Don Giovanni et la danse

Sivadier, Don Giovanni

A l’opposé du verrouillage de Tcherniakov, il y a la proposition démantibulée de Sivadier : faire un autre Don Giovanni, dans la mythique cour de l’Archevêché, et après avoir mis en scène l’année précédente le Dom Juan de Molière, dont l’influence est perceptible dans le livret de Da Ponte au travers rien moins que le personnage d’Elvira – mais dont tout l’aspect réflexif est prudemment éliminé.

Le style de Sivadier, qu’il a si bien exposé dans son spectacle-manifeste, Italienne, scène et orchestre, c’est de refuser la lecture totalisante, le « concept », si rassurant pour les directeurs d’Opéras. La mise en scène est une déflagration qui fait exploser le sens, la valeur et les leçons de l’œuvre. Le personnage vaut pour lui-même, son texte est d’abord un morceau de poème, la fable une trajectoire et la représentation un parcours erratique dans l’espace de la scène, sans décor et surtout sans illusion, sur un plateau bien matériel qui, éventuellement, peut se défaire en direct sous ses pas. La scène est une sorte de cage cosmique, où l’humain se révèle au travers de la personne fragile de l’acteur, laborantin hasardeux et bavard. Rien d’étonnant à ce que La Vie de Galilée de Brecht reste le spectacle le plus marquant de cette manière, animée par le doute et le mouvement de la vie. A cette aune, pourtant, et si le Dom Juan pouvait paraître décousu, la musique de Mozart opère ici une sorte d’unification miraculeuse.

Tranquillement, Sivadier a repris des choses à lui, comme s’il avait plongé la tête la première dans la grande malle aux accessoires de son théâtre ambulant : le plateau d’Alexandre Dardel, ici immense, sur lequel on circule en longeant les bords, à vue ; les rideaux (dorés !) qui se superposent et les guindes (rien que le mot, pour faire théâtre), les bouts de costumes qu’on enfile et qu’on ôte comme on veut, les perruques qui déguisent, juste pour rire. Rien qui pèse, rien qui entrave. Les lumières sont magnifiques, même si les loupiottes raffinées de Philippe Berthomé fabriquées à Murano, censées symboliser les conquêtes de Giovanni puisqu’elles s’allument au rythme du catalogue – semblent se retrouver au même moment, au Jeu de Paume, chez Jean Bellorini où elles ne servent qu’à faire diversion. La rêverie sur la constellation, le miroir du comédien, la rampe de théâtre ou la guinguette s’arrête un peu brutalement : mais tout de même, c’est joli les petites guirlandes, entend-on le public soupirer d’aise et d’attendrissement. Pourtant, les grandes ombres sur le mur du fond au moment de la mort de Commandeur témoignent de l’inquiétude et de la solitude des personnages, perdus sur le plateau de l’acte II, trahissant l’épuisement de la fable – clairement, Da Ponte fait du remplissage à ce moment-là, aussi. De même, les adorables costumes de Virginie Gervaise, qui rappellent si fort les dessins de Balthus pour un Così fan tutte mythique (actuellement visibles à Paris dans le cadre de l’exposition du Musée d’Art Moderne : Derain, Balthus, Giacometti. Une amitié artistique), après avoir été endossés dans l’euphorie finissent par disparaître (un peu brutalement), et amènent à un dépouillement presque total. Le grand mur de plâtre s’est en effet progressivement creusé d’une faille, et après l’exaltation de la liberté, c’est la désolation qui semble gagner l’univers scénique – même si, en fait, on voit surgir un bizarre Bouddha de Bamiyan, chouia hors sujet, d’autant que le Commandeur continue de hanter sa malheureuse fille…

Bon, mais l’essentiel n’est pas là. Ce qui frappe c’est la musique : Sivadier a, davantage que l’histoire, mis en scène la musique et l’esprit de Mozart. Il a choisi de diriger les chanteurs comme des danseurs, comme sans penser. Avec l’aide du directeur musical Jérémie Rhorer, et surtout grâce à l’engagement sans faille de ses merveilleux chanteurs, il nous met constamment à l’écoute de la tendresse et de la sensualité incroyable de la partition. Une idée simple, de bon sens, mais qui confère à l’ensemble du spectacle une grâce lumineuse profondément enthousiasmante et, pourrait-on dire, à l’opposé de l’humeur noire dans laquelle en général on plonge Don Giovanni… Ici c’est l’inverse : dès qu’ils s’abandonnent à l’amour, c’est-à-dire très souvent, les personnages sont à la fois gracieux et heureux, les « victimes » de Giovanni sont toujours consentantes, et la tristesse d’Anna est de vouloir, désespérément, se tenir à l’écart de ce vaste bal – sa ténacité pudique face à Ottavio finissait par faire rire les spectateurs. Rien d’étonnant à ce que ce soit la séduction qui sorte victorieuse de cette mise en scène : depuis le duetto de Zerlina, délirant de gaieté, jusqu’au festin où l’on se dévore de baisers, et au chœur final parcouru, littéralement, par l’énergie du Giovanni de Philippe Sly qui semble souffler, nouveau Paraclet, sur tous ceux qui prétendent le condamner. Oui, ça finit mal, oui, la mort rôde, oui, les pères refusent de libérer leurs enfants, mais en attendant nous sommes vivants et disponibles à la fête. En plus, ce soir-là, dans la cour, il y avait un grillon obstiné qui chantait faux tout du long, contrariant les chanteurs qui avaient peur de se caler sur lui. Il semblait pourtant avoir compris la leçon du Don Giovanni de Sivadier : désobéir et faire l’amour.

Don Giovanni, Mozart — Mise en scène Jean-François Sivadier
Livret de Lorenzo Da Ponte
Direction musicale Jérémie Rhorer
Décors Alexandre de Dardel
Costumes Virginie Gervaise

Le spectacle est disponible en vidéo sur Culturebox