Vers l’humain consommable – Corps viande : le devenir animal et l’homme zombie

Pilar Albarracin, She Wolf, 2006, vidéo © Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, Paris

La définition de vivant ne va plus de soi depuis des années notamment face à une médecine dont le progrès brouille les frontières entre corps vivant, malade et cadavre. L’état de mort cérébrale en est l’exemple le plus frappant. Cependant une approche du concept semble apparaître en ce début du XXIe siècle : après l’ère de la robotique, de l’homme androïde, du corps métallique qui fut le fantasme du siècle dernier – depuis les hommes robotisés des peintures de Fernand Léger au mouvement cyberpunk des années 90 –, la chair organique revient comme modèle du nouveau vivant. Mais ce n’est pas cette chair saine et bien portante à laquelle certaines médecines douces tentent de redonner ses titres de noblesse mais une chair qui retourne à sa définition originelle. Chair modeste, trop modeste, une simple chair comestible… Car le corps humain, roseau pensant, malgré la grandeur d’âme qu’il peut contenir, qu’est-il au final si ce n’est un assemblage d’os, de muscles et de veines ? Que devient-il, privé de sa pensée, si ce n’est un simple tas de viande ?

Une prise de conscience de notre proximité avec l’animal, qui constitue pourtant une des bases de notre alimentation, semble connaître dernièrement un certain intérêt. En conséquence, zombies et cannibales reviennent avec succès dans les intrigues de fictions et les préoccupations philosophiques. Pensons à l’exposition de 2011 à La Maison rouge : « Tous Cannibales ». Dans la tradition de la maxime « l’homme est un loup pour l’homme » théorisée par Hobbes dans son Léviathan, l’exposition proposait des corps fragmentés, en proie à la violence de l’homme par l’homme, connaissant ainsi un retour au statut chair. La commissaire Jeanette Zwingenberger a décrit l’événement comme une proposition de la chair en tant que définition propre du vivant, résultat de la mise au point de la greffe d’organe, souci de l’unité du corps éclaté. Mais aussi, a-t-elle ajouté, il s’agirait d’une invitation à méditer sur la question de la dévoration de l’autre en général : n’y aurait-il pas absorption, voire dévoration, dans la relation à autrui, ce semblable avec qui je partage et construis mon moi ? Comme le souligne Claude Lévi-Strauss, dans une citation mise en exergue par la commissaire de l’exposition : « Nous sommes tous des cannibales. Après tout, le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger » (La Repubblica, 1993).

© Pieter Hugo série Nollywood (présenté à l’exposition Tous Cannibales)

Comment comprendre une telle approche ? Probablement par la médecine contemporaine. Mona Chollet démontre combien la chirurgie esthétique, donnant l’illusion d’une maîtrise de soi et de sa plastique, réduit plus que toute autre médecine le corps à son état de viande, à son statut de corps-animal : L’importance attribuée par les clientes de la chirurgie esthétique à l’aspect de leurs seins, de leur ventre, de leur nez ou de leurs fesses suggère que, dans leur esprit, chaque partie de leur corps s’est autonomisée. […] Le marqueur du chirurgien dessine sur la peau de ses clientes des pointillés qui les réduisent à des pièces de boucherie : épaule, filet, carré, rognon, cuissot. Ce faisant, il semble tracer des frontières infranchissables entre les différentes parties de leur personne. (Mona Chollet, Beauté fatale. Les Nouveaux visages d’une aliénation féminine, p.149)

De cet homme-viande, le peintre Francis Bacon a eu la vision il y a maintenant des années à travers la représentation de ses hommes-bêtes dont on perçoit les chairs à vif à travers la toile. Les formes anthropomorphiques qui hantent ses tableaux sont dépeintes dans des postures parfois passives, parfois sexuelles, souvent angoissées ; la chair est à vif et revêt une teinte rouge ou blanchâtre, ce que l’on peut voir uniquement sur les carcasses animales suspendues dans les boucheries. Gilles Deleuze dans Francis Bacon. Logique de la sensation, réfléchit dans chaque chapitre de son essai sur un aspect des tableaux du peintre et consacre notamment une étude au déploiement d’une articulation entre « Le corps, la viande et l’esprit, le devenir-animal » : La viande n’est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité, mais aussi d’invention charmante, de couleur et d’acrobatie. Bacon ne dit pas « pitié pour les bêtes », mais plutôt tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l’homme et de la bête, leur zone d’indiscernabilité, elle est ce fait cet état même où le peintre s’identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion. (p. 20-21) 

Francis Bacon, Trois études pour une crucifixion, 1962,
© Musée Guggenheim, New York

En réduisant l’homme à son aspect le plus primaire, le plus misérable, celui de bête et de nourriture, c’est toutes notre vulnérabilité qui est offerte à nos yeux. C’est une prise de conscience du fait que nous ne sommes rien d’autre que des animaux comestibles, comme une triste leçon d’humilité. Deleuze ajoute : « Le peintre est boucher certes, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour Crucifié (Peinture de 1946). C’est seulement dans les boucheries que Bacon est un peintre religieux ». « J’ai toujours été très touché par les images relatives aux abattoirs et à la viande, et pour moi elles sont liées étroitement à tout ce qu’est la Crucifixion… C’est sûr, nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance. Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal… » (Deleuze, p. 55)

L’homme serait ainsi martyr du fait de sa condition corporelle, fragile, condamné à la pourriture et à la violence, crucifié par sa simple condition d’être. Deleuze cite à ce propos le romancier Moritz qui, à la fin du XVIIe siècle, décrit un personnage en proie à des sentiments étranges, à une extrême sensation d’isolement, d’insignifiance presque égale au néant face à l’horreur d’un supplice, lorsqu’il assiste à l’exécution de quatre hommes, exterminés et déchiquetés : Les morceaux de ces hommes « jetés sur la roue » ou sur la balustrade ; la certitude que nous sommes singulièrement concernés, que nous sommes tous cette viande jetée, et que le spectateur est déjà dans le spectacle, « masse de chair ambulante » ; dès lors l’idée vivante que les animaux mêmes sont de l’homme, et que nous sommes du criminel ou du bétail ; et puis, cette fascination pour l’animal qui meurt, « un veau, la tête, les yeux, le mufle, les naseaux… et parfois il s’oubliait tellement dans la contemplation soutenue de la bête qu’il croyait réellement avoir un instant ressenti l’espèce d’existence d’un tel être… bref, savoir si parmi les hommes il était un chien ou un autre animal avait déjà occupé souvent ses pensées depuis son enfance. » […] Ce n’est pas un arrangement de l’homme et de la bête, ce n’est pas une ressemblance, c’est une identité de fond, c’est une zone d’indiscernabilité plus profonde que toute identification sentimentale : l’homme qui souffre est une bête, la bête qui souffre est un homme. C’est la réalité du devenir. (Deleuze citant K.P. Moritz (1756-1793), dans La Légende dispersée, anthologie du romantisme allemand, 10/18, p. 35-43).

Ainsi, après avoir tant différencié l’homme de l’animal, en plaçant l’être humain tout en haut de la hiérarchie du vivant, comme animal pensant, animal politique, animal doué de langage, animal-machine mais doté d’une âme, aurons-nous cherché à justifier la supériorité de l’homme sur la bête avec laquelle Bacon et Deleuze nous exposent, comme devant un miroir, la terrible mais incontestable ressemblance. Nous sommes les bourreaux de la bête comme nous sommes nos propres bourreaux, le sort de la bête est aussi la notre en proie au génocide et à la torture. Après tout « They have conviced themselves that man, the worst transgressor of all the species, is the crown of creation. All other creatures were created merely to provide him with food, pelts, to be tormented, exterminated. In relation to them, all people are Nazis ; for the animals it is an eternal Treblinka », explique l’écrivain Isaac B. Singer (The Letter Writer, Collected Stories).

L’homme redeviendrait bête. Après un siècle de génocide, on connaît une certaine prise de conscience de notre proximité à l’animal, végétarisme et veganisme se popularisent, quoique assez difficilement dans une France fière de sa tradition culinaire mondialement réputée et extrêmement carnée. La violence de l’homme face à l’innocence de animal s’introduit dans la conscience collective, à croire qu’il vaudrait mieux s’entre-dévorer que dévorer la bête, plus faible, ou alors « supérieure » pour certains.

La fiction se délecte d’un tel sujet, pour ne citer que quelques exemples : le film Soleil vert de Richard Fleischer qui opte pour une intrigue dont le dénouement porte sur le cannibalisme, traduction de la peur de pénurie, de famine et de catastrophe écologique ; le film Trouble every day de Claire Denis où la sexualité prend le visage de la dévoration ; plus récemment nous avons pu voir The Neon Demon de Nicolas Winding Refn ou The Lure d’Agnieszka Smoczynska, autant de réalisations où le cannibalisme ne cesse d’être la référence métaphorique de ce qui est de plus abject et pervers chez l’homme contemporain.

Le cannibalisme n’est pas sans rappeler les zombies, ces créatures qui reviennent en force dans nos fictions télévisées et cinématographiques. Désignant communément une personne ayant perdu toute forme de conscience et d’humanité, adoptant un comportement violent envers les êtres humains et dont le mal est terriblement contagieux, le zombie dévore l’homme et le cerveau en particulier. Le zombie apparaît comme la métaphore de la part animale de l’homme, de la peur extrême de la contamination – dans notre monde de MST et de menaces chimiques – mais aussi de notre ère cybernétique, post-cyberpunk en somme, où chacun préfère le face à face à l’écran et au virtuel qu’à autrui. Le zombie serait un individu lobotomisé, illustrant la critique de l’ère numérique et des écrans.

Preuve en est le succès de The Walking Dead, série télévisée américaine, adaptée par Frank Darabont et Robert Kirkman, créateur de la bande dessinée du même nom, diffusée depuis le 31 octobre 2010, une version contemporaine de La nuit des morts-vivants de Georges A. Romero (1968). L’ère de zombie est en vogue, si bien que depuis 2005 plusieurs villes du monde proposent chaque année un zombie walk et invitent la population à défiler déguisée et maquillée.

© The Walking Dead

Dès lors, le zombie serait-il le nouveau modèle du vivant ? Le terme de zonbi  dérive du créole haïtien  nzumbe ou nzambé, signifiant « esprit » ou « revenant ». Le terme renvoie à deux types de créatures fantastiques assez différentes. Dans la culture vaudou, le zombie désigne des cadavres de revenants, souvent ressuscités et manipulés par un sorcier. Dans la culture populaire occidentale, on qualifie de zombies des personnes à l’origine bien vivantes mais qui ont été contaminées et partiellement décomposées, dépourvues de langage et de raison et qui survivent en se nourrissant de la chair des vivants. Ces créatures ont nourri de très nombreuses fictions, sûrement comme catharsis des peurs de la violence ancestrale de l’homme pour l’homme, mais aussi de la peur de la mort. Comme le dualisme nous rappelle que le corps n’est rien qu’une machine de chair, une viande condamnée à se putréfier et à pourrir, le zombie apparaît comme le fantasme d’une vie après cette étape de décomposition. Il est intéressant de noter que dans le film de vampire de Jim Jarmusch sorti en 2014 Only lovers left alive, œuvre qui est une réflexion sur le temps, sur les possibilités d’éternité, les protagonistes qui sont vampires nomment zombies les êtres humains, cette viande sur pattes vouées à la décomposition, victime du temps et de ses limites intellectuelles.

Dans la même veine, à la qualité moindre mais non dénué d’intérêt, citons le film américain Contracted réalisé par Eric England en 2013. Dans ce cauchemar organique, une jeune femme passe la nuit avec un inconnu sans visage suite à une soirée trop alcoolisée. Le lendemain, elle est victime de divers symptômes très inquiétants, saignements hémorragiques, vertiges, puis moisissures de la peau et des entrailles. Le film s’arrête net sur elle qui, devenue zombie, sort de sa voiture et s’apprête à sauter sur sa mère pour la dévorer. Outre l’aspect moralisateur – l’histoire semble sous-entendre que la sexualité non protégée et l’abus de drogue nous transformeraient en zombies – qui côtoie les giclées d’hémoglobine frôlant le ridicule, le film exprime les peurs propres à la génération SIDA, des menaces chimiques et nucléaires, et de la délinquance sexuelle.

© Contracted d’Eric England

Dernièrement, Julia Ducournau, réalisatrice française, met elle aussi le cannibalisme au goût du jour avec son film Grave sorti en février 2017. Elle y actualise cette thématique de la dévoration et de la manipulation, deux sujets inhérents au monde des zombies, dans une métaphore du corps sexuelle comme objet de consommation mais aussi de contamination. L’humain y est quasi traité au même plan que l’animal dont il rejette la ressemblance qui le rattrape malgré tout.

© Grave de Julie Ducourneau

La médecine contemporaine ferait de nous ces créatures fantastiques appelées zombies, miroirs du devenir de l’homme. La spécialiste en anthropologie médicale, Margaret Lock, a consacré un important ouvrage en 2002, Twice Dead, une étude des résultats et relevés d’une enquête ethnographique sur la mort, la culture de la mort et la politique des parties du corps humain au Japon et en Amérique du Nord. Margaret Lock évoque les “livings deads“, littéralement « morts vivants », pour parler des personnes dans le coma ainsi que les “zombielike“ pour désigner les patient traités par psychotropes. « With improved technologies in trauma units, brain dead individuals who are not summarily made into organ donors, but are left attached to ventilators, increasingly survive for months and even years. Is this a “living death“? ».

Maintien possible entre la vie et la mort, médicaments abrutissants, la médecine et le cannibalisme semblent prendre des voies parallèles. L’approche du corps contemporain est allé jusqu’à réduire le corps non plus à une machine à l’instar d’un matérialisme propre au XVIIè siècle mais à un corps aux organes commercialisables, à une viande consommable. Une sorte de néo-dualisme qui nous rappelle que nous ne sommes pas un roseau-pensant mais un cerveau-esprit dans quelques kilos de viande. Grande leçon d’humilité sur notre statut de vivant.