Les mains dans les poches : Camille Laurens et Ari Thorarinsson

Diacritik a évoqué ces livres en grand format. Les voici en poche, pour le plaisir de tous : Camille Laurens, Celle que vous croyez (Folio) et Le crime d’Ari Thorarinsson (Points).

« Il s’obstine à vouloir m’expliquer que le désir et l’amour, ce n’est pas pareil. Le désir veut conquérir et l’amour veut retenir. Le désir, c’est avoir quelque chose à gagner, et l’amour quelque chose à perdre. »

Une femme, Claire, 48 ans, blonde, maître de conférences en littérature et récemment divorcée, ne veut pas mourir au désir. Pour surveiller Jo, son amant qui vient de la quitter, elle crée un faux profil Facebook. Elle devient Claire, 24 ans, brune, célibataire, passionnée de photographie. Et peu à peu se laisse prendre au jeu, bascule dans le virtuel, dans tout ce que cette fausse identité lui offre de liberté, de passion, de vie nouvelle. Elle voulait épier Jo, elle aime Chris, son ami, jusqu’à la dépression et la folie : « Ce que c’est qu’être folle ? (…) C’est voir le monde comme il est ».

Celle que vous croyez est le récit d’une descente aux enfers de deux ans et demi, entre confession entravée et réponses à un psy, le docteur Marc B., entre Contes des mille et une nuits et intrigue à la Marivaux, quand l’amour ne peut se dire et se vivre que dans des identités mouvantes, au risque du tragique. Claire a lu, beaucoup, elle est « ce genre de personnes qui se demandent comment on peut vivre sans avoir lu Proust », elle cite Duras, Molière ; elle enseigne Shakespeare, Racine, Mlle de Scudéry à la fac, elle sait la théorie, le détachement, le commentaire désincarné. Pourtant, « devant mon écran, je vivais l’intrigue sans ironie, sans détachement, sans savoir ». A son psy, elle cite même Lacan, ainsi justifie-t-elle son abandon, et en le commentant elle bascule de l’impersonnel au « je », aucun recul, jamais :

En gros, il dit que l’amour est toujours réciproque.
Pas au sens où on serait toujours aimé quand on aime — ah là ce serait trop beau —, mais dans la mesure où quand j’aime quelqu’un, ce n’est pas au hasard, ce quelqu’un est concerné par mon amour, il en est partie prenante, ou partie prise, si vous préférez, c’est lui que j’aime et pas un autre et ce n’est pas rien d’être la cause d’amour de quelqu’un, ça crée un rapport, ce n’est pas neutre. J’aime bien cette idée qu’on est responsable de l’amour qu’on suscite, c’est-à-dire que d’une certaine manière, à défaut d’y répondre, on en répond.

Claire sait se perdre dans un espace dangereux, « Internet est à la fois le naufrage et le radeau », qui ne s’appelle pas pour rien la Toile, elle file, brode, reprise, traque et tisse, tantôt « araignée » tantôt « moucheron ». Elle (s’)invente, (se) recommence, oublie Jo, bascule pour Chris, celui par lequel elle espérait retrouver Jo, pour lequel elle va se perdre. Mais, comme le dit Antonioni, cité par Camille Laurens, « l’amour, c’est vivre dans l’imagination de quelqu’un ».

Claire s’invente, elle se construit une identité factice, se donne une autre image (une photo volée) et un nom — Claire Antunès —, un nom d’écrivain, celui d’un grand romancier portugais, comme un aveu : écrire, il s’agira d’écrire, d’inventer son personnage et le roman de la vie qui irait avec. De construire un espace au désir de message en message, deux langues qui se mêlent, la découverte de la voix, et la tragique existence réelle d’une attirance si virtuelle pourtant. Claire devient la femme que désire Christophe, « mais ce n’était pas un simple rôle, c’était mon être qui se modelait peu à peu, qui se composait par amour ». Et le risque de l’amour, d’autant plus fort que cette histoire est un leurre, a des conséquences terribles, bien réelles.

« Cette injustice nous dévore très tôt, bien avant d’en avoir l’expérience nous en avons l’intuition »

Mais Celle que vous croyez n’est pas « qu’une » histoire d’amour terrible et dévastatrice. C’est une réflexion, amère, sur la place laissée aux femmes dans un monde dominé par les hommes (« les hommes meurent plus jeunes peut-être. Mais ils vivent plus longtemps »), une réflexion menée par une femme « défunte, au sens strict », « défaite de ses fonctions » : « plus de place je n’ai plus de place » ne cesse de dire cette Claire au prénom faussement transparent, « ironique ». Les femmes n’existent que sous le regard cruel des hommes, ce regard qui efface et nie dès que le désir disparaît, dès que l’âge vient, que le corps n’est plus celui fait pour l’amour.

Chris a douze ans de moins que Claire or les femmes ont une date de péremption, on les juge quand elles aiment plus jeunes qu’elles, quand elles sont libres, partout des femmes niées, mises en accusation, ou dans une forme de violence plus directe, violées, battues, torturées. Claire absorbe la douleur de ses sœurs, « les femmes, que ce soit par la force ou par le mépris, sont vouées à la disparition ». Et ses aveux disent aussi une colère, une rage, une révolte contre la condition faite aux femmes.

« C’est mystérieux, le désir. On veut de l’autre quelque chose qu’on n’a pas ou qu’on n’a plus »

Celle que vous croyez est un roman du désir, un marivaudage tragique (« c’était devenu intenable, je me débattais dans la fiction, je souffrais dans la réalité ») et surtout un hymne à la puissance de création de l’écriture, au jeu de dupes et de miroirs qu’elle permet. Camille Laurens juxtapose plusieurs versions de la même histoire, celle de Claire à son psy, celle du psy, Marc, qui lui aussi aura à se justifier, celle romancée d’un texte écrit à l’hôpital en atelier d’écriture, version alternative, « telle qu’elle aurait pu se dérouler si j’avais osé », un roman que d’autres poursuivent, comme une forme de cadavre exquis. « La fiction d’un autre projetée sur notre propre fiction. Le rêve de chacun, rêvé par un autre rêveur. L’idée me plaît, l’idée qu’on n’écrit pas tout, qu’on est écrit aussi. Qu’on peut voir les choses autrement. Que les choses peuvent être autrement ».

Où est le vrai dans ce palais des glaces ? Où est la part du réel et celle de l’invention dans ce récit dédié à la mémoire de Nelly Arcan et tout entier tissé de citations et réminiscences de textes d’Antonin Artaud à Joan Didion, en passant par Michel Leiris, et, nécessairement, Les Liaisons dangereuses ? Camille Laurens, dans une vraie / fausse lettre, un « brouillon de lettre » à son éditeur, Louis O., justifie la part de réel de son livre, ce feuilleté de discours, qui est « dans l’angle ouvert des possibles ». Qui est Celle que vous croyez ? Celle à laquelle renvoie directement le titre sur la page de couverture du roman, soit Camille Laurens ? Claire Millecam ? Claire Antunès ? Aucune n’est pleinement celle que vous croyez, ou pourriez vouloir croire, et toutes ne sont-elles pas les multiples facettes d’une même femme ?

« C’est fou, quand on y pense, une histoire d’amour entre pseudos : comme dans un roman, au fond, des créatures de fiction »

Le désir ainsi mis en récit est non seulement celui de l’amour au temps d’Internet ou celui d’une femme pour un homme socialement interdit puisque plus jeune qu’elle, mais aussi celui des narratrices et narrateurs (« il n’y a jamais eu de grande différence pour moi entre le désir et le désir d’écrire — c’est le même élan vital, le même besoin d’éprouver la matérialité de la vie ») ou celui du lecteur pour une vérité qui sans cesse lui échappe. Tout, dans ces fausses confidences, est jeu de manipulation et… différence. Sans doute est-ce là le réel sujet de ce roman, la différence, au cœur du désir, du rapport des femmes et des hommes, de ces infimes variations d’une femme à une autre, toutes narratrices de leurs vies et prises au piège de ces fictions qu’elles pensaient composer. Mais Virginia Woolf, citée page 140, ne dit-elle pas « qu’il ne s’est rien passé tant qu’on ne l’a pas écrit » ?

Camille Laurens, Celle que vous croyez, Folio, 224 p. 6 € 60 (en librairies le 1er juin)

«Tout le monde a son passé.
Oui, et ce passé est parfois plus proche qu’on ne l’imagine »

Tout commence par un cauchemar, expression d’une peur ancrée profondément en cet homme, psychologue de son état, qui croit pourtant si peu aux théories de Freud, ce psy « incapable de s’aider lui-même alors qu’il secourait ses patients ». Le roman sera le compte à rebours de sa dernière journée et la chronique d’une fin annoncée puisque le cauchemar qui ouvre le roman a lieu « la nuit d’avant sa mort ».

Le suspens du roman très noir d’Arni Thorarinsson ne repose donc pas sur cette mort, le lecteur sait, dès la première phrase du livre, qu’elle aura lieu. Il est ailleurs, dans la révélation d’une vérité impossible, celle qui a détruit un couple uni et une famille heureuse, en apparence sans histoire, celle que cet homme et son ex-femme devront, comme promis, révéler à leur fille, en ce jour qui est aussi celui de ses 18 ans. « Quelque chose était arrivé. (…) Quelque chose d’affreux qui n’aurait jamais dû se produire ».

Quel est donc ce secret qui hante cet homme pourtant si banal en apparence, ce secret dont l’horreur a ruiné la vie de cette femme qu’il aime toujours et dont il a dû se séparer ? Sous « l’impitoyable clarté » d’une matinée, à Reykjavík, des éléments sont peu à peu révélés au lecteur, culpabilité, menace sourde, les rapports extrêmement tendus d’un père et de sa fille qui vit seule depuis quelques années, loin de ses parents qui se détruisent. Ce noyau familial implosé semble à l’image du pays, l’Islande telle que cet homme la décrit, institutions et société « en ruine », litanie des crises aux informations et dans les journaux : « incertitudes, erreurs, magouilles, travail bâclé, collusions multiples, corruption, répartition inégale des richesses, crimes ou délits de toutes sortes. Abus de pouvoir, abus financiers, abus de personnes, abus d’enfants ».

Arni Thorarinsson diffracte la révélation terrible, alternant les focales sur le père — tentant de suivre un emploi du temps normal malgré le poids de plus en plus lourd des paroles qu’il devra prononcer —, sur la mère, ravagée, physiquement au bord de la déroute, sur Frida en quête d’une liberté impossible, tant ce qu’elle pressent lui semble pire que ce qu’elle pourrait apprendre. Les chapitres suivent alternativement les trois personnages, au cours de cette dernière journée, le temps avance dans sa fatalité implacable, tandis que la mère revient sur l’histoire dans un texte qu’elle destine à sa fille, depuis ses débuts même s’il lui est difficile de ne pas mélanger « le passé et le présent ».

Le temps est le grand sujet du roman, un temps dont la linéarité et l’équilibre ont été rompu par « quelque chose ». Un temps interrompu et qui avance pourtant selon le principe implacable des tragédies antiques, une ananké dont les trois personnages paieront le prix. Un temps paradoxal, à l’image du verbe islandais « máta » que commente la mère dans le texte qu’elle destine à sa fille, un verbe « joliment contradictoire puisque le mot signifie à la fois vaincre, remporter une victoire et évaluer une situation ».

Ce paradoxe est aussi celui du langage et du récit : « Les romans permettent aussi parfois de monter à l’assaut, autant qu’ils sont une manière de fuite. S’ils te mettent en échec, cela te permet de te mesurer à leur aune et d’évaluer ta réalité, pour reprendre le double sens du verbe máta dont je te parlais tout à l’heure ». Ainsi ce roman d’Arni Thorarinsson qui explore un tabou et force le lecteur à réévaluer son rapport à ce crime de l’amour, titre du livre.

Arni Thorarinsson Noir, ce court roman l’est indéniablement, dense comme de la poix. L’enquête est intime et familiale, nul policier ou journaliste dans le récit, mais trois personnages en quête de leur identité à jamais brisée par une révélation terrible. Arni Thorarinsson excelle à déstabiliser ses lecteurs, en deux temps, dans l’attente de cette vérité qui mine le roman puis dans les heures qui suivent la révélation, quand personne ne sait que faire de cette histoire impossible.
En 140 pages implacables ce sont deux romans qu’offre l’écrivain islandais (comme toujours magnifiquement traduit par Eric Boury) : celui qui conduit vers la vérité, labyrinthe de silences, implicites et non dits ; puis le roman de la culpabilité, des remords, d’une volonté de dépasser la tragédie annoncée, quel qu’en soit le prix. Et dans ce diptyque remarquablement maîtrisé, le lecteur est placé face à ses propres (in)certitudes, sur cette fragile ligne de crête qui devrait partager amour et haine, innocence et culpabilité.

Arni Thorarinsson, Le Crime histoire d’amour, traduit de l’islandais par Eric Boury, Points, 167 p., 6 € 50