Le rêve-parti de Virginie Despentes : Vernon Subutex

C’est quoi l’esprit d’un peuple ? Vieille question des romantiques et des nationalistes, des philosophes et des politiciens, qui revient hanter, en boomerang, la trilogie de Virginie Despentes, et que son dernier tome, tout juste paru, loin de boucler, relance de façon vertigineuse. Une « sorte de bande », « brigade bisounours », « communauté bizarroïde », « secte », « convergence » ou « égrégore », tels sont les termes qui tentent de saisir l’insaisissable bande à Vernon, constituée au fil des épisodes.

Vernon Subutex
, au départ, n’est pourtant que l’histoire d’un type qui survit.

À la mort de son quatuor de potes, à la déglingue sociale et affective de sa génération – de disquaire, Vernon se retrouve peu à peu à la rue, errant dans ses contacts Facebook à la recherche d’un hébergement temporaire. « Subutex » est le surnom d’une gueule de bois collective et intime : l’ersatz dont il faut se contenter après la redescente des années 80. Vernon Subutex, de son faux nom donc, incarne une sorte de Jésus version punk, la cinquantaine tour à tour branlante et somptueuse, à la fois emblème de la précarité et alter ego de l’auteure revisitant sa jeunesse dans les ruines du contemporain. L’esprit du peuple serait d’abord l’esprit du punk, toujours pas mort : une bande-son sans frontière, des Stooges et de David Bowie à La Souris Déglinguée et Bérurier noir, en passant par les mutations des raves des années 90 et les recherches sur les ondes alpha des années 2000, soit la discographie de près d’un demi-siècle, bientôt, déjà.

Mais Vernon Subutex porte aussi la marque sidérante de notre actualité ; le premier tome paraissait le 7 janvier 2015, le même jour que Soumission de Michel Houellebecq. Le livre de Virginie Despentes en est l’exact envers. Au fantasme apocalyptique d’une France dominée par un parti musulman, Despentes répond par une sorte de pessimisme lumineux. L’amertume post-flaubertienne qui suinte des pages de Soumission – qui suintait déjà d’Extension du domaine de la lutte (1994) et de La Possibilité d’une île (2005) et qui donne à la fois sa fascinante atonalité et son côté débecquetant à l’écriture de Houellebecq – est remplacée par une formidable vitalité chez Despentes. Noir contre rose ? Certainement pas. L’univers de la trilogie Subutex est parfois si sombre qu’il verse, et même plonge à cœur-joie dans le polar trash, mais la chair n’y est jamais triste. On est plutôt du côté de Céline et de Bukowski, des créatures de Reiser aussi, de la rage de vivre – la colère, mais la tendresse, la solitude avec la communauté. Aux Inrocks, une semaine après le massacre de Charlie Hebdo, elle avait le courage de dire : « J’ai passé deux jours à me souvenir d’aimer les gens juste parce qu’ils étaient là et qu’on pouvait encore le leur dire. J’ai été Charlie, le balayeur et le flic à l’entrée. Et j’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. ».

C’est quoi l’esprit d’un peuple ? C’est la question que pose à chacun de nous cette drôle d’époque, en se démultipliant : est-ce que « je suis Charlie », ou est-ce que nous sommes Charlie ? Et de quel nous participe Coulibaly ? Qui est nous ? Despentes tente de répondre en proposant à la fois un tableau de société (un je + un je + un je + je = un tout social plus ou moins dysfonctionnel) et l’esquisse d’une communauté alternative (émanant d’un nous uni). Autrement dit, Vernon Subutex constitue une négociation entre réalisme et utopie, pessimisme et optimisme, rejouant la dynamique perpétuelle de la subjectivation politique. Le tableau de société est rendu possible par le roman choral : les trois tomes sont construits selon une structure narrative en relais : tour à tour, la narration se focalise sur Xavier, scénariste ; Véro, professeure radiée de l’Éducation nationale et alcoolique ; Olga, sans domicile mais avec plein de chiens ; Kiko, trader ; Pamela Kant, ancienne hardeuse ; La Hyène, spécialisée dans la démolition de réputations sur internet ; Aïcha et Céleste, jeunes femmes en cavale, etc. Invariablement, le discours indirect libre permet la fusion de la voix narrative et des pensées du personnage et chaque tome (re)déploie ces procédés. Cette dynamique sérielle explique aussi peut-être l’intérêt de la télévision pour Vernon Subutex, en cours d’adaptation.

Mais sans un foyer central, toutes ces énergies individuelles se disperseraient en même temps qu’elles égareraient le lecteur. Le coup de génie de l’auteur est d’avoir inventé ce personnage d’ancien disquaire : Vernon est à la fois un as de l’adaptation naviguant, tel un dealer de sons, entre les différentes classes sociales et les différents quartiers de Paris, mais aussi une figure de rassembleur : il devient DJ. Il ne se contente plus de circuler, il réunit, et permet ainsi de redistribuer les identités sociales qui paraissaient figées. Chacun, se débattant pour échapper à sa propre caricature, est en voie de reconversion.

La communauté peut alors émerger. En trois temps presque hégéliens.

Tome 1 : la communauté n’est encore qu’un rêve d’identification à autrui, une démultiplication de soi virtuelle : dans le jardin communautaire de la butte Bergeyre, près des Buttes-Chaumont, Vernon a une sorte de révélation qui le rend ultra-poreux au monde : « Je suis l’arbre aux branches malmenées par la pluie, l’enfant qui hurle dans sa poussette, la chienne qui tire sur sa laisse, la surveillante de prison jalouse de l’insouciance des détenues, je suis un nuage noir, une fontaine, le fiancé quitté qui fait défiler les photos de sa vie d’avant, je suis un clodo sur un banc perché sur une butte, à Paris. ».

Tome 2, juin 2015 : la communauté s’agrège, sans se formaliser encore, autour de Vernon au parc des Buttes-Chaumont – qui devient à la littérature contemporaine ce que le Bois de Vincennes doit au magnifique documentaire de Claire Simon, Le Bois dont les rêves sont faits (2016). L’utopie trouve son lieu, et son bar, le bien-nommé Rosa Bonheur. Elle trouve ses gestes fondateurs, aussi. Le premier est une vengeance de femmes qui s’associent contre un producteur violent, dans un épisode jubilatoire qui tient à la fois de Millénium (voir le sort réservé au tuteur de Lisbeth Salander) et de Tarantino, et répond par la fiction au constat de guerre des sexes qu’avait dressé Despentes dans son essai King Kong Théorie (2006). Le second a lieu à l’occasion de l’enterrement d’un ancien sympathisant d’un groupuscule identitaire, célébré au bar plutôt qu’à la messe. Ce tome optimiste se conclut alors sur une promesse fragile, une profession de foi aussi brève que déceptive : « Nous ne serons pas solides. Nous nous défilerons. Nous ne serons pas purs. Nous nous faufilerons. Nous ne serons ni braves, ni droits. Nous ne serons pas des héros. Nous ne serons pas conquérants. Du bois tordu qui fait l’humanité nous ne chercherons pas à faire de l’acier. Nous n’aurons ni drapeau ni territoire. ». Bel usage réflexif du verbe défiler : non pas « nous défilerons », comme « nous manifesterons », pour une cause, quelle qu’elle soit, mais nous nous défilerons. Proclamation d’existence.

Tome 3 maintenant : la communauté s’institutionnalise et nomadise en France, se dilatant jusqu’à accueillir plusieurs centaines de personnes. Elle actualise son programme par défaut, en se faisant l’ombre portée de tous les mouvements actuels possibles : ni ZAD, ni club de motards, ni secte, ni guérilla, ni Nuit Debout, ni rave-party, mais un peu de tout cela. « Meute de peluches », comme raille l’un des personnages ? Peut-être, mais aussi « égrégore sublime ». Despentes emprunte ce beau mot à La Légende des siècles et à la culture ésotérique. Faisons de l’étymologie fantaisiste : dans égrégore, il y aurait le gregs, du « troupeau » latin, mais aussi le « gore » de l’instinct collectif. Il y a du grotesque là-dedans, mais aussi du mystère. C’est bien de transcendance dont il s’agit. Il émane une nostalgie des années 70, du côté de la fête et de la révolte (à supposer qu’on puisse distinguer les deux).
Nul hasard si Jean-Luc Nancy et Maurice Blanchot, qui ont initié en 1983 un dialogue philosophique sur la communauté (essaimé depuis en Europe), ont tout fait pour ne pas définir (i.e. « finir », « figer ») la communauté, et ont chacun parlé de la fête. Le premier, qui ouvrit le bal avec La Communauté désœuvrée (Aléa n°4), consacra plus tard un article au rock : « Ce dont il s’agit avec le rock, qui est donc tout à la fois affirmation de soi, affirmation d’un sujet, d’une musique en tant que sujet, et qui passe par le phénomène de la génération, du rapport salle-scène, du rapport de l’identification au groupe etc., c’est quelque chose comme faire groupe, communauté, ensemble, famille. Vous savez que les paroles du très célèbre Yellow Submarine racontent l’histoire d’un groupe qui vit dans son sous-marin jaune ; tous les amis sont là ensemble et c’est là que « the band begins to play » (La scène mondiale du rock, Rue Descartes, 2008). Le second se référa à Mai 68 comme une « rencontre heureuse », « la communication explosive, l’ouverture qui permettait à chacun, sans distinction de classe, d’âge, de sexe ou de culture, de frayer avec le premier venu, comme avec un être déjà aimé, précisément parce qu’il était le familier-inconnu. » (La Communauté inavouable, Minuit, 1984).

Mais aussitôt que la communauté a pris forme, elle menace de s’évanouir et le premier tome de Vernon Subutex tirait déjà cette leçon des années rock : « Il existe trois façons de splitter un groupe. L’extinction naturelle par ennui, le conflit ouvert et l’événement traumatique, comme la mort d’un membre ». Ces trois voies, Virginie Despentes les explore tour à tour, avec lucidité. Quant au nous, il se fissure, ne servant plus que de référent ironique à la non-communauté des puissants, dans les propos d’Olga contre-prêchant à Nuit Debout : « Nous avons pour vocation de vivre séparés du monde par des murs. […] Nous avons vocation au mépris, mépris de tout ce qui est gratuit, de tout ce qui est donné, de la beauté, du sacré, mépris du travail d’autrui, du consentement d’autrui, de la vie d’autrui… » Ce qu’il advient, in fine ? Jusqu’au bout, Virginie Despentes tente de frayer une voie entre le « bisounoursisme » et les « connards de droite », et de brouiller les frontières entre les amis et les ennemis.

Rares sont les auteurs actuels qui cherchent avec autant de ferveur à donner chair au désir de communauté. Une chair qui ne soit pas mortifère : quand il ne s’agit pas d’un nous exclusif et nationaliste (celui que déconstruit récemment Thierry Beinstingel dans Faux Nègres (Fayard, 2014) ou moins récemment Marie NDiaye dans En famille (Minuit, 1990), il s’agit souvent d’un nous au bord du suicide, d’une première personne du pluriel qui serait la voix d’extinction du collectif. On songe aux diasporas mélancoliques d’Antoine Volodine, dans lesquelles le nous est toujours un rescapé, un je porte-parole d’une communauté persécutée. On songe aux trois textes étonnants et comme solitaires de Mathieu Larnaudie, de Philippe Vasset et de Bernard Noël : respectivement La Constituante piratesque (Burozoïque, 2009), La Conjuration (Fayard, 2013), et Monologue du nous (P.O.L, 2015). Le premier dit sous forme de poème-conte le rêve d’une atemporelle communauté pirate, le second celui d’un happening situationniste d’occupation invisible des lieux parisiens, le dernier met en scène une cellule révolutionnaire. Les trois disent à la fois le surgissement et l’évanouissement d’une contre-société, comme si la communauté ne pouvait être qu’un feu d’artifice.

C’est alors à une autre romancière de la communauté, plus optimiste, cette fois-ci, qu’il faudrait confronter l’aventure du collectif de Vernon Subutex. Maylis de Kerangal avec Naissance d’un pont (2010) et Réparer les vivants (2014) propose aussi des fictions « relais ». Elle aussi propose un symbolisme utopique : au personnage fédérateur du DJ de Virginie Despentes s’apparentent le maître d’œuvres d’un pont, Georges Diderot, et le chef d’un service de réanimation, Pierre Révol : l’un coordonne la construction d’un édifice servant à relier deux espaces antagoniques, quand l’autre lance le processus d’une transplantation cardiaque, d’un mort à une vivante. Aux battements binauraux de la musique qui soude la communauté dansante autour de Vernon Subutex, répondent les battements de cœurs de Réparer les vivants. Mais le style et l’esthétique des deux écrivaines n’ont rien à voir : Kerangal s’efforce de synthétiser et d’harmoniser les différentes fonctions et métiers du corps social, autrement dit, de faire coïncider société et communauté ; Virginie Despentes invente quelque chose entre les mailles du filet, cherche à produire des frictions et de la dissonance.

Nous ne sommes pas un pays du « nous ». C’est ce que rappelle Tristan Garcia dans son récent essai intitulé Nous (2016) et paru chez le même éditeur que Vernon Subutex. La Constitution américaine commence par un « We, the people », les nôtres s’énoncent à la troisième personne, du singulier ou du pluriel. Libération titrait « Nous sommes un peuple » après les attentats de janvier 2015 – mais comment produire autre chose qu’un unanimisme béat ou un front défensif ? La communauté est peut-être ce qui commence au-delà de la peur, quand il ne s’agit plus de cauchemarder mais de rêver ensemble.

Virginie Despentes s’efforce de tenir la ligne entre les deux ; elle oscille entre une conception épiphanique du peuple qui ne se manifesterait que dans l’événement et une conception plus structurelle (on entend dans ce nouveau tome de Vernon Subutex quelques nouvelles d’Espagne et de Grèce, l’appel de l’ailleurs). La politique-fiction qu’elle imagine n’est pas toujours gaie, mais constitue une utopie mouvante, qui fait de la communauté une qualité et non une essence, appelle à la porosité plutôt qu’à la peur, une politique des corps et de ce qu’un personnage baptise la « satanée douceur » : se mouvoir ensemble, s’émouvoir des autres, rire de soi et des autres, et tout le tremblement. Nostalgiques et tournés vers la suite : « Ils font une expérience qui n’est pas commune. Il y a une magie, dans les convergences, qui imprègne aussi leur vie en communauté. C’est un groupe très particulier d’individus qui n’ont rien à foutre ensemble, et qui instinctivement parviennent toujours à s’articuler. Et dans un coin de sa tête, un espace dont il ne parle à personne, Xavier sent qu’il n’est pas exclu qu’un jour il puisse dire à sa fille – nous avons inventé d’autres possibilités. Des interstices. Ils sont viables. Nous avons préparé pour toi, un endroit où tu pourras vivre autrement. ».

Virginie Despentes, Vernon Subutex, tome 3, Grasset, 400 p., 19 € 90
Les tomes 1 et 2 sont disponibles au Livre de Poche
Lire ici le Petit précis littéraire Despentes par Tara Lennart