L’écriture ne dit pas Je : entretien avec Juliette Mézenc, Frank Smith, Jean-Philippe Cazier

Juliette Mezenc, Jean-Philippe Cazier, Frank Smith © Basile Gantelet

Dans le cadre du Marché de la poésie 2017, une rencontre réunissant Juliette Mézenc, Frank Smith et Jean-Philippe Cazier, et intitulée « L’émotion ne dit pas Je », était organisée le 13 juin à la bibliothèque Marguerite Audoux. L’entretien qui suit est la transcription des échanges qui ont eu lieu au cours de cette rencontre.

Frank Smith : Ce qui est flagrant, Juliette, à la lecture de Laissez-passer, c’est que tu te rapportes à la notion de frontière mais pour la décadrer par l’introduction de points de vue multiples qui ne sont pas ceux d’un Je dominant. Déjà dans ton livre précédent, Elles en chambre, tu t’inscrivais dans une écriture plurielle, avec l’écriture d’autres écrivaines…

Juliette Mézenc : Quand j’ai commencé à travailler pour Elles en chambre, j’ai voulu lire tout ce que ces femmes avaient écrit. J’avais lu la plupart des livres de Nathalie Sarraute mais pas tous, donc j’ai acheté le volume de Sarraute dans la Pléiade que j’ai lu de bout en bout. J’ai commencé à écrire en me laissant contaminer par ce que je lisais. Je lisais, je prenais des notes, et à moment donné quelque chose s’organisait, des bribes – j’attendais que ça s’organise de soi-même. En ce sens, j’ai écrit avec ces femmes, en passant plusieurs mois avec chacune d’elles. Mon écriture est venue dans une sorte de continuité de la leur, dans une porosité entre leur écriture et la mienne. Chaque chapitre de ce livre, chacun étant consacré à l’une de ces femmes, a une tonalité différente. L’ensemble possède sa cohérence propre, mais chaque chambre, chaque chapitre est clairement sous influence.

Frank Smith : Quand on réfléchit aux rapports entre émotion, Je et pluralité, il y a un titre de Sarraute qui me vient à l’esprit, c’est Tu ne t’aimes pas. Le « tu » dans ce livre est un « je » qui s’exprime face à un autre « je », mais les deux appartiennent à une même personne.

Juliette Mézenc : Je ne connaissais pas ce livre avant de lire tout le volume de la Pléiade pour Elles en chambre. Il y a aussi Ouvrez, qui est magnifique, qui reprend un peu le même dispositif que Tu ne t’aimes pas mais que je trouve plus puissant. Dans Tu ne t’aimes pas, il s’agit de différents « je » à l’intérieur d’un même personnage, qui sont en conflit les uns avec les autres. Sarraute les laisse parler, prendre la parole. Ce Je partagé, morcelé, conflictuel, chacun peut dire que c’est son quotidien. Parfois tous ces « je » sont plus ou moins en accord, mais souvent il s’agit plus d’un déchirement, de contradictions. Dans Elles en chambre, il me semble que j’ai laissé entendre, mais d’une façon différente de ce que fait Sarraute, pas selon la forme de la discussion – que j’ai laissé entendre un Je qui me compose mais qui est déchiré, pluriel. Je ne suis pas une espèce de sac à « je », si je puis dire, il me semble que je suis plus traversée par des « je » différents, divers. En écrivant, je ressens nettement qu’il y a des « je » qui me traversent rapidement, d’autres qui s’installent et que je laisse s’installer, d’autres que je liquide, avec lesquels j’écris mais pour m’en débarrasser. Dans ce cas, l’écriture a aussi affaire avec ces « je » qui ne sont pas forcément les bienvenus, que l’on aimerait ne pas héberger. Ça donne lieu à des sortes de négociations.

Frank Smith : Toi et Jean-Philippe, vous avez réalisé un entretien pour Diacritik, dans lequel tu dis qu’en rester à un seul Je, n’être soi-même qu’un seul Je, n’est sans doute qu’une forme d’emprisonnement. Tu dis aussi qu’en rester à un Je aplatit ce qui est multiple, ce que tu perçois comme un foisonnement. L’écriture ne serait pas simplement subir ce foisonnement mais, en un sens, le conduire, non ?

Juliette Mézenc © Basile Gantelet

Juliette Mézenc : Ce serait aussi le prolonger, en suivre les lignes… C’est un peu comme la diffraction, la lumière : il s’agirait de faire exister les différentes couleurs du Je. Je pense que c’est pour échapper au Je que j’écris tous ces « je ». Le Je dont je parle ici est celui que l’on se construit, que les autres construisent pour vous. Il faut vraiment faire un effort pour échapper à ce Je figé et dont on sent bien que l’on n’est pas que ça. On est plus complexe et plus vivant que ça. Le Je social n’est qu’un parmi d’autres – et lui-même, de toute façon, est changeant.

Frank Smith : Cette relativisation du Je ne revient pas seulement à sortir de sa subjectivité, il y a une dimension politique…

Juliette Mézenc : Le Je monolithique, l’identité qui serait une, imperméable, sans frontières poreuses avec le dehors est un mensonge dangereux, politiquement dangereux.

Frank Smith : Jean-Philippe, dans L’ la phrase. L’, tu produis un texte qui efface en permanence ce qu’il est tenté d’inscrire. Tout s’efface chaque fois qu’il émerge. Tout s’inscrit dans la cendre, et tout se désinscrit dans la cendre – cendre, poussière, etc. Il y a un point de fraternité entre toi et Juliette, qui est de faire parler les morts. Dans ton livre, on rencontre des poussières d’être, des décombres. On y rencontre également des multiplicités parfois ombrageuses, souvent fantomatiques plus qu’incarnées : des fantômes qui peuplent, les cadavres de l’histoire, les migrants, les exilés. Ces fantômes, ce sont aussi ceux qui ont écrit avant nous, ceux dont on hérite, qui pèsent sur les mots, sur le moindre souffle, et qui les font naître autant qu’ils les empêchent.

Jean-Philippe Cazier : Au sujet de l’intitulé que tu as donné à cette rencontre, « L’émotion ne dit pas Je », je pourrais dire comment je le comprends. Il me semble que cette formule n’exclut pas l’émotion, il ne s’agit pas d’un rejet de l’émotion au profit d’une écriture qui se voudrait froide, désincarnée. Pour moi, dire que l’émotion ne dit pas Je, signifie se rapporter à l’émotion d’une façon qui échappe à la forme du Je qui, comme le dit Juliette, est un emprisonnement, un amenuisement de la multiplicité que l’on est. Il ne s’agit pas d’exclure l’émotion mais de l’élargir au-delà des limites du Je, de lui donner davantage de champ. C’est ce que j’essaie de faire dans ce livre et que tu pointes en soulignant comment ce qui apparaît en même temps disparaît, comment ce qui se lève retombe immédiatement en cendre. Ce que je veux dire, c’est que ce qui m’intéresserait dans une émotion plus large que le Je, ce n’est pas tant l’émotion pour elle-même, comme fin en soi, que le type de rapport au monde que cette émotion permet, implique. On est ému à l’intérieur d’une rencontre avec ce qui est plus large que soi, avec ce que l’on ne reconnait pas, qui déborde notre individualité, notre moi habituel – on est ému par ce que l’on n’identifie pas, que l’on ne nomme pas, qui bloque la pensée, les repères structurants. C’est ce lien au nouveau, à l’inattendu qui m’intéresse dans le rapport au monde. Le reste nous renvoie à un conditionnement social que nous subissons, qui nous appauvrit autant qu’il appauvrit le monde – même si nous en avons besoin pour vivre, interagir avec les autres dans la vie de tous les jours. Mais dans l’écriture, évidemment, ce n’est pas ce que je retiens. Au contraire, c’est ce Je social que j’essaie de fendre, et il peut être fendu par des rencontres dans le monde : rencontre de gens, de choses, d’êtres, d’œuvres littéraires, de peintures, d’idées qui provoquent l’émotion à l’intérieur de laquelle on n’a pas grand-chose à dire ou à penser. Ce qui du point de vue de l’écriture est intéressant, c’est d’essayer d’approfondir, de parcourir ce pas grand-chose, ce silence. Donc de parcourir ce monde du silence, du non identifiable, du non pensable où, comme tu l’as souligné, rien ne peut exister et demeurer dans une forme reconnaissable, identifiable, fixe, nommable, où tout existe plutôt comme la cendre ou la poussière.

Frank Smith : C’est peut-être ce qui nous relie tous les trois, l’idée d’une émotion qui pour arriver n’aurait pas besoin de Je, ni de Tu, mais d’un Il dans le sens où l’on dit « il pleut ». Ce serait le rêve d’une écriture impersonnelle. Cette écriture passe par la fabrication d’outils grammaticaux par lesquels le langage serait entrainé vers sa périphérie, par-delà les pronoms personnels, vers un Il qui ne désigne plus aucune personne. L’emploi du Je, dans ce contexte ne renverrait plus à un désigné, contrairement aux autres signes.

Juliette Mézenc : En t’écoutant parler d’outils grammaticaux, il me vient une question pour Jean-Philippe…

Frank Smith : Oui, j’insiste volontiers là-dessus. Il ne s’agit pas simplement de dire : « je ne m’intéresse plus à mon moi », mais d’inventer des moyens dans l’écriture pour son effacement autant que pour ce qui advient à partir de celui-ci.

Juliette Mézenc : Au sujet du travail de Jean-Philippe, et puisqu’il est question de l’émotion, je me souviens qu’en lisant Ce texte et autres textes j’avais été très émue par des parenthèses ouvertes sur du blanc, d’avoir ressenti une forte émotion devant ce silence. C’est ce silence qu’il fait advenir par les solutions qu’il invente que je trouve puissant. Je pense à Liliane Giraudon – et je sais que vous êtes tous les deux des lecteurs de Liliane Giraudon – que j’ai entendu une fois, avant une lecture, évoquer le silence, dire que le silence a partie liée avec la poésie. Dans ce que tu fais, Jean-Philippe, j’ai l’impression que tu es tenté de laisser quasiment toute la place au silence et que les bribes d’écriture sont des îlots pour permettre du silence entre ces îlots. Dans cette manière de faire, tu laisses tomber les pronoms, il n’y a plus de « je » ni de « tu » mais des parenthèses, des blancs, du silence.

Frank Smith : Dans ce cas, le silence n’est pas seulement là, il est fabriqué par des moyens qui sont de l’écriture, il fait partie de la langue elle-même.

Jean-Philippe Cazier : La place que je fais au silence dans ces textes s’inscrit dans quelque chose de plus général, qui concerne la problématisation du Je que nous avons en commun tous les trois, et que nous avons en commun avec d’autres. Le Je est une fonction grammaticale : il est difficile de parler en français sans dire « je » ou sans être situé à la place du « je ». C’est aussi une fonction sociale, subjective, politique, psychique. Ce qui m’intéresse, c’est de parasiter ceci, et la question qui s’impose est : comment ? Il faut, comme le dit Frank, inventer des procédés, détourner la grammaire, la ponctuation, le vocabulaire, créer des dispositifs. Ce que j’essaie de faire dans tous les derniers textes, c’est de laisser en eux la place pour d’autres, et il faut que je trouve des dispositifs pour ça et une syntaxe, une langue qui le rende possible. Il faut qu’il y ait dans le texte que j’écris la place pour d’autres que moi. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de parler moi, mais de parler avec d’autres, avec ceux qui ne parlent jamais, que l’on ne laisse jamais parler – par exemple les migrants. Comment faire pour parler avec les migrants sans parler à leur place, alors que c’est moi qui écris ?

J’ai lu un texte d’Erri De Luca, qui a passé quinze jours sur un bateau avec des marins qui vont secourir les migrants en Méditerranée plutôt que de les laisser se noyer comme le fait le gouvernement français. Erri De Luca a été pendant plusieurs jours sur un de ces bateaux qui secourent les migrants, il a participé à des sauvetages et il a écrit ce texte, ou peut-être plusieurs, je ne sais pas. C’est très bien qu’il ait fait ça, qu’il ait écrit sur cette réalité dont à peu près tout le monde se fout. C’est important qu’il ait eu cette idée, cette démarche. Mais en même temps, ce texte m’a réellement et fortement gêné. Ce que j’ai lu, c’est d’abord un texte d’Erri De Luca, avec des références savantes, des tours langagiers littéraires, qui imposent sur l’ensemble de ce qu’il dit le seul point de vue d’Erri De Luca. Dans ce texte, aucun migrant ne parle, nulle part n’apparaît un point de vue qui serait celui d’un migrant. Le seul point de vue sur cet événement du monde, le seul discours est celui d’Erri De Luca. Nulle part il n’y a dans ce texte de porosité entre lui et les migrants – contrairement par exemple au livre de Juliette, Laissez-passer –, il n’y a que des oppositions : j’ai un passeport, ils n’en ont pas, mes vêtements sont secs, eux sont presque nus ou leurs habits sont trempés, etc. Il n’y a aucun passage qui serait créé, aucune possibilité pour que les migrants ne soient pas simplement d’autres que l’on vient secourir. Les migrants sont maintenus à la place qui leur est réservée habituellement, la place d’autres muets, qui n’existent qu’à l’intérieur d’un point de vue qui n’est jamais le leur et qui n’inclut pas réellement le leur.

La question que je me pose est : comment écrire sans parler sur, parler à la place de, mais parler avec, en incluant l’autre dans l’écriture, en écrivant à partir de l’autre ? Ce sont des questions qui rejoignent ce que l’on disait tout à l’heure sur la nécessaire fragmentation du Je, sur son dépassement dans l’écriture. Parmi ces autres que j’essaie d’accueillir, il y les fantômes, les réalités de cendre dont parlait Frank, il y a les animaux, les morts de l’histoire – et il y a le silence, cet autre qu’est le silence. Ce qui m’attire dans le silence, c’est qu’il n’est pas simplement l’interruption de la parole, il est ce qui la détruit de l’intérieur, ce qui la désarticule, la rend énigmatique, ce qui rend non reconnaissables l’énonciation, les phrases, le sens.

Juliette Mézenc, Jean-Philippe Cazier © Basile Gantelet

Frank Smith : Dans ce que tu dis, tu soulignes la position de l’auteur et la difficulté de cette position : l’auctorialité, l’autorité de l’auteur. Tu évoques Erri De Luca auquel tu reprocherais une sur-auctorialité. Dans L’ la phrase. L’, ce qui est étonnant, c’est que le sujet écrivant ne cesse de disparaître au fur et à mesure de son apparition, c’est presque de l’entropie. Dans ce dont on a parlé jusqu’à maintenant, il y a la multiplicité des « je » que l’on trouve chez Sarraute, il y a les « je » autres que l’on porte en soi ou qui nous traversent que l’on rencontre chez Juliette, et chez toi des effets d’apparition et disparition de celui qui conduit la phrase.

Jean-Philippe Cazier : J’ai beaucoup lu Maurice Blanchot, et la question de la disparition de l’écrivain, toutes ces thématiques, c’est quelque chose avec quoi je suis familier, intellectuellement familier. Je remarque que cet effacement est aussi ce qui m’attire chez les écrivains que j’aime le plus – une attirance qui n’est pas qu’intellectuelle mais, justement, émotionnelle. Pour moi, ce qui parle dans l’écriture, c’est l’écriture elle-même, non celui qui écrit et qui, comme sur un étal de marché, exposerait son moi, ses peines, ses humeurs, etc., ce qui n’intéresse en fait personne. C’est l’écriture qui est la parole, mais une parole non centrée, multiple, porteuse de multiplicités qui habitent l’écriture – l’inverse d’une littérature du Je. C’est l’écriture qui est chargée de tout, y compris des effets d’affects, ce qui implique un retrait du Je écrivant au profit d’un On, cet impersonnel dont Frank parlait… J’aimerais poser une question à Juliette. Tu parlais tout à l’heure de ton travail et de la façon dont il implique un mouvement d’exploration de différents « je », exploration qui peut être un rejet autant qu’un accueil. Dans ce mouvement, comment apparaissent les migrants qui sont présents dans Laissez-passer ?

Juliette Mézenc : Je ne le sais pas clairement. La question des migrants m’affecte particulièrement. Dans Laissez-passer, il y a un texte où il est question d’une jeune femme qui est retrouvée dans un de ces sacs dans lesquels on met les cadavres – sauf qu’elle n’est pas morte, elle est toujours vivante. J’ai écrit le premier texte de Laissez-passer en 2008 et je crois que c’est à l’automne 2008 qu’il y a eu un premier gros naufrage à Lampedusa. J’avais lu un grand nombre d’articles à ce moment-là et je suis tombée sur ce détail à la fin d’un article : une femme retrouvée vivante, que l’on avait mise dans un sac mortuaire. C’est ce qui a déclenché l’écriture du premier texte. Pourquoi cet article et cette histoire ont-ils déclenché l’écriture plutôt qu’un autre parmi les tonnes d’articles que j’ai pu lire ? Je ne sais pas. C’est étonnant de constater que l’écriture part d’un point précis, comment ça se cristallise sur ce point, et qu’il devient à partir de là possible d’écrire. Pour Laissez-passer, j’avais pris beaucoup de notes, j’avais écrit beaucoup d’idées que j’ai laissé tomber – des idées sous forme d’images, pas des idées abstraites, des débuts de texte que je n’ai pas continués. Qu’est-ce qui fait que quelque chose te fait écrire alors qu’une autre chose pas du tout ? Ça demeure un peu mystérieux.

Frank Smith : Ce qui m’intéresse aussi, c’est l’usage du On. Cet usage est encore à creuser dans la langue française. Même si, parfois, l’usage du On inclut une déresponsabilisation de ses actes, il me semble qu’avec le On, qu’avec certains de ses usages, on peut phraser le monde. Le rêve dont je parlais, et qui n’est pas qu’un rêve puisque parfois on y arrive, est celui d’écrire à la énième personne et certainement pas à la première personne, ni à la deuxième ou à la troisième. Je parlais du « il » impersonnel du « il pleut » pour écrire à la énième personne, dire le monde avec cet impersonnel-là…

Juliette Mezenc, Jean-Philippe Cazier, Frank Smith © Basile Gantelet

Questions dans l’assistance :

G.L. : Vous avez parlé de Nathalie Sarraute et de Maurice Blanchot. Mais Celui qui ne m’accompagnait pas, de Blanchot, commence par un « je », et dans Entre la vie et la mort de Sarraute, il y a quelqu’un qui tape un texte, qui raconte ce qu’il fait, qu’il arrache la feuille, etc., et il dit « je » tout le temps. Ce « je », ce qui est peut-être plus spécifique à la fiction, ce n’est pas celui de l’auteur, c’est celui du narrateur. Il s’agit d’une distinction que vous n’avez pas faite. Est-ce que cette distinction n’est pas selon vous pertinente en poésie – même si les frontières entre fiction et poésie ne sont pas nécessairement aussi rigides ? Quand Blanchot écrit « je », ce n’est pas lui qui le dit, c’est le narrateur, c’est clair…

Juliette Mézenc : C’est clair mais pas tant que ça. La relation entre le narrateur et l’écrivain est toujours complexe et pas nécessairement tranchée. Il n’y a pas toujours d’un côté l’auteur et de l’autre le narrateur…

Jean-Philippe Cazier : Dans la fiction, la problématisation du Je n’est pas nouvelle. On peut penser à Proust ou à Virginia Woolf…

G.L. : Ou, avant, Flaubert…

Jean-Philippe Cazier : On pourrait remonter aussi jusqu’à Montaigne. Mais spontanément, je pensais à Proust ou à Woolf à cause de la forme très radicale que prend chez lui et chez elle cette problématisation. Il me semble, même si c’est sans doute faux, que le Je du narrateur se résume souvent au Je commun – et là, bien sûr, je ne parle ni de Proust ni de Virginia Woolf. Souvent, le Je du narrateur reproduit simplement ce Je commun, évident, avec ses attendus, ses présupposés, ses implications, sa forme. Sans doute que ceci concerne la littérature qui n’est pas consciente d’elle-même, qui n’est pas de la littérature. Ce sont des livres… enfin, bon… Ce Je commun, qui est employé tous les jours, nous identifie, nous définit en nous restreignant à des caractères attendus, à certains sentiments, certains possibles. En ce sens, il se définit autant par ce qu’il implique que par ce qu’il exclut. C’est justement ce qui est exclu par ce Je qui dans la fiction contemporaine fait retour, émerge, s’infiltre dans le Je souverain pour le contester, le fissurer, voire l’effacer autant que cela est possible. Cette problématisation du Je est caractéristique des écrivains que l’on vient d’évoquer et de beaucoup d’autres. On la trouve chez Blanchot. Lorsqu’il écrit « je », il s’agit d’un « je » qui a une existence grammaticale, mais ontologiquement ce « je » est d’abord problématisé, évanescent, disséminé. Dans la fiction, il y a ces deux partis pris, dont l’un me paraît moins intéressant que l’autre. On trouve cette problématisation, de manière centrale, chez Proust, Woolf, Joyce, dans le Nouveau roman, chez Beckett, Kathy Acker, etc., mais aussi dans la poésie. Si on prend le cas de la poésie lyrique, le « je » de la poésie lyrique est très fissuré, fragmenté, très exposé au dehors, existant avant tout hors de lui-même, et ne restant pas intact du fait de cette exposition.

Dans le domaine de la fiction actuelle, je pense à Olivier Steiner, que certains lisent comme un auteur égocentré, égotiste, avec un Je omniprésent et fermé sur soi – alors que je pense qu’il s’agit exactement de l’inverse. Le Je est bien omniprésent mais il ne cesse de changer, d’être affecté, de devenir autre chose. C’est un Je sans identité. Ou en tout cas, dans ses livres, il y a sans cesse une tension entre un Je centralisateur et des mouvements de déplacement et de métamorphose qui le tirent à la limite de lui-même, là où il devient autre. Ce qui est significatif dans ce qu’écrit Olivier Steiner, c’est que les transformations de ce Je instable et pluriel sont liées à des émotions, à des rencontres et aux émotions que celles-ci produisent. Le Je est sans cesse ébranlé et changé par les émotions, et en ce sens il est d’abord problématisé, hors du Je commun et formaté. Dans tous les cas, dans la fiction contemporaine, la question du Je narratif et de l’écrivain passe par une problématisation qui l’expose à sa propre fragilité, à son écroulement, à sa pluralité interne. On pourrait même considérer comme une chose étrange le fait que l’écrivain invente des personnages, des narrateurs : pourquoi doubler son Je habituel, empirique, d’autres Je imaginaires, de papier ? Est-ce que ce n’est pas le moyen, en lui-même, de fissurer ce Je, d’inventer quelque chose pour l’emporter dans des voyages qui le mettent en rapport avec autre chose et qui le changent ?

C.P. : Ce que Frank appelle la énième personne pourrait être la première personne du pluriel, le Nous. En littérature, le Nous est difficile à employer, c’est souvent maladroit. Il me semble aussi que l’on n’a pas encore fait le travail de déconstruction de l’unicité du Nous, contrairement à l’unicité du Je. De fait, il est difficile de prendre en charge le Nous d’une manière qui ne soit pas enfermante. Il me semble par ailleurs que le Nous est une manière d’affirmer une subjectivité, ce qui serait moins évident pour le On. Comment prendre tout cela en charge dans l’écriture ? En tout cas, il y a un travail à faire à ce niveau là…

Frank Smith : Ces questions-là, celle du Nous, du On, sont des questions qui m’obsèdent. D’un point de vue politique, le Nous est toujours un peu déceptif, c’est trop souvent un groupe fermé, exclusif. Si je dis « je », je pose en face de moi un « tu », je crée une différence. « Nous » est toujours opposé à des « vous » et à des « eux ». De ce point de vue, le On est ambigu, je le reconnais. Mais en même temps, il est un singulier pluriel. Il n’existe pas dans toutes les langues, au contraire. Je l’ai employé de manière récurrente dans Guantanamo où j’utilise la parole des détenus et celle des personnes qui officient dans les tribunaux. Avec Vanessa Place, qui a traduit le livre aux États-Unis, lorsque nous nous sommes posé la question de savoir comment traduire ce On, ça a été difficile, compliqué. Vanessa Place, qui est aussi écrivaine, a parfois traduit ce On par « we », le « nous » classique. Elle a aussi traduit par « they », ce qui est très intéressant. Il y a beaucoup d’articles qui sont écrits sur la recrudescence de l’emploi du « they » en anglais, qui serait un équivalent du On français. Il y a maintenant une légitimation du « they » comme expression d’une entité à la fois singulière et plurielle. Ce qui m’a surtout fasciné, c’est que Vanessa a aussi utilisé des phrases sans sujet : « entre dans la pièce », « s’installe à la table », etc., ce qui donne une force incroyable. Le Nous, je m’en méfie beaucoup…

Jean-Philippe Cazier : Le Nous peut-être effectivement une entité enfermante, close et exclusive – et de ce point de vue, on pourrait dire à propos du Je l’inverse de ce que nous avons affirmé auparavant. Au sein d’un Nous sclérosant, le Je pourrait être le mode d’affirmation et d’existence d’une singularité, d’une individualité radicale et politiquement, subjectivement en rupture, contestatrice et créatrice. La question serait de savoir si un tel Je peut exister en dehors de toute pluralité, en dehors d’un collectif qui le rend possible… D’autre part, le Nous peut être aussi le mode de parole d’un collectif qui veut sortir de son statut de Eux. Frank disait que le Nous s’oppose à un Eux, mais pour sortir de la place dévalorisée, ou en tout cas distincte, donnée à ce Eux, ceux qui le composent peuvent se mettre à dire « nous », c’est-à-dire à parler en leur nom, pour leur compte, et à pointer le fait que ceux qui habituellement disaient « nous » ne sont qu’un groupe qui n’a pas plus de légitimité a priori par rapport à la parole que les autres. En se mettant à dire « nous », les exclus se mettent à parler pour eux-mêmes, ils deviennent Sujet dans le discours, et se donnent aussi les moyens de parler de ceux qui ont toujours eu l’habitude de parler des autres et à leur place.

Dire « nous » peut être un moyen pour commencer à sortir de la soumission, ça peut avoir une fonction politique libératrice. Le Nous peut effectivement renvoyer à une communauté identitaire, impliquant une identité de tous ceux qui font partie de cette communauté, et une identité opposée à d’autres identités constitutives des autres, de ceux qui sont désignés et pensés comme Eux. Mais il y a aussi un Nous, qui peut-être tendrait vers le On, qui concerne une autre forme de communauté sans identité a priori, une communauté non exclusive, politiquement, subjectivement, psychiquement intéressante. Je pense à ce que l’on appelle la communauté LGBT qui ne renvoie pas à une identité entre toutes les personnes qui sont supposées en faire partie, mais plutôt à un agencement de différences, de singularités qui fonctionnent plus ou moins ensemble. L’intérêt ici est de pouvoir parler collectivement, moins d’une seule voix que par une pluralité de voix, pluralité soutenue, protégée et affirmée par tous. Le Nous, dans ce cas, crée un espace commun pour une pluralité de différences, un espace d’expression, de représentation et safe – un espace où le point de vue individuel implique par définition l’existence du point de vue de l’autre. En tout cas, c’est l’idée de communauté LGBT telle que je l’entends. Cette idée de la communauté, de ce type de Nous, appelle en elle-même l’inclusion, non l’exclusion. Le Nous n’est plus exclusif, n’exclut plus – sauf les connards…