Marguerite Yourcenar à travers sa correspondance (5/5)

Marguerite Yourcenar © Bernhard De Grendel, 1982 (Wiki commons)

La récente publication de la correspondance croisée entre Yourcenar et Silvia Baron Supervielle est aussi d’un très grand intérêt. Cousine éloignée du poète Jules Supervielle, née à Buenos Aires en 1934, et installée à Paris dans les années 60, Silvia Baron Supervielle a été une grande traductrice en langue française d’auteurs argentins. Elle a maintenu une correspondance assez régulière avec Yourcenar, entre juin 1980 et juillet 1987, comme l’indique parfaitement le titre générique, Une reconstitution passionnelle, proposé par Achmy Halley dans l’édition de ces lettes. La classique relation d’auteur à traducteur se transforme peu à peu, sous nos yeux, en une amitié fervente, au point que Yourcenar en vient à terminer ses lettres par un « Je vous embrasse en veillant sur vous, avec ma pensée » ou « Je vous embrasse bien amicalement », preuves d’affection qu’elle prodigue rarement dans la correspondance publiée à ce jour.

Une première rencontre à Paris, en 1981, et ensuite une invitation à passer 15 jours dans la maison de Petite Plaisance, en 1983, cadeau assez rare de la part de Yourcenar, confortent une relation de plus en plus cordiale.

La publication en bilingue des Charités d’Alcippe en 1983 chez Visor, et du Teatro I et II en 1984 et 1985 aux éditions Lumen sont approuvées chaleureusement par Yourcenar qui revient volontiers à ses textes anciens. Mais tout en la félicitant pour l’excellence de ses traductions, Yourcenar veille, comme d’habitude, à la qualité de l’édition espagnole, intervenant avec minutie dans le choix de l’illustration pour la couverture des deux volumes du Teatro, recommandant même d’adopter une des images de La peinture étrusque de Skira.

Nous découvrons ainsi 23 lettres, cartes postales ou mots écrits sur un bristol par Yourcenar et 10 de Baron Supervielle, ou du moins celles qui sont conservées dans le Fonds de la Houghton Library, à l’université de Harvard. La perte de Grace Frick, qui tapait à la machine tout le courrier, fait que toutes ces lettres sont autographes, ce qui accentue encore leur dose d‘intimité. L’émotion est d’autant plus forte que nous savons maintenant que ce sont les dernières années que vit Yourcenar, frappée, en plus, au cours de cette décennie, par la disparition de son compagnon Jerry Wilson en 1986, diminuée par un accident de la circulation à Nairobi en 1983 et enfin par la maladie qui devait l’emporter en 1987.

Quand commence cette correspondance, en juin 1980, Yourcenar vient d’être élue à l’Académie française, elle reprend ses voyages et ses projets, “libérée” qu’elle est après la disparition de Grace Frick en 1979. Elle retrouve aux côtés de Jerry Wilson un goût de vivre, malgré son âge.

C’est dire que les envois de traduction en langue espagnole de ses premiers poèmes, puis des Charités d’Alcippe, de Feux et de son Théâtre par cette jeune traductrice argentine, si aimable et si respectueuse, la comblent et l’enchantent, elle y trouve comme un nouveau souffle. Dialoguer avec elle sur ces Sept poèmes pour une morte la renvoie à son souci permanent de voir ses textes bien traduits, en particulier les poésies.

On a un peu l’impression à lire ces lettres que Yourcenar, dans les dernières années de sa vie, est gagnée par une certaine mélancolie. Cette amitié affectueuse avec Silvia Baron Supervielle est peut-être l’une de ses ultimes satisfactions intellectuelles. Son entourage est alors constitué seulement d’une secrétaire, Jeannie, de son fils Jeremy, de sa femme de service Georgia Kelly, des fidèles jardiniers et de l’infirmière Deirdre Wilson ou la kenyane Monicah Njonge qui restera à ses côtés jusqu’au bout.

Le mérite de cette correspondance est de nous la faire connaître plus humaine et plus généreuse qu’elle n’apparaissait dans les lettres publiées par ailleurs. Le dialogue, même court et limité, avec cette jeune traductrice la rend plus accessible et plus proche de nous.

Ajoutons enfin une très récente (octobre 2016) publication de correspondance de Yourcenar avec son ami éditeur Emmanuel Boudot-Lamotte En 1939 l’Amérique commence à Bordeaux qui couvre les années 1938-1980.

Le titre correspond à des cahiers rédigés par Yourcenar au moment de son arrivée à New York, en 1939. On y découvre une Yourcenar très active même au cours de ses premières années d’exil aux États-Unis, contrairement à l’idée reçue. Elle évoque de nombreux projets éditoriaux, dont certains étonnants et dont aucun n’aboutira : une anthologie de nouvelles de la littérature américaine contemporaine, un recueil de faits divers ou un livre consacré aux Trésors de l’art Français. Et des traductions. Elle navigue entre trois langues (français, anglais et grec), se montre déjà tenace en négociations commerciales et pudiquement intime dans ses allusions à sa passion pour l’écrivain André Fraigneau qui était aussi l’amant de son destinataire avec lequel elle établit un échange insolite dans ces années de guerre et d’après-guerre : elle lui envoie des nourritures et lui, lui expédie des livres publiés en France. On y retrouve encore cette possible gentillesse chez elle, quand elle le veut, et son souci de ne pas rompre avec le monde littéraire et éditorial de Paris.

On peut donc affirmer que la lecture de ces lettres est, sans aucun doute, pour nous lecteurs d’aujourd’hui, un élément d’une inestimable valeur, non seulement pour la connaissance de la carrière littéraire, éditoriale, sociale, mondaine mais aussi personnelle, privée, voire intime de Yourcenar. On y découvre un écrivain exigeant, rigoureux, plus fragile qu’on ne le croit qui n’atteint la plénitude que par un douloureux dépassement de soi, et pour lequel écrire sur autrui ou sur soi se confondent dans un même souci de perfection.

Ces écrits, maintenant qu’ils sont connus, font partie de son œuvre qu’ils éclairent et enrichissent, ils sont un véritable journal intime et public, complémentaire des textes autobiographiques ou de fiction, écrits et publiés parallèlement. Ils ne doivent pas être reçus comme anecdotiques mais comme représentatifs de la personnalité et de l’itinéraire humain, intellectuel, moral de Yourcenar.

Cette correspondance constitue, en fait, un authentique discours de Yourcenar aux autres et sur elle-même, au même titre, et même avec plus de liberté de ton, que les entretiens avec Matthieu Galey réunis sous le titre de Les Yeux ouverts ou ceux avec Patrik de Rosbo ou Jacques Chancel.

Et pour finir, relisons ce que Yourcenar dit de Borges, dans un portrait intitulé « Borges ou le voyant » : « Tout homme un peu averti des incessants changements et de la complexité presque infinie des choses se sent peu à peu envahi devant l’Histoire par le sentiment de l’horrible et par celui de de l’absurde. Ni l’un ni l’autre de ces deux sentiments ne s’altèrent, mais bientôt, sans que la première ou la deuxième de ces notions s’affaiblissent, s’ajoute une autre, celle d’une vaste imposture, à laquelle, actifs ou passifs, nous participons tous. »
Jugement que nous devons lire et relire, comme un autoportrait finalement. La réunion deux grandes consciences universelles de la liberté et de la lucidité, face à la déraison du monde.

Marguerite Yourcenar, Lettres à ses amis et quelques autres, 1909-1987 (1995), la série D’Hadrien à Zénon avec 3 volumes : D’Hadrien à Zénon, 1951-1956 (2004), Une volonté sans fléchissement, 1957-1960 (2007) et Persévérer dans l’être, 1961-1963 (2011).
Les Yeux ouverts, entretiens avec Matthieu Galey, Paris : Le Centurion, 1980.
— (1982), Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.
— (1995), Lettres à ses amis et quelques autres (de 1909 à 1987) Paris. Gallimard.
— (2004), D’Hadrien à Zénon, correspondance 1951-1956, Paris, Gallimard.
— (2007), Une volonté sans fléchissement, correspondance 1957-1960, Paris, Gallimard.

Catherine Gravet, Alexis Curvers et La Flûte Enchantée (1952-1962), Vie et mort d’une revue. Essai prosopographique, Mons, 2015
Paolo Zacchera, Une amitié particulière, correspondance et rencontres avec Marguerite Yourcenar, éd. Françoise Bonali Fiquet, Apeiron Minima, 2013.
Sylvia Supervielle Baron, Une reconstitution passionnelle, Correspondance 1980-1987, Paris, Gallimard, 2009.
Emmanuel Boudot-Lamotte, En 1939 l’Amérique commence à Bordeaux (1938-1980), Paris, Gallimard, 2016.