Sheila Levine est morte et elle vit à New York

NY © Dominique Bry

Ce pourraient être des mémoires d’Outre-Tombe sous la plume de Woody Allen : Sheila Levine est morte et vit à New York, dans ce sens-là, oui, soit la mort puis la vie d’une femme de trente ans. Puisque « c’est décidé : je me suicide », plus rien ne retient Sheila Levine du côté de la pudeur ou des convenances. Elle n’a plus peur de rien.
Alors elle raconte ce qui l’a conduite à cette décision extrême, dialogue avec ses parents (et son lecteur), revient sur son parcours de New-Yorkaise, juive, célibataire, sans enfant.

« Mon nom est (était) Sheila Levine. Sheila Levine ? Avec un nom pareil, on ne s’avise pas d’aller se tuer. Le suicide, c’est vraiment pas casher ». Chaque « fait » est un réservoir narratif, une mine comique : Sheila, après ses études universitaires, a tenté pendant dix ans de se marier, en vain.
Elle a espéré un travail (tout sauf taper à la machine) qui lui permette de s’étaler dans les pages glacées d’un journal féminin de luxe, en vain.
Elle voudrait se libérer de l’emprise de sa mère, de ses avertissements prophétiques (« trouve un mari à la fac, après ce sera plus dur »), en vain.
Elle cherche un appartement sympa, pas cher, en coloc dans le Village, en vain.

Autant de « faits » qui tiennent autant de la statistique que du constat personnel : « FAIT : Cent trois filles viennent au monde pour cent nouveau-nés. Le calcul est vite fait. Je suis une des trois filles en trop.
FAIT : Comme Portnoy, beaucoup de petits Juifs ont vécu une relation si passionnelle avec leur maman qu’ils se sont jurés d’épouser une fille non juive. Ethniquement, je suis donc indésirable. (…) »

« Tout va toujours par paires sauf Sheila Levine » : Les faits sont hilarants. Et grinçants. Gail Parent excelle dans le doux-amer, elle puise les ressorts du rire dans le désespoir, l’ironie dans l’impertinence. Sheila ne se plaint pas, elle constate. Et à travers elle, c’est une génération que peint l’écrivain, désarçonnée par des traditions et représentations culturelles toujours aussi prégnantes dans une société qui croit avoir évolué. Et Sheila va faire l’expérience amère de chacun de ces blocages.

Le récit suit les préparatifs méticuleux de son suicide par une Sheila Levine qui voudrait tout prévoir, tout maîtriser : du rabbin à la concession, de la pierre tombale à l’emplacement du cimetière. Tout en préparant sa sortie, elle raconte dix années de quête infructueuse d’un mari (l’homme parfait d’abord, puis un mari, juste un mari), ses amours complexes avec Norman, son rapport à son corps (poids, sexualité, avortement), à sa mère (et elle dialogue avec elle, in absentia, comme avec Doris Day, modèle inaccessible, double ironique).

Elle raconte ces années comme d’autres tiendraient un journal : kilos perdus, et repris, voyage en Europe, vacances en groupe (cauchemar) à Fire Island, jobs, sentiment de culpabilité chevillé à la moindre de ses pensées… Elle tente de trouver des clés dans les essais d’anthropologie de Margaret Mead, dans les chiffres (« Il y a des gens qui prétendent que New York est une jungle. C’est faux. C’est un immense cache-sexe. Conçu pour le confort des hommes. Vous n’avez qu’à regarder les chiffres »), l’astrologie (« Je suis Lion, mais atypique ») pour mieux tordre le cou aux représentations héritées et aux clichés, pour tenter d’échapper à une histoire déjà écrite.

À travers Sheila Levine, le roman est le portrait d’une époque, d’une ville (New York), d’autres femmes, dont Linda, l’amie et colocataire séduisante, elle, voire irrésistible mais tout aussi condamnée aux amours passagères : Linda quitte Henry Cox quand elle découvre qu’il a voté « Nixon au lieu de Kennedy », Frank Holland parce qu’il n’aime pas Salinger, un autre parce que troisième album des Beatles ne l’emballe pas, Bernard Le Berjeau (en fait Bernie Goldblum) parce qu’il n’a pas d’« opinion sur le conflit israélo-arabe »…

NY © Dominique Bry

Le récit se déploie en romans potentiels et chaque projet tourne au fiasco, les espoirs de renouveau en illusions perdues et le roman dans son ensemble est l’espoir d’une libération, d’une émancipation de l’emprise maternelle, de la si petite place laissée aux femmes — « Ville des plaisirs ! Ah ! New York n’est que lutte pour survivre, se faire remarquer, désirer, épouser. ». Le roman est l’histoire d’une époque et des mouvements qui la ponctuent. Peut-on être une femme indépendante, libérée ? Quand Sheila, fraîchement diplômée de l’université, parvient enfin à quitter le cocon familial pour louer son premier appartement dans Manhattan, où atterrit-elle ? « 280, 3ème rue Est », là où ses grands-parents paternels se sont installés en arrivant aux États-Unis… « Mon père aussi a trouvé ça drôle. Hilarant, même. Ça, ils se sont bien marrés tous les deux des aventures de leur écervelée de fille ».

« Je m’étais décidée fin août et prévoyais de mettre mon projet à exécution d’ici au 3 juillet de l’année suivante. Comme ça, j’aurais le temps d’acheter une pierre concession et une pierre tombale sans oublier, bien sûr, de rédiger ma lettre de suicide. Pourquoi le 3 juillet, demandez-vous ? (…) Je me suis dit que si je me tuais le 3 juillet, il faudrait qu’on m’enterre le 4. C’est pas joliment symbolique comme date ? Le 4 juillet, c’est ma propre fête de l’Indépendance ».

Sheila Levine est désespérée, Sheila Levine est drôle, Sheila Levine est chacune d’entre nous. Il est difficile de croire que ce roman fut publié en 1972 tant il est actuel. Sheila Levine est la mère littéraire de Bridget Jones, évidemment, mais en version indémodable, plus proche de Philip Roth que d’Helen Fielding, de Portnoy que de Bridget Jones.

« Si je racontais mes soucis à des milliers de filles, ça remonterait le moral de milliers de filles. (…) Je sillonnerais le pays, un one-woman show. Les lumières s’éteignent ; le public se calme ; je fais mon entrée en tailleur bleu, très simple. Je m’éclaircis la voix. Je commence : « Alors, vous pensez avoir des problèmes ? » » ?

Sheila Levine n’est pas devenu Jerry Seinfeld. Ni Elaine Benes. Mais elle est l’héroïne d’un roman atemporel qui vaut toutes les thérapies.

Gail Parent, Sheila Levine est morte et vit à New York (Sheila Levine is Dead and Living in New York), traduit de l’anglais (États-Unis) par Renée Rosenthal (éd. révisée par Claire Buchbinder), Rivages Poche, 288 p., 8 €