L’ombre tutélaire des «grands» : Kateb Yacine, Sony Labou Tansi, Aimé Césaire (au fil d’ouvrages critiques 2016-2017)

Kateb Yacine, Nedjma (détail couverture © éditions Points)

Les trois ouvrages que nous présentons ont la particularité de se construire sur des rencontres, des amitiés, des connivences. Ils redonnent ainsi une dimension humaine, parfois un peu oubliée par la critique littéraire, sans sacrifier la part d’analyses et de transmission des savoirs, indispensable. Ils se concentrent autour de trois figures prestigieuses : Kateb Yacine (Algérie, 1920-1989) – Sony Labou Tansi (Congo, 1947-1995) – Aimé Césaire (Martinique, 1913-2008).

Fin 2016, Catherine Milkovitch-Rioux et Isabella von Treskow publient un ouvrage collectif sur Kateb Yacine. Ouvrage collectif aux nombreuses contributions, ce livre vient enrichir la connaissance de cette « figure fondatrice de la littérature algérienne de langue française » : « Des journées culturelles à Béjaïa et à Paris (CNHI et IMA), des expositions, projections, montages poétiques, lectures, spectacles dramatiques, des conférences et colloques à Guelma, Tizi Ouzou, Paris, Clermont-Ferrand, Grenoble… démontrent la dynamique actuelle des recherches qui accompagnent, sur les deux rives de la Méditerranée, mais aussi en Allemagne, et encore aux États-Unis, la redécouverte d’un immense auteur, flamboyant et marginal. »

La question se pose comme elle se pose face à tout « monument » : sous quel angle d’attaque aborder cette œuvre riche et complexe, que dire qui n’ait été dit ? En rappelant les notions de marginalité, révolte, engagement, les conceptrices de l’ouvrage pointent celles qu’elles élisent : la migration et le déplacement : « les multiples déplacements qui émaillent son parcours figurent parmi les signes de cette résistance aux servitudes qui s’imposent à l’individu. » Et ce sont toutes les gammes de l’écriture du voyageur, du nomade, de l’itinérant qui vont être explorées pour faire apparaître « l’héritage fabuleux d’une langue réinventée au cœur même de la migration et de la dissidence. » Kateb Yacine, « écrivain migrant » au sens propre du terme comme « le prière d’insérer » du Polygone étoilé (1966) l’atteste : « Milan – Tunis – Bruxelles – Hambourg – Bonn – Stockholm – Bruxelles – Milan – Monterosso – Trieste – Zagreb – Tunis – Berlin – Florence ». Ces déplacements se poursuivront toute sa vie.

L’ouvrage lui-même répartit sa matière en trois ensembles «  Mémoires de Kateb », « Kateb le migrant », « Écritures migrantes (Algérie-France) ». Le premier ensemble regroupe des témoignages connus ou moins connus sur la vie de l’écrivain ; ils font entrer le lecteur par la porte du biographique, beaucoup moins ostracisé par la critique littéraire qu’il y a quelques décennies. Benamar Médiene, bien sûr, déjà auteur d’une biographie sur l’écrivain, la jeune sœur du poète, Fadila, son fils, Hans Jordan, de mère allemande et quelques autres intervenants. Comme ce collectif est né d’un colloque international à Clermont-Ferrand, on apprécie aussi les inédits – photos et informations – que donne Paule Giraud de la présence régulière de Kateb en Auvergne (1982-1986).

Le second ensemble porte sur l’œuvre même et on y trouve les contributions attendues de spécialistes comme Naget Khadda, Catherine Milkovitch-Rioux, Charles Bonn, Ismaïl Abdoun ; celles moins habituelles dans le domaine katébien de Julia Blandfort et d’Ahmed Ghouati. La plupart des interventions visitent une ou des positions de la migration dans l’écriture : « la poétique nomade », la migration dans la langue, dans les formes génériques et géographiques. Naget Khadda, pour sa part, renvoie dos à dos les critiques dont les modèles de référence sont essentiellement européens même quand ils se masquent sous la notion de modèles universels. Elle propose donc de « déplacer l’angle d’attaque des analyses » et pour ce faire, elle s’appuie sur Nedjma et sur Le Polygone étoilé, où « l’éclatement du texte se radicalise à mesure que l’aventure scripturale se poursuit […] Dans Le Polygone elle accueille en son étoilement la pleine éclosion du récit libre, recréant dans une nouvelle langue le genre séculaire ». Elle met donc en œuvre « la narratique locale » (nommée aussi plus simplement « la tradition narrative algérienne ») comme « principe même de la dynamique du texte ». Elle montre comment la geste hilalienne innerve tout le texte et le projet katébiens. Elle s’appuie sur les recherches de Khadidja Khelladi soutenues à Paris XIII en 1999 : « Littérature orale et imaginaire : paradigmes de récits hilaliens ». Rattachant Kateb à « la poésie bédouine d’Algérie », N. Khadda affirme que cette dernière « doit se lire dans la continuité de cette geste hilalienne », « avec en son centre la thématique de l’exil occasionné par la rivalité amoureuse et/ou par la sécheresse (la misère) ». Ainsi en lisant la geste katébienne comme une visite autrement outillée de la geste hilalienne, elle fait de Nedjma « une Jazia moderne ». Lecture intéressante, déjà analysée antérieurement mais qui ici assigne peut-être de façon trop catégorique l’intertexte katébien à une source dominante qui restitue l’écrivain à son algérianité-maghrébinité et minimise le recours à d’autres références que les autres contributions mettent en valeur et qui assure à ce texte son originalité irréductible entre deux grandes aires culturelles.

C’est sous un angle tout à fait différent que Catherine Milkovitch-Rioux – auteur de ce magnifique ouvrage sur la « mémoire vive » de l’Algérie – entre dans le texte en étudiant les jeux et les entrelacs entre nation et migration à partir d’une définition de l’écriture migrante qui « à la différence de l’arpentage de l’espace habité, est invitation à « quitter l’espace pour le monde de la temporalité ». » Citant Simon Harel, elle rappelle à son tour que l’écriture migrante est « écriture du hors lieu, contre la fondation nationale, comme se vouant par nature à la narration des formes de départ et d’arrivée, des détours et des lignes de fuite. » Dans une sorte d’inventaire d’une grande clarté, elle parcourt les « multiples figures migrantes » dans l’œuvre, « des parcours vagabonds », librement consentis ou effectués sous une contrainte. Elle pointe la pérégrination : « Ainsi se dessine, derrière les héros, une identité archétypale du voyageur, paria et écrivain, voyageur dont la défroque s’apparente à celle d’Ulysse qui a tout perdu en voyage. »

Et suit cette citation de Nedjma : « Le voyageur n’est plus qu’un abruti, en guenilles : il attend l’été pour jeter son veston à la mer ; dans une dernière coquetterie, il s’est fabriqué des sandales, avec des lanières et un pneu trouvé sur la route. »

Elle évoque alors la figure de Rachid, un des quatre jeunes gens du roman, comme « voyageur archétypal, tout particulièrement lié à l’histoire de l’Algérie » en une démonstration s’appuyant sur le texte tout à fait convaincante. Après la pérégrination, c’est l’émigration-immigration qui est développée comme « figure réaliste de ce principe migratoire ». On peut citer une strophe du chœur des immigrés dans Mohamed prends ta valise :

« … Du Maghreb au Sénégal
Pieds et poings liés
Ils nous ont déportés.
Notre pays s’est vidé
Est-ce un exil ou une folie ?
Regardez le désastre
Du Maghreb au Portugal…
 »

Un troisième ensemble de « migrant » montre que, pour Kateb, il y a toujours un dialogue musclé avec le colonisateur : « Conquérant, missionnaire, colon ». Comme le déclare Kateb, « Tout s’imbrique ». En conclusion C. Milkovitch-Rioux rappelle ce qui a souvent été dit et écrit : chez Kateb, la nation est une nation en train de naître ; il l’a dit « dans l’invention ».

« La nation est synthèse de l’hétérogène, elle s’inscrit en faux contre les appartenances qui ne seraient pas, dans le même temps, dissidence, différence. En cela, le migrant est la figure nationale idéale, voire absolue. C’est en quelque sorte dans le préfixe « trans » de ce qui est transnational que se construit l’identité […] Se manifeste chez Kateb une aspiration très forte à l’universel, à ce qui excède les limites du bornage et de la frontière. »

Le dernier ensemble regroupe quatre contributions qui quittent en grande partie le territoire katébien pour s’intéresser à des écrivains d’Algérie qu’on peut considérer comme satellites de celui-ci mais qui n’en sont pas moins dans une démarche créatrice assez différente et parfois divergente ou sans lien avec celui-ci. On pourra lire ainsi les textes qu’Hélène Cixous a consacrés à l’Algérie coloniale, une étude sur Assia Djebar, une autre sur Boualem Sansal et, enfin, « l’image de l’Algérie dans la littérature beur ». Toutes ces contributions interrogent des écritures migrantes (France-Algérie) en un élargissement de la problématique au-delà de Kateb Yacine.

Bernard Mouralis consacre son dernier ouvrage, en 2017, à l’analyse de son propre parcours, tissé à celui de trois intellectuels-écrivains du Togo et du Congo, Théo Ananissoh, Sony Labou Tansi et Améla. Le point de départ de cet ouvrage atypique dans son intention et sa réalisation est le roman de l’écrivain togolais figurant dans le sous-titre, Le Soleil sans se brûler, édité en 2015. Cette lecture provoque chez le critique une remontée dans le temps, tant par ce qu’il lit que par ce qu’elle provoque comme souvenirs du poste de maître de conférences qu’il a occupé à l’Université du Bénin à Lomé de 1976 à 1979. On assiste alors, au fil des pages, à un rendez-vous recomposé entre quatre intellectuels et/ou écrivains : Théo Ananissoh, Améla, Bernard Mouralis et Sony Labou Tansi, celui-ci convoqué par chacun des trois premiers.

Peuvent alors se jouer des… affinités électives… dont Bernard Joly écrit : « Par leur titre même, Les affinités électives de Goethe renvoient à la doctrine chimique des rapports entre différents corps qui, à partir des travaux d’Etienne-François Geoffroy en 1718, s’impose comme théorie dominante dans la chimie du XVIIIe siècle. Goethe ne se contente pas d’une simple analogie entre les attirances amoureuses qui font et défont les couples et les opérations chimiques qui règlent les liaisons et les précipitations des substances chimiques. Son excellente connaissance de la tradition chimique et alchimique le conduit à considérer l’affinité comme une loi de la nature produisant aussi bien ses effets en chimie que chez les êtres vivants et dans le psychisme. » Cette « loi de la nature » peut, me semble-t-il, s’appliquer aux relations intellectuelles et nécessairement affectives entre lecteurs des mêmes ouvrages, entre disciple et maître, entre transmetteurs et récepteurs. Autour d’ouvrages qui nous font connaître quelques aspects de la littérature togolaise – ce qui n’est pas si fréquent –, se jouent des savoirs et des émotions que toute relation humaine intersubjective fait naître. Cette dimension personnelle des lectures critiques n’est pas fréquemment revendiquée et fait l’originalité de l’ouvrage.

Sony Labou Tansi est plutôt convoqué qu’entendu en son nom propre. Mais par le biais des appréciations des trois autres, il prend une place centrale dans ce livre. Ce ,’est pas une nouvelle analyse de son œuvre qui est proposée : ce qui est interrogé est sa dérive, après ses deux premiers romans, dans la Francophonie institutionnelle : « mais au moment même où se tient ce débat qui aboutit à une révision en baisse de Sony, les choses deviennent plus complexes. En effet, on commence à publier les inédits de Sony – essentiellement des poèmes, des essais, des lettres – qui révèlent, par leur phrasé et leur style, un tout autre écrivain que celui que le public de la Francophonie adulait depuis la sortie de La vie et demie. On verra que l’existence de ces deux faces de l’œuvre de Sony, la face publique du romancier et du dramaturge et la face secrète, constituée de tous ses inédits, m’a conduit, écrit Mouralis, en particulier à m’interroger sur ma propre relation critique à l’œuvre de Sony et sur le silence qui a été le mien. »

Dans ce rendez-vous donc de quatre intellectuels, B. Mouralis privilégie leurs conceptions de l’approche de l’Afrique littéraire, nécessairement différentes puisqu’ils n’appartiennent pas aux mêmes générations. Le plus jeune, Ananissoh est né en 1962 : il met le feu aux poudres par son roman de 2015 qui est son 4ème roman. C’est par la fiction qu’il met en procès, en quelque sorte, sa thèse antérieure, publiée (Lomé, éd. Haho, 1997) : Le roman africain et l’idée de communauté politique – L’exemple de Sony Labou Tansi. Son parcours est décrit par son directeur de thèse, Daniel-Henri Pageaux, dans la préface qu’il consacre à l’ouvrage de Mouralis. Ananissoh a quitté Lomé en septembre 1986 mais il est une des plumes de la littérature togolaise actuelle et c’est au cours de séjours qu’il fait au pays qu’il rencontre son ancien professeur et qu’ils vont parler de Sony que celui-ci lui avait conseillé de prendre comme sujet de thèse au détriment de Kourouma. Ayi Hillah le présentait ainsi en 2013 : « Pourvu d’un silence séduisant, Théo Ananissoh a su trouver une voie, j’allais dire la voix pour exprimer avec goût et beaucoup de sincérité son talent de griot, raconteur d’histoires et de faits réels. Chez cet écrivain, tout est inspiré de la réalité, rien n’est un leurre. »

Dans la lecture qu’il entreprend du roman puis du parcours d’Améla, son ancien collègue à Lomé et professeur d’Ananissoh, Bernard Mouralis privilégient deux perspectives : celle de l’histoire littéraire de l’Afrique de l’Ouest et celle, plus personnelle, de son poste d’enseignant à Lomé.

La première perspective ouvre à l’analyse du roman, Le Soleil sans se brûler. Théo, le narrateur, rencontre son ancien professeur Améla, plus par geste de courtoisie sociale que par reconnaissance d’un enseignement reçu. Et c’est cette relation, maître/élève, qui rejoint la seconde perspective et donne à Mouralis l’envie d’écrire le livre. Ce qui est dit d’Améla met en lumière influences et écoutes entre Améla et Sony que l’on découvre dans son étude publiée en revue dans un ensemble sur Sony, « Sony Labou Tansi, l’Amérique et moi » en 1999. Et les affinités ne s’arrêtent pas là puisqu’on glisse vers celles qui se manifestent entre Améla et Mouralis : « par l’âge et par le doctorat, j’étais l’aîné d’Améla ; mais par l’admiration que nous portions tous deux à Léon Cellier et à son œuvre, nous étions les condisciples du même maître ». Ainsi, de la vie littéraire du Togo entre les années 1970 et 1995 à la réflexion sur les connivences invisibles puis évidentes au cours d’une vie de lecture et d’écriture, cet ouvrage donne une autre approche des acteurs des multiples transmissions que provoquent les universitaires, leurs étudiants et les écrivains étudiés en des points de jonction inattendus.

Après avoir proposé sa lecture du roman de Théo Ananissoh et être revenu par touches successives sur Sony, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, Bernard Mouralis rend hommage à son collègue Améla, trop méconnu, en présentant tous ses écrits qui, en dehors de deux d’entre eux, sont peu connus. Il participe ainsi à cette histoire littéraire de l’Afrique de l’Ouest qui tient à cœur à Ananissoh aussi. Une bibliographie vaste et très précise en ce qui concerne les deux intellectuels-écrivains togolais donne des instruments d’information précieux et met en visibilité des textes peu ou pas connus de l’Afrique littéraire.

Daniel Delas a réuni vingt contributions pour un Tombeau pour Aimé Césaire, fin 2016. Répondant à la sollicitation de son ami éditeur, après l’édition de son L.S. Senghor, le maître de langue (2006), D. Delas explique les raisons de son entreprise pour rendre hommage à Aimé Césaire ainsi que celles qui ont reporté la présente édition pendant six années. Il insiste sur les rapports amiaux qu’il entretient avec les vingt contributeurs. Même question pour nous que celle que nous posions pour Kateb Yacine : que dire de nouveau ? On ne s’étonnera pas de trouver dans ces quelques trois cents pages du connu et du plus inédit. Balayant tout contre argument qui pourrait reprocher l’inégalité entre hommes et femmes (17/3), D. Delas affirme : « je n’ai pas soupesé chaque intervention en terme de sexe, de couleur de peau, d’origine géographique, etc. car il ne s’agit pas de faire entrer Césaire dans un Panthéon littéraire international, perspective qu’il a d’ailleurs toujours refusé d’envisager. » Sa sélection a obéi à « de fortes affinités avec chacun des contributeurs. »

La liberté laissée aux participants est mise en valeur par un refus de regroupement des textes par ensemble : le choix est celui de l’ordre alphabétique des patronymes. Nous procéderons, pour notre part, par regroupement. En lisant attentivement ces vingt contributions et la qualité des contributeurs, on se rend compte qu’il y a une égalité entre contributions universitaires et contributions d’écrivains.

Du côté des universitaires, les analyses sollicitent la sociocritique, les chemins de la transmission et la poétique. Pour le premier courant, on peut lire des articles qui sondent les textes de Césaire et qui les articulent étroitement avec les sociétés (C. Chaulet Achour, A. Sancerni), qui s’interrogent sur l’intertexte mais aussi les compagnonnages du poète (D. Delas, R. Delas, B. Mongo-Mboussa). La transmission est bien évoquée dans le rôle qu’ont joué l’écriture et la personnalité de Césaire dans la formation intellectuelle (Yves Chemla, Thomas A. Hale). Enfin des articles se focalisent sur l’écriture poétique (Jean-Jacques Thomas, A-M. Lilti) : l’article le plus fort dans ce domaine est celui de Jérôme Roger, « Pugnacité du langage. Une voix signée Césaire » qui, tout en analysant la portée de cette voix poétique, redessine les frontières de la francophonie en appréciant le coup de force poétique césairien : « Je pose simplement que Rimbaud, contemporain amer de l’expansion coloniale française en Afrique, prophétise Césaire, le colonisé désenchaîné qui en prophétisera la fin. » Pour lui, « deux expatriés de la francophonie », Rimbaud et Henri Michaux, le précèdent dans l’inachèvement : « Le sort, la naissance, les cyclone de l’histoire ont voulu qu’Aimé Césaire accomplisse ce qu’aucun de ses deux grands frères francophones ne pouvaient faire à sa place, à savoir donner enfin voix à la vision centrale du nègre, une voix pour l’histoire d’un peuple qui, trois siècles durant, avait subi le laminoir méthodique de la Compagnie des Indes et de ses multiples avatars. »

Mais il est sûr aussi que l’héritage d’un écrivain se perçoit en profondeur dans sa faculté à catalyser d’autres écritures. Le second ensemble est donc constitué par des écrivains de la Caraïbe, d’Afrique et de France. Le seul écrivain disparu figurant dans ce livre est Sony Labou Tansi avec un texte de l’écrivain congolais de 1989, « La pensée est en danger ». Pour mettre en exergue l’humanité profonde de Césaire, Sony sonde le poète et le penseur :
« Ce que Fanon va crier avec les moyens du discours argumenté, Césaire le chante et le met en musique. Tchicaya U Tam’si l’enfonce dans les chairs comme les clous furent enfoncés dans la chair du Christ. L’art du poète est aussi l’art d’apprivoiser la foudre. En un siècle qui se mêlait de dompter les rages des atomes, il fallait des hommes pour charmer les rages du mot et des maux. Césaire est le plus grand de ces sorciers. »

Daniel Maximin, tissant étroitement sa prose poétique à celle de son aîné-frère, propose un acrostiche à partir du patronyme de Césaire, dans ce jeu de langues poétiques dont il a le secret : Corps perdu – Écriture – Soif – Annonciation d’Armes miraculeuses – Îles – Résistance – Espérance.

Le Martiniquais Ernest Pépin confie au « Tombeau » un discours sur la force de la poésie de Césaire. Manuel Norvat, Martiniquais, rappelle l’importance qu’a eue pour lui la lecture de Césaire car, comme il l’affirme : « la rencontre avec Aimé Césaire fait partie de toute biographie intellectuelle antillaise. »

Dernier Caribéen et non des moindres, Frankétienne dit toute sa dette : une lettre témoignage précède un poème en prose, « Six variations métaphoriques autour du si beau tombeau d’Aimé Césaire » : « J’ai préféré, en hommage à sa création, produire un texte qui montre en partie tout ce que je lui dois : l’intensité du souffle, la densité poétique, la puissance du verbe… ».

« Creuser l’or du voyage à profondeur d’horizon qui ne soit que chemin miroir horloge […]
Nos mains guerrières brisant les verrous de la solitude et l’étau de la douleur au tournant des récifs escampés de péripéties majeures […]
A nous d’apprendre à camper nos palmiers nos emblèmes nos obélisques nos neuves balises nos repères vivaces nos bannières lavées nettoyées recyclées nos poteaux d’utopie et nos phares inextinguibles par-delà les cimetières de la mort fienteuse pour retrouver les feux vaillants des tombeaux incandescents
Les dits du poète guerrier clament l’éternité de la Vie à travers la transcendance du Verbe.
 »

Des poètes français disent aussi leur rencontre forte avec Césaire. Jacques Darras publie un texte entre analyse poétique et hommage : une lecture du Cahier à partir du lieu où celui-ci fut écrit, l’ENS de la rue d’Ulm. Lui, poète du Nord de la France qui naît l’année même de l’écriture du Cahier « éprouve une profonde sympathie en lisant le tout début du poème, cette imagination qui court au-devant d’elle-même jusqu’à son île natale, par delà les vagues de l’océan. J’éprouve, nous éprouvons tous au contact des premières pages la maladie littérale et pure de nostalgie. »

Henri Meschonnic voit «  la délivrance dans et par l’obscurité du dire » : « J’admire cette violence qui n’est pas politiquement correcte, parce qu’elle me semble voir juste. Et c’est la même, dans les poèmes et dans la pensée politique. Ce qui signifie que c’est une éthique du politique, une éthique et une politique du poème. »

L’Afrique et l’Océan indien sont aussi au rendez-vous de ces voix de poètes et d’écrivains. Jean-Luc Raharimanana, poète malgache, explore l’apparente soumission ironique, forme de révolte, avec à l’horizon de son poème le Discours sur le colonialisme.

Nimrod témoigne de sa lecture du Cahier dans son Tchad natal : « Ainsi, passée la phase d’imitation, succèdent la création, l’emprunt délibéré, la parodie, le jeu, la fantaisie et mille autres passes dictées par le seul plaisir. Car, le temps est aussi venu de m’émanciper de ma tristesse ! De 1981 à 2013, je n’imaginais pas que mon compagnonnage avec le Cahier d’un retour au pays natal serait si fécond. Toutes les voies sont ouvertes à qui se les autorise. »

Finissons cette pléiade d’écrivains par Lionel Manga, acteur culturel dans plusieurs domaines à Douala, et sa longue contribution, « La mélodie de l’abîme ». Ce texte dense mêle le vécu de l’auteur, son pays, le Cameroun, Aimé Césaire et ses avancées, les événements mêmes de ces années : «  17 avril 2008 […] Mission terminée pour Aimé Césaire […] 4 novembre 2008, un « coloured » à la Maison Blanche […] » Quel que soit ce qui est rappelé, rien n’est acté définitivement comme le prouve l’élection de Barack Obama : « la colère en soi est un propre inaliénable de l’homme, un précieux viatique dans sa quête perpétuelle de liberté. Un combustible renouvelable au gré des circonstances labiles du monde. Pour allumer de nouvelles aurores irisées sur Terre » écrit-il en phrases conclusives.

Il a évoqué à une des étapes de son argumentaire la question, centrale aujourd’hui, des migrants : « Les fossoyeurs de l’Indépendance se maintiennent contre vents et marées aux manettes des affaires courantes et s’y reproduisent comme des cafards. Pour protéger le statu quo alors que leur échec s’étale à la face du Globe tous les jours que le soleil fait. Lampedusa, ô Lampedusa, et encore Lampedusa, ô île submergée par ces vagues incessantes de migrants africains en détresse absolue, ton nom ne dit rien d’autre que ça. Paraphrasons dans la foulée et pour le coup Graeme Allright : qui est responsable et pourquoi sont-ils morts, les autres malchanceux, engloutis dans tant de naufrages de la Méditerranée ? Continent à la dérive dans une époque démontée cherche skippers dotés d’une longue-vue pour entrer dans le futur. »

Il inscrit dans son texte la figure lumineuse de Suzanne Roussi-Césaire, comme l’a fait B. Mongo-Mboussa dans le sien : sa « résurrection » est « une bonne nouvelle » : « La source jaillissante de la Négritude ne se disait jusque là qu’au rude et vaniteux masculin. Nul doute que la mise en lumière de sa face restée si longtemps dans l’ombre apportera de nombreux éléments susceptibles de faire émerger un site d’action et une posture de résistance féminine excellemment fondés. »

En éditant « l’œuvre » de Suzanne Césaire, Daniel Maximin a donné les armes pour étayer solidement cette posture de résistance féminine à conjuguer avec l’autre résistance. Ce Tombeau pour Aimé Césaire est riche de pépites qu’il faut aller chercher d’une contribution à l’autre autour de mots-liens comme : Signature, Biographie, Poésie, Intertexte, Influences, Lectures, Pugnacité et Résistance.

Catherine Milkovitch-Rioux/ Isabella von Treskow (éd.), D’ici et d’ailleurs – L’héritage de Kateb Yacine, Peter Lang, 2016, 211 p.

Bernard Mouralis, Théo Ananissoh, Sony Labou Tansi, Améla et moi… Lecture de Le Soleil sans se brûler de Théo Ananissoh, Préface de Daniel-Henri Pageaux, L’Harmattan, collection « Classiques pour demain », 2017, 204 p.

Tombeau pour Aimé Césaire, Ouvrage collectif – Textes réunis et présentés par Daniel Delas, éditions Aden, collection « Tombeau », décembre 2016, 296 p.