Emanuele Coccia : « Les plantes montrent que vivre ensemble n’est pas une affaire de communauté ni de politique »

Blume © Christine Marcandier

Après ses remarquables essais, La Vie sensible et Le Bien dans les choses, Emanuele Coccia revient cette année avec La Vie des plantes, puissante et novatrice réflexion métaphysique sur les plantes et les végétaux. Trop souvent négligées même par la biologie, les plantes doivent être considérées comme des objets privilégiés de la pensée, capables d’ouvrir à une philosophie du monde conçu comme mélange, en rénovant profondément les approches écologiques, ontologiques et politiques.
Diacritik a rencontré Emanuele Coccia le temps d’un grand entretien pour évoquer avec lui ce nouvel essai qui s’offre comme l’un des plus importants parus ces dernières années.

Dans votre stimulant essai significativement intitulé La Vie des plantes, vous ouvrez sans attendre votre réflexion sur un constat à figure de postulat selon lequel, aussi bien en philosophie que dans l’actuelle biologie, les plantes n’ont nullement voix au chapitre – elles seraient comme mortes à la pensée.
Pour quelles raisons, selon vous, les plantes constituent-elles le trou d’ombre de la philosophie ? À ce titre, vous allez même jusqu’à parler à propos des plantes d’un « retour du refoulé » : forment-elles ainsi notre inconscient fondateur qu’il s’agit pour vous de dévoiler ? Entendez-vous dès lors offrir votre essai comme la réhabilitation d’un champ aveugle à la fois du vivant et de la pensée ?

A bien voir les plantes sont partout : non seulement en face de nous, transfigurées dans nos aliments, dans nos chaises et nos tables, dans le corps des animaux qui nous entourent et qui les ont mangées, dans l’air que nous respirons. Elles sont partout aussi et surtout dans tout ce que nous savons du monde. Nous refoulons surtout à quel point les plantes soutiennent, nourrissent et façonnent notre connaissance du monde. De l’agriculture à la pharmacopée les plantes ne se limitent pas à façonner le monde et la culture zoologiquement spécifiques à l’espèce animale humaine : elles constituent surtout le médium à travers lequel nous percevons le monde, nous le connaissons, nous nous orientons en son sein. C’est le pari majeur du livre : en penchant notre regard sur les plantes nous nous ne limitons pas à observer une simple collection d’objets, un ameublement quelconque de l’univers parmi la série infinie de choses, d’êtres vivantes, d’événements et de ruines qui peuple notre monde. Regarder les plantes signifie regarder ce spécifique contenu du monde qui l’a rendu et le rend constamment possible. Parler des plantes signifie parler de l’origine de notre monde, de son début perpétuel, qui se répète à chaque instant, à chaque lieu du globe.

Parler des plantes signifie saisir le premier souffle de l’univers, nommer le lieu où toute chose commence à respirer. C’est ainsi depuis toujours : déjà dans les plus anciens documents de notre civilisation, parler des plantes signifiait saisir les traits fondamentaux de notre univers. Ainsi, les stoïciens avaient appris à voir dans les grains des plantes la forme transcendantale de l’existence du logos, de la raison. La raison n’est qu’une sorte de semence des choses et des formes, et à l’inverse, la semence est l’incarnation par excellence de la rationalité de l’univers.

De fait, nous sommes encore aujourd’hui habitués à envisager dans le fait technique – le processus à travers lequel un technicien manipule la matière informe pour lui donner forme – est le fait rationnel par excellence : on y assiste à la genèse de l’ordre selon un procédé rationnel. La semence semblerait être une radicalisation du fait technique où le technicien, la technique, la matière et le processus de prise de forme coïncident à la fois matériellement et formellement. La médecine de la Renaissance traduira cette analogie métaphysique dans un isomorphisme anatomo-physiologique : l’organisme végétal est la parfaite coïncidence de corps et cerveaux, ou si vous voulez un corps qui n’a pas besoin de construire un organe spécifique pour exister rationnellement. Sur un autre plan, Aristote avait enseigné que la vie végétative est « ce par quoi la vie appartient à tout vivant » : la vie dont jouit toute plante – naître, s’accroitre, se reproduire, mourir – est la forme de vie la plus paradigmatique et au même temps la plus universelle et fondamentale. En tant que vivant tout animal et tout homme participe, exprime et articule cette vie. D’autre part, la plante incarne en elle-même les gestes primordiaux de tout être vivant : elle est l’aube et le crépuscule de toute forme de vie, ce que tout vivant ne peut jamais cesse d’être.

La science contemporaine aussi, sans s’en rendre compte, n’a pas cessé de voir dans les plantes l’origine du monde. Les plantes sont, de plusieurs points de vue, une force cosmogonique : ce sont les êtres qui ont engendré le monde tel que nous le connaissons et nous l’habitons, qui ont fait et continuent à faire notre monde dans au moins trois sens. En premier lieu, en conquérant la surface de la terre ferme et en se répandant sur tout le globe elles ont produit (et continuent à la produire continuellement) l’atmosphère riche en oxygène qui a rendu possible la vie de toute vie animale supérieure : tout animal supérieur peut vivre seulement car il peut respirer les restes de leur métabolisme. En deuxième lieu, en exploitant à plus grande échelle un mécanisme ‘inventé’ par les cyanobactéries elles, elles permettent de transformer l’énergie solaire en matière vivante : la vie organique n’est que la conséquence de cette capacité alchimique de transformer le soleil en masse animée et surtout d’inventer des formes infinies d’existence de cette énergie. Nous appelons ‘vie’ cette immense cornue alchimique à ciel ouvert qui invente des formes capables de traduire et faire exister autrement l’énergie solaire. Mais c’est seulement grâce à la variante végétale de ce processus d’exploitation et de transduction de l’énergie solaire que la vie sur la planète a cessé d’être un fait marginal – d’un point de vue à la fois quantitatif et qualitatif – pour en constituer la caractéristique principale, son essence même.

Elles ont enfin inventé un corps qui se structure non pas pour s’opposer à l’extériorité, mais pour y adhérer le plus possible : mieux se confondre avec le monde pour mieux le modifier. Comprendre la plante signifie donc comprendre le monde et à l’inverse le monde est, tout d’abord un fait végétal. Toute cosmologie doit partir d’une réflexion botanique. Le livre, de ce point de vue, n’est pas un traité de botanique spéculative : il est un traité de cosmologie, qui toutefois nie au moins trois postulats de la cosmologie traditionnelle. En premier lieu, le principe qui engendre le monde est un élément mondain et non un super-sujet antérieur et extérieur au monde : il y a un monde seulement parce que et là où la cause et la conséquence, l’origine et son expression sont contenues l’une dans l’autre. Il ne peut pas donc y avoir une réflexion sur un objet mondain qui ne soit pas, de facto, une réflexion cosmologique. En deuxième lieu l’origine du monde n’est pas à chercher dans un lieu et dans un temps reculés : elle est partout et elle existe à tout moment, car la genèse du monde, de notre monde n’est pas un événement singulier (un big bang) mais un processus perpétuellement en cours. Le monde commence toujours par son centre, au milieu, et il n’y a pas donc d’histoire qui ne soit pas cosmologie.

Troisièmement toute forme vivante est à la fois forme du monde qu’elle à la fois produit et contemple : c’est pour cela que le livre peut partir de quelques organes ou parties du corps végétale (la fleur, la racine, la feuille) pour définir des propriétés du cosmos (sa nature atmosphérique, l’unicité du ciel, l’existence du mélange universel). A l’inverse, pour observer le monde nous n’avons pas besoin d’un point de vue, mais d’un point de vie : l’univers vit, il est un produit des vivants, à tout échelle, et c’est en observant le vivant que nous pouvons expliquer l’univers, et non vice versa. A la différence de ce que pense Meillassoux nous ne pouvons jamais dépasser notre point de vie : tout ce que le réalisme spéculatif dit et pense, présuppose la présence de vivants qui parlent, écrivent, respirent.

Blume © Christine Marcandier

Dans un sens donc, les connaissances des plantes ne nous manquent pas : nous disposons d’une quantité inouïe d’informations sur leur vie, leurs formes, leurs propriétés. Mais ces connaissances sont tout d’abord éparpillées entre mille disciplines et savoirs et surtout elles ne sont jamais prises à la lettre. Elles ne sont pas l’objet d’un déni mais d’un refoulement épistémologique. La science biologique, de ce point de vue est responsable dans la même mesure que les sciences humaines. Ou peut-être, la raison principale de ce refoulement est le grand mysterium disiunctionis de leur séparation, l’obsession folle qui nous pousse à séparer –des deux côtés – les sciences naturelles et les sciences humaines et sociales. Car, reconnaître que l’homme n’est qu’une des infinies espèces animales qui peuplent l’univers (comme Darwin nous a appris à faire) ne signifie pas seulement reconnaître que tout ce qui humain est naturel : il signifie aussi et surtout que tout ce qui existe naturellement est un fait spirituel, participe du logos, de la raison, et de tout ce que l’homme exprime, incarne et articule selon les formes propres à son espèce. L’esprit est partout, car il n’est pas un attribut de tel ou tel espèce, mais l’être du monde. Il ne s’agit pas de combattre le darwinisme, mais au contraire de le prendre à la lettre, de montrer que nous n’avons jamais été suffisamment darwiniens, et qu’il y a beaucoup de conséquences de l’intuition darwinienne qui effraient encore les humanistes mais aussi et surtout les scientifiques. Dans son refus de reconnaître la spiritualité de toute la nature la science contemporaine reste une forme archaïsante d’humanisme.

Devant votre vigoureuse défense et illustration des plantes, votre essai pose immédiatement une autre question tout aussi déterminante : en effet, à considérer, comme vous l’affirmez, que la nature et le cosmos doivent devenir « les objets privilégiés de la pensée », faut-il considérer ainsi « la philosophie de la nature » que vous déployez ici comme une pensée écologique : en quoi s’agit-il d’ouvrir à une philosophie écologique ? En quoi une telle philosophie s’oppose-t-elle par ailleurs pour vous à une écologie dite médiatique et politique par laquelle l’époque n’aurait jamais autant parlé de nature mais peut-être jamais aussi mal donc jamais aussi peu ?

L’écologie mène aujourd’hui des combats essentiels et vitaux, les importants pour notre vie. Mais elle le fait à l’intérieur d’un cadre théorique très problématique. Si ses batailles sont sacro-saintes, en tant que savoir, l’écologie est une science réactionnaire et résiduelle, qui transforme des exigences politiques parfaitement justifiées dans de revendications d’origine gnostique : l’homme devient dans ses discours à la fois le mauvais démiurge capable de détruire l’univers et l’ange gardien qui aurait la tâche de défendre la vie à l’échelle planétaire.Elle est réactionnaire, car elle envisage la vie comme un objet passif, qui serait incapable de se défendre d’elle-même, la nature comme un ordre dont l’équilibre est substantiel et inaltérable, et l’homme comme un sujet dont l’être et l’agir n’appartiennent pas à cet ordre naturel préalablement établi. Elle est résiduelle car, malgré ses déclarations elle est issue du même paradigme épistémologique et théologique qui a engendré l’économie ‘capitaliste’, dont Giorgio Agamben a retracé si admirablement l’histoire. Le nom moderne pour ce qui à partir de Haeckel nous sommes habitués à appeler écologie était d’ailleurs économie animale. Les deux disciplines partagent l’idée que le monde correspond à l’espace d’une oikois, une maison, au sens physique du domestique, du connu ; au sens patrimonial de ce qui nous appartient par droit de propriété et que nous avons droit donc d’échanger ; et au sens généalogique de notre origine et de notre ultime destination, de ce que nous avons hérité et que nous laissons héritage.

Or, notre univers est un monde seulement parce qu’il n’est pas et ne sera jamais une maison. A l’inverse, ce que nous appelons maisons est, déjà physiquement, un dispositif à la fois matériel et métaphysique qui sert à nous séparer du ciel et de la vulnérabilité qu’il présuppose, à produire l’illusion de la terre comme espace différent et séparé du ciel. Nous nous estimons supérieur aux animaux, et pourtant nos maisons, nos gratte-ciels ne sont que des tanières ou des terriers renversés, une sorte d’évagination temporaire de la croute terrestre, une plie contingente, qui nous permet de vivre dans l’illusion à la fois d’appartenir à la terre et de ne pas être des individus célestes, qui baignent constamment dans le ciel ambiant, qui se nourrissent du ciel atmosphérique, qui construisent tout la matière de leur corps à travers l’énergie arrachée – bouchée par bouchée – au ciel – l’oxygène et la lumière. Les maisons, en outre, sont aussi des dispositifs qui nous permettent de créer l’illusion d’une origine, d’un point privilégié du globe qui non seulement nous aurait engendré mais auquel nous ne pouvons que revenir. Connaître la vie des plantes est de ce point de vue extrêmement important car elles sont la preuve vivante que le territoire n’est jamais l’origine mais point de transit, que la vie n’a pas besoin et ne peut pas avoir de ‘maisons’ et que tout dans la terre a une nature et une origine céleste.

Tout d’abord, elles nous enseignent que la vie est un fait céleste : la vie, telle que nous la connaissons, n’est que le principe de transformation de l’énergie solaire (qui est donc astrale, céleste) dans de l’épaisseur chimique, dans la matière capable de bouger et façonner soi-même grâce à cette énergie. C’est à cause de cela que la photosynthèse – et donc les plantes – sont à la base de l’occupation de la terre ferme par les organismes végétaux. Ce sont eux, qui non seulement produisent l’atmosphère riche en oxygène mais qui bâtissent surtout les premiers briques consistants de cette matière. Tout ce que nous voyons, tout ce que nous mangeons tout ce que nous construisons ce n’est que du ciel, de la substance solaire capturée, congelée et condensée dans des formes en équilibre métastable.

Or la vie est un ‘fait céleste’ c’est surtout parce que la terre n’est pas un espace opposé au ciel, ce n’est qu’une des infinis astres qui peuplent le ciel : la plante, dans son corps et dans sa physiologie montre qu’il y a une continuité parfaite entre terre et ciel, entre notre planète et le soleil, et que c’est seulement à cause de cette continuité qui peut y avoir de la vie, seulement parce que la terre c’est du ciel, et tout sur terre ce n’est que forme et expression du ciel. C’est Copernic qui nous a appris cela, il y a presque 5 siècles, et pourtant nous avons encore du mal à le reconnaître. Si nous avons refoulé la vie des plantes c’est aussi parce que nous nous obstinons à refouler le ciel : nous sommes des ptoléméens dogmatiques, nous n’avons jamais été coperniciens. Le livre affirme ce qu’on pourrait appeler un panouranisme : tout ce qui est n’est que ciel, et ciel n’est que la matière de tout.

Or, c’est parce que il n’y a que du ciel dans le monde, que notre monde n’est pas et ne pourrait jamais être une maison. Le ciel est par excellence un espace de transit, de circulation : il ne tolère que des mouvements perpétuels. On ne peut pas habiter le ciel : on peut seulement y transiter, y passer, y circuler. La terre, comme partie du ciel, n’est pas un lieu fixe : il tourne, il cesse de bouger et son mouvement est sujet à des irrégularités. Le nom, d’ailleurs de planète ne signifie que cela : la terre est un errant vagabond. En tant qu’individus terrestres il nous est donc littéralement impossible de nous fixer quelque part, or si vous voulez, l’idée de fixité n’est qu’une illusion, la même qui nous suggère que le soleil tourne autour de nous. De ce point de vue l’écologie n’est que la science qui opère afin que la terre devient à la lettre, une prison : un espace ou tout mouvement, dans tous les sens, est interdit.

En deuxième lieu, la terre n’est pas et ne sera jamais une maison aussi et surtout parce que il n’y a rien d’originaire, rien de ‘naturel’ dans la nature’, d’assuré, d’apriori, de stable une fois pour tout. La terre n’est pas habitable par elle-même, elle n’est pas naturellement apte à héberger des humains ou d’autres formes de vie supérieure. Elle l’est devenue grâce à l’action des plantes. Et leur action a été, en premier lieu, une catastrophe écologique sans précédents : ce qu’on appelle la grande oxydation ou la grande catastrophe de l’oxygène. La nature de la terre, si elle en a une, n’est que celle d’être un désert, comme toutes les autres planètes, un espace où les éléments ne se mélangent pas et sont figés dans un équilibre chimique immémorial. Ce sont les vivants qui ont fait de la terre un lieu habitable. C’est leur activité ‘polluant’, qui altère irréparablement cet équilibre, à la rendre hospitalière. Nous ne vivons pas sur terre, mais à l’intérieur de la bulle éphémère ouverte par d’autres vivants. C’est seulement grâce à cet agent polluant extrêmement puissant que nous sommes en vie : sans la ‘pollution’ (l’émission d’oxygène) des plantes nous mourrions d’ici quelques secondes. La question ‘écologique’, donc, n’est évidemment pas celle d’arrêter la pollution, mais de comprendre quel vivant pourra faire de la pollution humaine sa condition de possibilité, sa nourriture, son oxygène. Nous oublions le rôle des organismes qui se nourrissent des ruines, de déchets : la recherche devrait s’orienter vers les êtres capables de réinventer le cycle métabolique là où il semblerait s’arrêter. La question est toujours : qui peut naître de nous ? C’est ce que les recherches de Gilles Clement en France et de Anna L. Tsing et de Eben Kirksey démontrent.

Et c’est seulement en reconnaissant le caractère émergente et donc contingente de tout équilibre de vie que nous pourrons nous libérer des malentendus de l’écologie. Car si même notre vie sur terre est dû à une catastrophe écologique, elle n’a rien d’autochtone. Nous sommes ‘arrivés’ sur terre, comme tout autre être. La vie n’a rien d’autochtone, elle vient toujours d’ailleurs. Et cette hétérocthonie n’est que le nom propre de ce que nous appelons naissance. La nature n’est que cela, l’hétérocthonie : naître n’est que la nécessité de venir d’ailleurs, le fait d’être d’ailleurs. Tout être vivant vient d’ailleurs, n’a pas toujours été là.

Partant, la philosophie de la nature à laquelle vous œuvrez, ne vise-t-elle pas à contredire fermement sinon refonder l’ontologie ? La plante ne déracine-t-elle pas l’ontologie de son socle cognitif ? Ne s’agit-il pas, en effet, pour vous d’offrir incidemment un nouveau paradigme philosophique par lequel le modèle du vivant qu’était la conscience de l’homme cède la place à la vie des plantes qui, sans langage et sans sens, offre à chacun la vie de manière presque absolue, l’immanence sans détours, ou encore ce que le poète Stéphane Bouquet nomme « la vivance des choses » ?

Le livre contredit l’ontologie sur plusieurs plans. En premier lieu, l’ontologie interdit la possibilité de retrouver la forme du monde dans l’anatomie d’un des êtres qu’il contient : le livre, au contraire, part du présupposé que la plante incarne l’être au monde le plus radical, et que c’est en décrivant la plante que nous connaissons le monde. En ce faisant, il nie tout ordre hiérarchique entre êtres, entre être et étant, entre contenu et contenant, entre totalité et élément.

L’ontologie impose de penser la relation d’inhérence ontologique d’une chose dans une autre comme irréversible : on appelle substance est ce qui est en soi et ne peut pas être dans un autre sujet que lui-même et la modification de cette inhérence coïncide avec la destruction. Le livre montre au contraire que les plantes ont fait du monde et de la vie des faits atmosphériques, c’est-à-dire l’espace dans lequel tout se mélange avec tout, tout est littéralement dans un autre sujet que lui-même.

L’ontologie a toujours pensé l’unité du monde sous la forme de l’analogie ou de l’univocité de l’être : il y a un seul monde parce que tous les êtres partagent un même être qui s’articule dans la pluralité des étant, ou parce que les différents êtres partagent une similitude ontologique entre eux. L’observation des plantes mais aussi de tout ce que nous faisons montre que le monde n’a pas besoin ni d’une similitude partagée par tous les être ni du même être pour se dire un. Le monde est unifié par le souffle, c’est-à-dire par le mouvement métaphysique qui transforme le lieu en contenu de ce qu’il contient et inversement. Le fait de respirer n’est pas simplement une nécessité physiologique ; il est le rythme et la structure de notre être au monde, ou pour mieux dire la forme de la mondanité de toute chose. Le souffle est la continuité du disparate qui ne présuppose pas d’unité : il n’y a aucune analogie et aucune univocité entre moi et l’air que je respire. Et pourtant le souffle en fait une unité à la fois physique et métaphysique. Il le mouvement qui permet à l’ensemble disparate de choses, événement, matières qui sont ici de cohérer, d’être un.

Il ne s’agit pas donc de refonder l’ontologie, mais de la détruire en multipliant non pas les modes d’être mais les sujets d’inhérence. Depuis Aristote, l’ontologie a mesuré l’intensité de l’être de chaque étant en fonction de son caractère substantiel : est véritablement seulement ce qui n’est pas in alio, dans un autre substrat ou sujet. Être dans le monde signifie au contraire non seulement être dans un substrat autre que soi – le monde – , mais pouvoir être et littéralement être dans tout ce qui peuple le monde. J’existe, je suis, c’est-à-dire je-suis-au-monde, dans ce monde non seulement parce que je suis dans un seul substrat, mon corps, mais parce que je peux être dans l’espace immatériel de ces lignes qui s’affichent devant vous, mais aussi dans vos yeux, dans vos souvenirs, dans les sons que vous prononcez lorsque vous lisez ce texte. Être pour un quelque chose de mondain signifie pouvoir être partout, être dans tout.

Inversement, il ne s’agit pas de déconstruire le socle cognitif de l’ontologie, mais au contraire d’étendre et banaliser la connaissance en en faisant une qualité qui coïncide avec l’être. Il s’agit de reconnaître que ce qu’on appelle pensée n’est que la possibilité de devenir le lieu de tout ce qui est. La conscience n’est que cela : faire l’expérience du fait qu’une chose ou une forme différente de nous est en nous. Dans ce sens, la connaissance ou la pensée n’est pas une exception de l’ontologie mais sa forme banale et élémentaire. Si être veut dire être dans quelque chose tout être est objet de la conscience de quelque chose d’autre. Tout ce qui est, est dans quelque chose et il est donc pensé par autrui. Tout ce qui est, est en tout, et il est pensé par tout. Il ne faut pas une conscience pour penser. La pensée est le souffle des êtres. On n’a pas besoin d’un cerveau pour penser : la pensée est le fait, la forme et le rythme de notre immersion dans le monde, la configuration que notre ouverture au monde acquiert à tel moment ou à tel autre.

Si la pensée n’est qu’une intensification d’une relation ontologique et pas sa suspension, l’être n’est qu’une intensification d’une relation cognitive. La pensée n’est que le fait et la forme de l’être au monde. Et à l’inverse, il y a du monde seulement parce que tout être ne se limite pas à se définir par une forme, une différence, une autonomie, mais se construit toujours à partir du mélange avec le reste des êtres. Si une chose est capable de penser n’est pas parce qu’elle est douée de langage ou de conscience mais parce qu’elle est au monde. Et à l’inverse, être au monde, c’est-à-dire pouvoir être traversée par tout ce qui existe et advient et pouvoir le traverser coïncide sans reste avec la pensée. Être au monde signifie avoir l’obligation à se façonner à partir d’autrui, et façonner le monde pour pouvoir façonner soi-même : la pensée n’est que cela, elle n’est que souffle de ce mélange de tout avec tout, il n’est que sa puissance, son rythme, son haleine. Toute chose, si elle est, elle pense car elle est au monde, et à l’inverse, toute pensée n’est que l’expression d’un être au monde, de la mondanité des choses. Il n’y a pas de pensée qui ne soit pas une pensée du monde et dans le monde. La pensée n’est pas l’esprit de la distinction, elle est une force cosmique qui embrasse, implique, façonne et anime toute chose, tout bout de matière et qui permet et oblige tout à se mélanger avec tout le reste : penser signifie pénétrer quelque chose en laissant intact son essence, sans être obligé à la digérer, à la détruire.

De ce point de vue la pensée n’est que la nature la plus profonde de ce que nous appelons matière. L’erreur est celui de penser que les circuits neuronaux soient la cause de la pensée et sa forme alors qu’ils en sont l’une des traductions possibles. Des infinies traductions possibles. La pensée est partout, et existe sous toutes les formes possibles. La conscience et le langage en sont juste un exemple. Mais elles présupposent la capacité métamorphique de la pensée d’exister dans d’autres formes, sous d’autres matières. Le langage lui-même est moins unitaire de ce que l’on imagine, vu qu’il est son, image, papier, pixel, neurones. L’action qui suit une délibération consciente n’est pas une conséquence de la pensée (un mouvement irrationnel de la pure matière alogique) elle est la même pensée qui s’est exprimée et façonné sous la forme d’une délibération traduite, transformée en mouvement de la chair, prolongée dans un autre corps. La pensée n’est pas une chose parmi d’autres choses, elle est juste la traduisibilité de tout en toute autre forme, la capacité de toute forme de se traduire, de passer sous une autre forme, dans un autre médium. Pour le dire avec une boutade : la possibilité de traduction (non seulement entre deux langues, mais entre deux matière) implique surtout le fait qu’il n’y a pas de langue maternelle et qu’il n’y a pas de langue, tout court -ou que la langue est partout, que tout est logos.

C’est pour cela que le livre défend l’idée d’un panouranisme (tout est ciel, et il n’y a que du ciel dans l’univers) : tout dans le ciel est actualité de pensée, car la pensée est n’est que le fait de l’être au monde. Le mot grec pour ciel signifie cela : ouranos ce sont les frontières de la pensée, et le ciel ce n’est que l’espace des étants qui arrive là où la pensée arrive et à l’inverse.

En ce sens, que désigne pour vous une métaphysique du mélange ? Comment pourriez-vous définir cette notion même de mélange ? En quoi votre métaphysique, mettant les plantes et leur monde au centre de votre réflexion, se présente-t-elle comme une véritable physique de la pensée ? S’agit-il pour vous de répondre d’une certaine manière à Descartes qui, dans une formule demeurée célèbre et fondatrice, indiquait que « toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique » ? Nos racines seraient-elles donc dans l’air ?

Mélange est le nom commun de ce que nous appelons, avec un nom propre, monde. Pour comprendre pourquoi il suffit de penser à la naissance, c’est-à-dire tout d’abord au procès qui permet à toute chose d’exister et, donc, d’être au monde, d’être une portion de ce monde. Tout ce qui est au monde est venu au monde, c’est-à-dire, il est né : pour comprendre la structure du monde, donc, il est nécessaire comprendre la physiologie de la naissance. La naissance n’est pas l’accouchement : elle est surtout et tout d’abord ce qui précède l’accouchement (dans le cas des animaux, la grossesse). De ce point de vue, la naissance est la forme primordiale du mélange : naître signifie de fait faire l’expérience du mélange et pour tout embryon vivre signifie toujours se développer à partir du et dans le corps de l’autre. L’accouchement ne modifie pas cette condition : il change et amplifie le corps de cet ‘autre’ qui continue à nous nourrir, à nous soutenir, à être en nous comme hors nous. Une fois accouché chacun de nous n’a pas cessé de se développer du corps de l’autre. Mais au corps et au ventre de la mère nous avons remplacé le corps et le ventre du monde. L’accouchement est cette décision de ne plus limiter le mélange à un seul corps, de se mélanger avec la totalité des êtres et des corps, d’être un embryon couvé par le monde dans sa totalité. Et c’est la même relation qui entretiennent une semence et la plante qui l’a engendrée. Le mélange ce n’est que le logos spermatikos : toute chose existe dans le monde comme une semence et est obligé de se construire à partir du corps à la fois étranger et maternel du monde.

Or, exactement comme dans le ventre, la relation entre individu et monde n’est ni celle d’une simple juxtaposition, ni celle d’une fusion intégrale : mère et embryon (ou plante et semence) sont mélangés dans le sens qu’ils ont la même extension sans que l’identité et la substance de deux soient véritablement. Le monde n’est pas une simple multiplicité disparate d’objets et d’événements sans aucune autre relation réciproque que la pure juxtaposition, il n’est pas non plus la fusion des éléments dans une substance commune. Notre ADN se compose de la matière du monde et construit avec le corps du monde quelque chose qui est à la fois parfaitement coïncidant avec lui tout en s’en distinguant par forme et substance.

Le monde n’est que mélange parce que tout dans le monde existe par naissance. La naissance n’est que la condition de possibilité du monde et de tout être au monde. Tout est mélange parce que tout est seulement à travers la naissance : tout est semence (œuf, embryon, ADN). La physique, de ce point de vue, n’est pas la science de la matière : elle est le savoir qui universalise le fait de la naissance. La nature n’est pas le non humain, elle est l’être de tout ce qui naît.

Le mélange est donc aussi le principe physique qui fait que la structure métaphysique du monde coïncide parfaitement avec la structure métaphysique de l’individu. Il y a une continuité absolue à la fois matérielle et structurelle entre individus et monde, qui fait que tout individu est une portion du monde et non son exception (alors que l’idée traditionnelle de substance pense l’individu en opposition au monde). Toute chose non seulement est faite de la même matière du monde, non seulement en présente la même structure métaphysique (car elle est mélange exactement comme et selon la même intensité que le monde), mais surtout, dans son existence, elle s’étend intensivement dans la totalité du monde et non seulement dans une portion limitée. On confond l’inhérence mondaine avec l’occupation géographique : on s’imagine l’être au monde à partir du fait – absolument éphémère et contingente – de l’occupation, à un moment donné, d’un espace, un territoire, une maison. Mais c’est exactement l’inverse : c’est parce nous sommes simultanément dans la totalité du monde que nous pouvons en occuper telle ou telle portion. La distance entre être dans le monde et être le monde est une nuance d’intensité et non une différence d’ordre ontologique. Tout individu et toute chose sont dans le monde parce qu’ils sont le monde. A l’inverse, le monde est dans tout individu : naître signifie toujours contracter le corps du monde, faire surgir une autre manière d’être de son corps. Tout ADN est une opération alchimique conduite sur la chair du monde.

Pour le dire avec le jargon de l’histoire de la philosophie : penser le mélange universel rendre équivalent l’inclusion monadologique du monde dans le vivant avec l’inclusion (l’être jeté) de l’individu dans le monde. Au fond la monadologie produit des êtres encore acosmiques (elles n’ont pas de fenêtres, elles ne sont nulle part, elles n’ont pas d’extériorité) alors que le grand paradoxe de l’expérience c’est que le monde dans sa totalité est en nous, car tout ce que nous faisons altère l’état du monde, non seulement partiellement, non seulement en tant que niche, mais dans sa totalité. Ce qu’on appelle pensée ou sensation est, métaphysiquement cela : le contenu principal et exclusif de l’être-dans-le-monde, c’est l’expérience de contenir le monde dans sa totalité.

Plante de gouttière © Christine Marcandier

Pour venir creuser encore plus avant la question centrale du mélange, vous offrez par le mélange même conçu comme ce qui « dépasse l’idée de composition et de fusion » une vision ontologique et métaphysique neuves. Mais vous prenez d’emblée soin d’indiquer que si « ce livre entend rouvrir la question du monde à partir de la vie des plantes », il s’agit pour vous de « renouer avec une tradition ancienne ». S’agit-il ainsi pour vous retrouver la structure du mélange telle qu’elle se manifestait dans la pensée antique qui, d’Héraclite jusqu’aux Stoïciens en passant par Parménide et Démocrite, affirmait que le processus intégral de la cosmogonie coïncidait avec une vision du monde comme d’un Tout ? Le devenir philosophique actuel se ferait-il pré-socratique ?

Renouer avec une tradition ancienne ne signifie jamais vouloir revenir au passé : la pensée est toujours indifférente à l’étrange cabale des siècles et des périodisations, ainsi qu’au carnaval des courantes et des dénominations. La vérité de ces catégories ne peut qu’être parodique : dire d’un individu ou d’un texte qui est spinoziste, ou pré-socratique c’est comme affirmer que ses vêtements rappellent le style des années 70 ou des années 80. Le passé ne revient que comme imitation ironique et grotesque. Et nous oublions trop souvent que le concept de siècle, à travers lequel nous continuons à vouloir mesurer à la fois la passéité du passé et notre modernité n’est qu’un fruit avorté d’une controverse théologique entre protestants. Il en va pour la pensée exactement comme pour le bonheur : il n’y a pas d’histoire de notre félicité, car elle ne connait ni de progrès, ni de retour. Il n’y a que des intervalles, une tension perpétuelle entre l’attente et la réalisation, entre ce qui est là et ce qui peut arriver, sans qu’il y ait jamais une relation nécessaire et prévisible entre les deux. Ainsi, dans la pensée, il n’y a aucune histoire, car tout est dans tout : l’intellect n’est pas un être séparé mais l’intensité et le rythme du mélange des choses. Tout peut arriver dans la pensée, à tout moment, car rien n’y est nécessaire ; tout est disponible, car tout ce qui existe est pensé est déjà ruine et matière d’alimentation pour ce qui adviendra. C’est ce dont nous faisons expérience dans le rêve, qui est la forme la plus extrême et intense de pensée. Or, réutiliser quelques pierres du passé pour construire un bâtiment ne signifie pas forcément construire un bâtiment à l’ancienne. Utiliser une idée de Leibniz ou de Spinoza ne signifie pas forcément être leibnizien ou spinoziste. En ce sens, l’idée stoïcienne de mélange et la formule d’Anaxagore « tout est dans tout » ont été les deux piliers conceptuels qui ont permis la construction de la trinité chrétienne. Et pourtant il n’y a rien de stoïcien, et rien de pré-socratique dans ce chef d’œuvre surréaliste de la dogmatique chrétienne.

S’agissant là encore des références qui innervent votre texte, vous convoquez la pensée de Deleuze et Guattari notamment pour vous défier de leur conception rhizomatique de la nature, notamment de leur vision restrictive que vous qualifiez de « géotropisme », qui est un faux changement de paradigme, à savoir qui entretient encore une fidélité à la terre comme sol : en quoi vous éloignez-vous de leur conception de la nature ? En quoi vous paraît-elle insuffisante ? Ne peut-on pourtant pas affirmer que votre démarche répond d’accents deleuziens en ce sens que les plantes forment cependant un peuple mineur que votre essai prend en charge, auquel pour la première fois vous donnez la parole vive et forte ?

Ilecius amicus sed magis amica veritas. J’ai une énorme admiration pour Gilles Deleuze, et son œuvre a été parmi les plus importantes dans ma formation, mais ce livre a été écrit dans la confrontation et le corps à corps avec d’autres œuvres, notamment celle de Bruno Latour, celle de Gilles Clement et celle de Fabian Luduena Romandini (qui malgré qu’il soit parfaitement inconnu en France, est l’un des philosophes contemporains les plus originaux et plus géniaux).

La critique au géotropisme n’est pas adressée au magnifique chapitre de Mille Plateaux sur le rhizome, mais aux pages sur la géophilosophie de Qu’est-ce que la philosophie ?, et encore plus à tous ceux qui s’en sont inspiré. Il n’a jamais été question de critiquer la philosophie deleuzienne, mais le statut que nous reconnaissons à la terre et à sa séparation avec le ciel : il est question de la tentation ptolémaïque qui à travers beaucoup de passeurs (dont, par exemple, Nietzsche) s’est emparé de notre temps. S’il n’y a pas de différence entre terre et ciel, il n’y a aucune géophilosophie qui ne soit astrosophie. Toute véritable fidélité à la terre ne peut que se résoudre dans une astrologie transcendantale, qui est la science des planètes, c’est-à-dire, des mouvements errants et vagabondes, la science de la contingence par excellence.

Concernant la deuxième partie de la question, je ne pense pas que les plantes soient une minorité ni un peuple mineur. Elles sont les véritables reines de cette planète : elles l’ont occupé, elles l’ont transformé pour toujours et l’ont façonné à leur image et ressemblance. Comme l’a dit un très grand botaniste américain la terre est une planète azure mais un monde vert. Et surtout, les plantes n’ont pas besoin de moi, de ma parole ni de quiconque d’autres pour agir et dominer le globe.

Si les plantes paraissent fournir un évident et très fécond modèle de plasticité conceptuelle, elles semblent de la même manière se tenir dans votre essai comme un peut-être modèle politique. Ainsi, lorsque vous évoquez dans votre théorie de la feuille que « Vivre, expériencer ou être-au-monde, signifie aussi se faire traverser part toute chose » et que « le monde est ouverture, liberté de circulation absolue, non pas côte à côte, mais à travers les corps et les autres. » Les plantes fournissent-elles ainsi un modèle sinon un paradigme de communauté ? Sont-elles la nouvelle communauté définie, comme le laissait entendre Agamben, comme L’Ouvert ? Les plantes sont-elles donc, pourrait-on dire, contre Trump, anti-Donald Trump ? En quoi peuvent-elles dire, de la même manière que Jean-Luc Nancy dans Être singulier pluriel, « cogito ergo cum » ou sont-elles tout ceci moins la parole ?

Les plantes montrent surtout une chose : vivre ensemble n’est pas une affaire de communauté ni de politique. La cohabitation à laquelle tout vivant sur terre est destiné n’a rien à faire avec la production ou le partage d’un ‘commun’, et n’a surtout pas besoin de se façonner ‘politiquement’. On vit ensemble parce que notre corps est physiologiquement et métaphysiquement (ce qui revient au même) inséparable non seulement des corps des autres (vivants et non vivants), mais du corps de la planète, du soleil, du ciel. Chacun de nous n’est qu’une transformation et une condensation du ciel, de sa matière, de sa vie. Chacun de nos corps traverse et est traversé par la matière de l’autre : nous nous façonnons sur les corps des autres, nous ne cessons d’être habité par et d’habiter tous les autres (leurs images, leurs odeurs, leurs formes, leurs bruits, bref, leur vie). C’est cela le mélange. Parler de communauté signifie vouloir réduire le mélange au modèle de l’addition ou à celui la fusion.

Selon le premier paradigme la communauté n’est que l’espace de l’accueil, de l’inclusion de l’autre, de la multitude innombrable qui ne cesse pas d’additionner d’autres membres, du et qui ne s’achève jamais dans un donc. Selon le deuxième la communauté serait au contraire une espace autre de ses composants, produit par la destruction, la fusion de ses membres, l’identité commune à laquelle on se sacrifie, on s’immole. Dans les deux cas on redouble un fait par un idéal – et surtout on oubli le fait banal que si l’on vit ensemble c’est simplement parce qu’on est au monde, et dans ce monde, tout est en tout.

L’obsession contemporaine pour la ‘politique’ est par contre, plus mystérieuse pour moi. Comme l’on sait, le mot politique est un calque du grec. Depuis le petit âge on nous apprend du miracle grec, d’une invention extraordinaire. Depuis le même âge, on nous apprend à réunir et condenser dans ce mot ce qu’il y aurait de plus important, sacré, et au même temps humain, civilisé, haut. On nous apprend, donc, à considérer la relation entre hommes et femmes est plus homogène, plus important, plus sacré que tout autre relation (des humains avec des divinités, des humains avec la matière ou les autres êtres vivants, des humains avec le cosmos). On nous apprend à oublier que la relation entre hommes et femmes pouvait primer sur la relation entre humain et non humain seulement grâce à l’esclavage : si la politique se constitue sans véritable connexion à la ‘chrématistique’ ou à la science naturelle c’est parce que toute relation avec le non-humain était prise en compte par des humains réduits à de non-humains. Et on nous apprend, surtout, à oublier ou à négliger que la polis n’était rien d’autre que ce qu’on appellerait aujourd’hui village -ce qui plus est un village extrêmement sexiste et extrêmement raciste, c’est-à-dire dominé par la minorité masculine et soi-disant « autocthone ». La nation de ce point de vue (l’institution politique par excellence) n’a fait qu’amplifier le mode de vie propre au village.

Penser politiquement la cohabitation humaine signifie vouloir façonner notre vie comme si nous étions dans un village : il signifie continuer à s’imaginer que la nature est hors les murs, et que à l’inverse, ‘dehors’ c’est un synonyme de non-humain, au sens physique et moral ; il signifie prolonger l’illusion qu’ici et seulement ici nous sommes entre nous et chez nous, car ici et seulement ici nous partageons quelque chose de commun et d’originaire, ontologiquement différent de ce qui est ailleurs ; il signifie perpétuer l’illusion que ce qui nous concerne en tant qu’hommes (possiblement de sexe masculin, hétérosexuels et adultes) est plus important pour notre futur et le futur de la civilisation de ce qu’il arrive aux autres. Malgré et contre l’esprit du temps, la politique reste un condensé de superstition humaniste archaïque et archaïsant. Et, surtout, elle est toujours animée par une volonté de purification : elle veut distiller du pur humain d’un monde où tout homme n’est qu’un croisement de matière et esprit végétal, animal et organique ; elle veut séparer le local, le territorial, le purement terrestre, de l’étendu céleste où tout homme occupe le monde dans sa totalité et ne pourra jamais être réduit à un seul espace.

S’il y a quelque chose à apprendre des plantes, c’est la nécessité de sortir de ces fantasmes. De fait nous en sommes déjà sorti. L’impossibilité de refonder l’autonomie du politique de la sphère économique n’en est qu’un signe : la vie des choses et des artefacts est décisive pour notre cohabitation autant que la vie des hommes et des femmes. L’impossibilité de continuer à refouler l’ordre des questions que nous appelons ‘écologiques’ en est une autre : plantes, animaux, champignons, bactéries, matières inorganiques synthétiques ou moins sont sujet de droit autant que nous. Le développement des ‘télécommunications’ en constitue, peut-être, la preuve définitive. Nous sommes partout et tout est et peut être partout : je suis là où vous me lisez, exactement comme à chaque fois que je parle je suis aussi à deux trois mètres de mon corps, dans l’oreille de mon interlocuteur, dans son cerveau et dans son âme ; vous êtes en moi exactement comme à chaque fois que je regarde dehors de ma fenêtre le soleil est dans mon corps et dans mon esprit. Nous sommes toujours au moins virtuellement dans la totalité de l’espace et dans la totalité des choses, et pour les mêmes raisons la totalité des choses et la totalité du monde est là ou chacun de nous est. A partir de cette évidence, ce savoir incertain et villageois qu’on appelle politique montre toutes ses limites.

Sortir du paradigme politique, sortir de l’héritage grec et du fétichisme de « l’Occident » signifie aussi et surtout sortir de l’idée du sol, de la parole et de l’identité comme fondement de la cohabitation et leur préférer celles de ciel, souffle et sexe. Le sol n’est pas un a priori : il est un effet de l’occupation des vivants et de leur travail, de leur vie. Ce sont les vers, les champignons, les plantes, et une infinité d’autres microorganismes qui transforment la roche en sol. Et la racine n’est pas la condition de possibilité de l’existence végétale, mais l’expression au même titre que tout autre partie du corps. Il n’y a pas de lien originaire entre vivant et solo ou territoire, il y a une relation qui a le même âge que notre corps et qui change avec chaque mouvement de notre corps. La cohabitation ne présuppose une identité et ne la crée pas. Cohabiter signifie souffler dans, grâce et à travers l’autre, construire avec l’autre un mouvement de continuité qui ne présuppose aucun partage ni formel ni substantiel. Dans un monde où tout est en tout la seule question ‘politique’ est : comment se mélanger ? En tant qu’être sexués la question n’est peut pas être purement politique, car elle concerne toujours le désir, la forme, le plaisir et la fidélité. La cohabitation est une question alchimique beaucoup plus que politique.

Dans cette métaphysique et cette politique du mélange, se déploie également l’idée selon laquelle, parce que la perméabilité matérielle et organique s’offre sans retenue, il s’agit de comprendre, selon votre formule, que, par les plantes, « Tout est dans tout ». Cette formule possède là aussi une histoire que vous convoquez puisque, de Novalis à Hölderlin, elle appartient à une conception romantique du monde par laquelle le microcosme est le macrocosme, le plus petit atome est aussi le plus grand et induit une vision démocratique du monde.

À ce titre, doit-on considérer La Vie des plantes comme un essai romantique, où vous entretenez un lien intime à la nature comme les Romantiques ? Votre essai relève-t-il ainsi également de ce romantisme éminemment politique selon lequel s’intéresser aux plantes c’est opérer ce que Rancière nomme, en grand romantique, un nouveau « partage du sensible » ?

Le livre n’est que le déploiement d’une intuition originaire : tout ce qu’on appelle ‘nature’ n’a rien d’originaire, rien de stable, rien de nécessaire. Au contraire tout dans le vivant démontre que la nature n’est jamais l’ordre du préalable et de l’originaire, mais celui du possible et de ce qui est à venir : le mot ‘natura’ signifie d’ailleurs originairement ce qui va s’engendrer. Le concept renvoie à un futur possible non à un passé inéluctable. C’était aussi l’intuition originaire de Lamarck ou de Darwin : la nature est la force physique et métaphysique de la transformation et non seulement sur le plan individuel, car elle est la force qui nous permet de passer du rien à la forme et de traverser toutes les variations que notre forme peut subir pendant notre existence, mais aussi au niveau des espèce et de la planète, car c’est cette même force qui permet aux espèce de changer, d’apparaître et de disparaître, mais aussi à la terre de passer de l’état de désert minéral à celui de jungle de vivants. Ce que les débats écologiques semblent oublier ou négliger c’est que la nature n’est pas seulement une force d’engendrement mais aussi et surtout de destruction, ou, pour le dire en termes aristotéliciens, qu’elle est le plan de generatione et corruptione des étants. La mort, la destruction, l’extinction, ce sont des phénomènes naturels, ce qui plus est ce sont des symptômes de la puissance naturelle, car tout destruction correspond, toujours, à un engendrement. Le vieillissement, la mort ne sont pas, surtout pas, l’action et l’évidence de la négativité Ils ne sont rien d’autres que la première étape du cycle de naissance. Toute naissance est renaissance. Tout vieillissement est le début de la renaissance sous un autre corps : le cycle est toujours spiraliforme, car c’est toujours dans d’autre corps que cela recommence. De ce point de vue la pollution aussi et ses effets dévastateurs ainsi que toutes les actions humaines sont naturelles et exclusivement naturelles.

D’autre part, ce que le livre essaie de montrer c’est que dire de quelque chose qu’elle est naturelle revient donc à dire qu’elle est entièrement artificielle, qu’elle a été fabriquée. Cette coïncidence entre vie et technique est d’ailleurs ce que nous exprimons à chaque fois que nous définissons la vie comme un fait organique. Le mot ‘organe’ vient du grec organon qui signifie instrument : la présence, mieux la nécessité d’organes pour qu’il y ait du vivant montre que la vie peut exister seulement dans les médium d’une panoplie d’instruments, qu’elle existe seulement techniquement, comme façonnage de soi, comme technique de soi. La vie se fabrique et se fabrique toujours d’elle-même. La vie des plantes n’est que le théâtre anatomique de ce geste primordial de façonnage de soi à ciel ouvert : selon la tradition aristotélicienne une plante est le vivant qui ne fait que cela, construire son corps anatomique. Or si la vie n’est qu’une panoplie d’instruments, il n’y a aucune distinction ontologique entre les instruments intériorisés dans les corps et ceux qui se trouve à l’extérieur du corps anatomique. Le cœur n’est pas plus naturel de la toile d’une araignée : ils sont deux instruments, deux organes de vie. Au même titre, l’ordinateur qui me permet d’écrire en ce moment est un être naturel – un instrument de vie, derrière lequel et à l’intérieur duquel il y a du vivant et rien que du vivant – autant qu’une loutre, la tanière d’une taupe ou un coup de vent : l’homme étant un être naturel, tout ce qui relève de son activité est part de la nature.

Au cours de votre réflexion, vous semblez, par les plantes et l’attention neuve que vous leur portez, vouloir dégager toute considération scientifique et analytique du monde de son inhérent anthropomorphisme. Ainsi en quoi, selon vous, les sciences humaines et l’humanisme ne toucheraient-elles à l’humain que par une nature abusivement passée au filtre de l’anthropomorphisme ?
Une conséquence flagrante de cet anthropomorphisme touche l’animalisme antispéciste que vous décrivez, de manière ouvertement polémique, comme un « anthropocentrisme au darwinisme intériorisé : il a étendu le narcissisme humain au royaume animal. » Pensez-vous, de fait, que le mouvement antispéciste manque une part essentielle du vivant et qu’il doit abandonner son narcissisme s’il veut s’engager dans la défense des animaux et incidemment opter pour le végétarisme ?

Le mouvement antispéciste oublie l’un des principes basiques de toute vie animale : l’hétérotrophie. A la différence des organismes, qui comme les plantes, grâce au processus photosynthétique, n’ont pas besoin de se nourrir d’autres vivants pour survivre, tout autre organisme vit seulement grâce à l’incorporation de la vie des autres. Il y a une forme de cannibalisme de la vie qui en définit l’une des caractéristiques principales : nous mangeons d’autres êtres vivants, mieux vivre c’est toujours vivre du corps des autres. Il est absolument vain de vouloir introduire des distinctions qui nous permettraient de nous penser comme de non cannibales. Ou pour le dire autrement : l’interdiction alimentaire sur les autres espèces vivantes (peu importe si animales ou végétales) ne peut qu’avoir une fondation mythologique et arbitraire. On peut s’y plier mais nous sommes sur le plan de la croyance et de la religion.

Et en pensant une coupure forte entre animaux et plantes, l’antispécisme réintroduit la coupure morale qui séparait autrefois l’humain et le non-humain.

Enfin pour clore notre entretien, j’aimerai revenir sur les derniers chapitres de votre essai qui, après l’atmosphère et la feuille, s’intéressent notamment à la fleur comme mouvement de désappropriation de soi, comme un devenir emporté dans la désappartenance. En quoi la fleur se fait-elle le paradigme d’un devenir étranger à soi ?
Dans votre essai, enfin plus largement, vous avez sciemment écarté tout exemple venu de la peinture ou de la littérature mais ne pensez-vous pas, s’agissant notamment des fleurs, qu’avec Baudelaire et Proust, la littérature a souvent et avant tous considéré la fleur comme la métaphore absolue – à savoir l’image du désir et du monde perçu comme efflorescence continue du vivant ? Ne s’agit-il pas pour vous de dire, en un sens, comme Rimbaud pour la poésie dans « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs » : « Des lys ! Des lys ! On n’en voit pas ! » ?

Et pourquoi les œuvres de Darwin ou de Lamarck ne relèveraient pas de l’art ? Et est-ce que les œuvres de Platon ne sont pas l’un des exemples les plus brillant de la littérature occidentale ? Vous pensez vraiment qu’il y ait une différence fondamentale entre un peintre réaliste et un naturaliste qui observe longuement la nature et la décrit avec des signes visuels dissemblables -les lettres de l’alphabet ? Il n’y a en réalité aucune différence entre le fétichisme rhétorique qui empêche aux sciences contemporaines de dépasser les limites asphyxiantes du jargon et de l’essai avec des notes en bas de pages et celui de ceux qui pensent que l’attention aux donnés sensibles du moyen de communication fait de tout maniement d’image et de son quelque chose de différent de la science. Je n’ai pas évité la littérature, j’ai simplement préféré certaines œuvres littéraires à d’autres : Goethe à Proust, Lucrèce à Rimbaud. Ce qui serait intéressant serait plutôt de se demander pourquoi nous classifions avec autant de sûreté Baudelaire ou Rimbaud du côté de la littérature et de l’art et Priestley ou James Lovelock du côté de la science et pas à l’inverse. Je crois qu’il est urgent de se libérer de ces classifications : nous serons à la hauteur de notre temps seulement lorsque nous aurions cessé de séparer art et science, plaisir et contemplation, compréhension et invention ; nous produirons à nouveau de la connaissance seulement lorsque nous aurions cessé de nous soucier de la discipline à laquelle elle appartient et de sa nature. Cela vaut aussi et surtout pour l’art : le paradigme muséal ou celui des belles lettres, qui obligent l’art à se réduire à simple organe d’expression d’une intériorité romantique et solipsiste sont des archaïsmes qui empêche à tout ‘art’ de devenir un outil commun de recherche, de production et de communication de la connaissance, c’est-à-dire une technique cognitive, des formes de connaissance rigoureuse comme peuvent l’être la chimie ou la philosophie. Il nous faut apprendre un nouvel art du mélange, et oublier pour une fois la morale de la distinction. Les plantes, et les fleurs surtout, peuvent nous servir de modèle dans ce sens.

Si la fleur est paradigme du devenir étranger à soi, c’est, très simplement, parce qu’il est l’organe sexuel des spermatophytes. C’est le sexe, plus généralement, à définir la nécessité de la désappriopriation de soi. Enivrés par la dialectique de culpabilité et de transgression qui va d’Augustin à Foucault, nous avons oublié que le sexe est, tout d’abord, un instrument de mélange, mieux, la caractéristique qui fait du mélange une nécessité indépassable pour toute existence. A cause de notre nature sexuelle (et peu importe le genre) nous pouvons naître seulement à cause du mélange (génétique, physique, biologique, humain, sociale) de nos parents : nous nous constituons aussi à travers le mélange (des éléments, des gènes, de nourritures des langages) et nous pouvons nous reproduire (et donc survivre) seulement en nous mélangeant. Le sexe ce n’est que cela : le mélange en tant qu’origine, moyen d’existence et destin. D’autre part, grâce au sexe, le mélange n’est ni la simple juxtaposition d’une multiplicité, la collection des égaux qui s’additionnent sans produire une somme, ni la fusion des composants prêts à s’autodétruire pour former une entité supérieure. Le mélange sexuel est différent de la multitude comme de la communauté. Pour nous reproduire il ne suffit pas la démultiplication de soi ni la fusion avec d’autres éléments pour en produire un troisième : le mélange est toujours un moyen d’invention, de différenciation.

Dans le sexe, toutefois, le mélange ne concerne jamais pas exclusivement deux individus de la même espèces (c’est pour cela que l’obsession du genre de la culture contemporaine est sans aucun intérêt) mais d’autres individus d’espèces ou de royaume différents et des éléments non vivants. Pour qu’il y ait du sexe il faut toujours un insecte, du vent, de l’eau (ou pour les hommes une habitation, un lit, une voiture, les amis des amis, un téléphone) : il faut toujours du monde. De ce point de vue tout est sexuel, car rien échappe au mélange ; d’autre part, si le sexe n’est que le mélange, il n’est jamais un fait purement biologique ou psychologique, il est une force cosmique, qui fait toujours monde, qui renverse des pulsions individuelles en forces cosmiques. Le monde est un fait sexuel, et seulement grâce au sexe le monde vivant vit en se différenciant.

Emanuele Coccia, La Vie des plantes, Bibliothèque Rivages, nov. 2016, 190 p., 18 €