Silvina Ocampo : une autre langue pour la mémoire

Silvina Ocampo, La Promesse © éditions des femmes

« Soy íntima », ainsi se définissait l’écrivain argentin Silvina Ocampo (1903-1994). Car à la différence de sa célèbre sœur Victoria Ocampo, fondatrice de la revue Sur, et de son mari l’écrivain Adolfo Bioy Casares, elle préférait rester dans l’ombre, loin des obligations et des compromis que sa position au sein d’une famille riche et cultivée supposait. Comme s’il s’agissait d’une manière de préserver sa liberté, afin de créer son univers unique et complexe, obscur et lumineux à la fois. Ce qui explique sans doute la place marginale qu’elle a occupée pendant longtemps dans la littérature argentine. En effet, son œuvre a souvent été éclipsée par la renommée de celle de son mari, ou encore de son grand ami Jorge Luis Borges, avec qui elle a conçu L’Anthologie de la littérature fantastique. Mais l’on peut voir aussi dans la singularité extrême de son écriture une autre raison de ce long oubli: les critiques de son époque semblent avoir été déconcertés par l’esthétique nouvelle de ses poèmes et sa prose, qui minaient le réel en y introduisant étrangeté et cruauté. Sa « fidélité à l’imagination » l’a amenée à remettre en question les conventions littéraires, tels que les effets de réel ou la nécessité de conclure une histoire, et à donner à son écriture une forme fragmentaire et ouverte, la rendant même troublante.

La publication aujourd’hui de La Promesse permet de resituer son œuvre et de lui accorder la place centrale qu’elle mérite. Dans ce texte publié de manière posthume, on retrouve concentrée la force de son écriture, ce pouvoir de distorsion qui, à la manière d’un peintre, disloque et rend inquiétant le réel. Le rapport à la peinture, qu’elle a par ailleurs étudiée avec De Chirico et Léger à Paris, persiste dans la page écrite, où s’impose « l’immédiate certitude du visuel », comme l’a fait remarquer Borges. Ainsi la mer, paysage splendide et désert, dans lequel se noie lentement la protagoniste, une femme dont on ignore le nom, devient la matière même des images et de cette écriture nouvelle, sans lettre ni support, portée par les sensations. Après sa chute accidentelle du bateau qui la conduisait vers Le Cap, cette femme essaie de tenir la promesse qu’elle a faite à la sainte des causes désespérées, sainte Rita, pour qu’elle l’aide à survivre: elle lui a promis de composer un livre, alors qu’elle ne sait pas écrire : « Je suis analphabète. Comment pourrais-je publier ce texte ! Quelle maison d’édition en voudrait ! Je crois que ce serait impossible, à moins d’un miracle. Je crois aux miracles. » Le récit ne répond de fait à aucun souci de vraisemblance, car, pour Ocampo, l’essentiel est ailleurs, dans la manière dont elle explore les mécanismes de la mémoire, et sonde le lien qui relie l’écriture à la mort.

Un « dictionnaire des souvenirs »

Au milieu de la mer, le personnage entreprend alors d’écrire un « dictionnaire des souvenirs », comme s’il s’agissait de trouver une autre langue pour la mémoire, qui dirait la douleur de sa perte, qui est inévitablement celle de soi-même. Ce dictionnaire permet de comprendre à la fois la fragilité de la mémoire et sa force, qui réside dans sa résistance à être maîtrisée: « L’eau est froide, un auracaria occupe mes pensées. Pourquoi ne puis-je me souvenir que des arbres, des animaux, ou d’un chien noir qui me suivait plutôt que des gens? » Les histoires des personnes que la protagoniste a connues, ou plutôt des fragments de leurs vies, se succèdent sans hiérarchie, comme un défi lancé à toute limite que le besoin de raconter déborderait. Le quotidien bourgeois de ce monde se trouve en effet soudainement perturbé par l’étrangeté des événements, qui sont pourtant racontés sans étonnement, sans aucune intention d’en fournir une explication. Ainsi les passions – colère, jalousie, envie – troublent pour un instant le fonctionnement de cet environnement a priori rassurant dans lequel évoluent les personnages, tel cet homme embrassant une jeune morte, ou une bande d’enfants attaquant violemment une femme dans la rue. Le fantastique, si caractéristique de l’écriture de Silvina Ocampo surgit ici « comme le chant d’un singe au milieu de la nuit » — C’est en termes que Silvina Ocampo parle de “l’irruption du fantastique” dans son écriture dans un de ses rares entretiens, accordé à l’écrivain argentin María Moreno —, cet appel de ce qui demeurerait indomptable chez les hommes. D’où, peut-être, l’importance accordée aux animaux, que les personnages ont l’habitude de regarder dans le Jardin zoologique de Buenos Aires :

« Les animaux l’intéressaient, […] car ils se conduisaient d’une façon naturelle: s’ils avaient faim ils mangeaient sans arrêt, s’ils avaient soif ils buvaient jusqu’à s’étrangler, s’ils étaient en rut ils faisaient l’amour désespérément, s’ils avaient sommeil ils dormaient n’importe quand, s’ils étaient en colère ils mordaient, griffaient ou tuaient l’ennemi. Il est vrai qu’ils mouraient aussi et que mourir est ridicule, mais ils étaient si propres, si exacts ».

Il existe bien quelque chose de cet ordre dans la langue, claire et précise, de Silvina Ocampo. Une langue que la traduction d’Anne Picard restitue d’ailleurs dans toute sa puissance de bouleversement, et dans laquelle persiste quelque chose de sauvage, comme si sa phrase se tenait au plus près de la vie, devant l’imminence de la mort. Car, comme la Shérézade de Mille et une nuits, à laquelle fait référence la narratrice, elle voit dans le récit la possibilité d’échapper à la mort.

Le naufrage de la mémoire

Selon Ernesto Montequin, qui a découvert et édité le roman, entre 1988 et 1989, Silvina Ocampo a travaillé de manière acharnée pour corriger et achever La Promesse, qu’elle a écrit avec de longues intermittences pendant vingt-cinq ans. Elle savait que cette maladie qui minait sa mémoire la guettait et, avec un obscur pressentiment, elle annonce aussi, en écrivant l’histoire de sa protagoniste, ce que sera son propre naufrage :

Je regarde le monde qui s’éloigne, qui m’abandonne, qui me retient dans ses bras et que je ne peux réprimer. Le goût de l’eau m’a brûlé la bouche, mon Dieu, lorsque l’eau m’a sauvée. J’ai peur de me perdre dans cette mer immense. Je ne sais pas comment je vais faire pour ne pas mourir, pour ne pas me désintégrer, pour ne pas perdre totalement mon identité et oublier tout le reste.

Le mouvement de la conscience s’altère au rythme de l’agonie ou du ressassement de la démence. Les mêmes mots et images se répètent. Pour autant, si l’acte de se souvenir est une souffrance, comme le dit à plusieurs reprises la narratrice de La Promesse – « J’ai cru que j’étais sur le point de mourir ou déjà morte, victime du chaos de ma mémoire. » –, il est aussi source de plaisir : « Merci, mon Dieu, de me faciliter la vie, de me permettre d’écrire jusqu’au dernier orgasme et d’avoir écrit ce roman en ton honneur. » Comme si, finalement, seul le désir survivait à ce naufrage.

Silvina Ocampo, La Promesse, traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard, Éditions des Femmes-Antoinette Fouque, 134 p., 13 €