnages, dont l’ensemble forme une foule. Alors disons que Microfictions c’est une foule en particulier, qu’on aurait rencontrée un jour, par hasard, vers cinq heures du soir »

Alexandre Gefen, comparant les Microfictions de Jauffret aux Proses moroses de Rémy de Gourmont, évoque le « gigantisme invasif » puis le « gigantesque dispositif de diffraction » d’un livre » dont le systématisme autodestructeur et l’humour noir procèdent d’un procédé énonciatif unique décliné sur mille pages ». Le levier du renouvellement formel de ce livre est le personnage, selon le principe rimbaldien du « À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues » (Une saison en enfer, « Délires II »).

Dans cet almanach et annuaire de crimes, tout ensemble Fragments de la vie des gens, Univers Univers et Asiles de fous, certains titres semblent faire référence à des personnes attestées, comme le Albert Londres qui ouvre le livre, puis, en suivant l’ordre alphabétique des titres (artefact de logique ou forme de linéarité) Balzac, Elvis Presley, Kafka ou Nietzsche. Mais aucun n’est évidemment lui-même, Balzac est ici Gabriel Méhat qui vit à la place de Balzac quand il est « fatigué » et écrit ses livres, croise George Sand qui voue par anticipation une « haine farouche » à « Flaubert et Tourgueniev, qu’elle ne connaîtrait que vingt ans plus tard », dérision de toute chronologie littéraire puisque « s’étant trompé de siècle comme d’autres d’escalier, Marcel Proust déboulait » et perturbait le travail de l’obscur, en insérant dans Le Lys dans la vallée des pages des Misérables, ou dans Splendeurs et misères des courtisanes un passage de Mort à crédit. Le temps n’obéit plus à aucun linéarité, s’étend de l’Ancien Régime (« Bons pour la guillotine ») à 2055 (« Après-guerre), Jauffret tourne toute logique en dérision par l’absurde du lieu commun — « sans victime, pas d’assassinat » (« Bons pour la guillotine ») —, il déborde, il assimile.

Microfictions ce sont aussi les multiples déclinaisons ironico-onomastiques de Régis Jauffret, « on l’appelait Régissette Jaujau », « Pénis Geoffrey » et « Rège de la Gaufrette ». Ce Je est (500) autres : l’auteur met en scène des criminels, des fous, des êtres ordinaires, le livre est une plongée vertigineuse dans des psychés torturées, à la manière des 130 protagonistes des Crimes exemplaires de Max Aub, composé de nouvelles féroces construite sur des anecdotes lapidaires. Seuls le crime et la monstruosité lient ces microfictions, puisque chaque individu n’apparaît que pour mieux se dissoudre et se diffracter comme Arthur Monin, regardant Arthur Monin devant l’armoire à glace : « Je suis Arthur Monin, car je suis né Arthur Monin, et en définitive j’ai fini par le devenir ». Chaque je est « assigné à résidence » : « je ne suis pas mon corps, ni les phrases qui sortent mal à propos de ma bouche. Je ne suis même pas ma physiologie (…). En réalité, je n’ai jamais éprouvé aucun sentiment de solidarité avec mon corps ». Le personnage de « Boucherie chevaline » a été un chat « qui avait assisté à l’assassinat de César perché sur la chevelure de marbre d’une statue d’éphèbe ».

La schizophrénie, la dépression, la violence, l’Alzheimer ou l’absence à soi de chacun des personnages sont expérience formelle, l’ensemble du livre multipliant à l’infini les extensions identitaires de chacun de ses protagonistes, chaque personnage additionné venant allonger les possibles, n’étant jamais qu’une figuration des potentiels de tout récit. Il n’est ici de projection possible mais une dépersonnification qu’expérimente le lecteur à la suite de l’écrivain, dans un livre qui est une galerie infinie. Une remarque de Régis Jauffret à Dominique Rabaté est à cet égard particulièrement intéressante : « J’en ai écrit 500 pour me donner une limite, et ne pas passer le reste de ma vie à écrire ce livre », les Microfictions ont bien été écrites au risque de se perdre.

Régis Jauffret, Microfictions, Folio, 1040 p., 2008 (2007), 11 € 90