Marie Cosnay : Écriture d’enfance (Aquerò)

Aquerò, de Marie Cosnay, développe des éléments du conte, de la logique et de l’imaginaire des contes. Le livre est une mise en scène de l’enfance. Des animaux y sont des personnages et, parfois, parlent. Les adultes y sont une menace. On y trouve des monstres, des apparitions, des métamorphoses étonnantes du corps. Les lieux y sont la forêt, des grottes, la nuit. Les éléments naturels y ont leur vie propre comme une puissance inquiétante. La mort et la vie y sont partout présentes à l’état brut, non médiatisées par la culture, le savoir, le pouvoir protecteur de la technique. Ce sont la mort et la vie telles qu’elles existent pour l’enfant sans langage et sans pouvoir.

Si le livre reprend un imaginaire de l’enfance – et des sensations, affects liés à l’enfance, à l’état d’être enfant –, il inclut surtout comme point de vue de la narration, comme point de vue sur le monde et le langage, un sujet enfant, une subjectivité qui serait moins celle d’un enfant, de tel enfant – en l’occurrence Bernadette Soubirous ou, peut-être, l’auteur elle-même se souvenant de son enfance –, que l’enfance même, avec les déplacements qu’elle implique par rapport à l’ordre adulte, avec les perturbations et inventions par rapport au langage et à l’imaginaire adultes dominants. La logique du conte est ici une possibilité de décentrement, de création d’un point de vue autre et critique, faisant exister dans le discours cet autre – l’enfance – qui par définition semble ne pas en faire partie et qui, surgissant, déstabilise, provoque, invente. C’est cette ligne d’enfance, ce devenir-enfant qui traverse la fiction de Marie Cosnay : la narratrice, chutant dans une grotte, devient enfant, une enfance superlative, et Bernadette Soubirous est cette enfant qui s’obstine à exister, à parler à l’intérieur d’un monde qu’elle perturbe et qui en retour se méfie d’elle, veut la soumettre.

Le livre de Marie Cosnay est une mise en scène de l’écriture. Le sujet de l’écriture, cela qui écrit, c’est l’enfance – l’écrivain étant non pas un individu mais la puissance d’une enfance dans l’esprit, dans le corps, dans le monde. Et le monde de l’enfance, selon l’enfance, est un monde non encore formé, arrêté. C’est un monde vague, multiple, qui échappe à l’ordre adulte, normé et figé, clair et binaire, défini, des choses et des mots. Quelle est cette apparition qui fascine Bernadette Soubirous, quelle est sa forme, son nom ? La petite fille n’en sait rien et ne peut répondre aux injonctions policières des adultes qui, loin de la pure fascination, voient avant tout dans l’apparition de celle qui pourrait être la Vierge Marie une menace ou le moyen d’un intérêt personnel, un outil utilisable. Bernadette Soubirous est voyante, elle est l’écrivain qui ne peut que contempler ce qui se soustrait à la connaissance, au nom, à la manipulation technique. Elle est voyante d’un monde devenu image à contempler. Elle est un regard qui ne peut être que fasciné, un corps immobile et désarmé à l’intérieur d’un monde miroitant, inconnu, constitué d’une seule lumière blanche et aveuglante.

L’écriture de Marie Cosnay se trace à la surface de cette lumière, soumise à sa blancheur aveuglante. Rien n’est nommé ni défini, rien n’est arrêté. Le livre existe comme un cela, un quelque chose blanc – lui-même cet aquerò, ce cela qui est dit par l’impossibilité de le dire. Ce qu’écrit ici Marie Cosnay est l’écriture noire à la surface blanche du monde, fascinée par cette blancheur sur laquelle glisser sans pouvoir dire, sans plus chercher à dire. Cette écriture est l’affirmation de la nature fuyante et innommable de l’écriture. Le cela, le ceci, sont dans ce livre le mode du langage. Il y a quelque chose, mais quoi ? Du sens, mais lequel ? Des personnages, mais leur identité n’est pas claire. Des situations, mais leur statut est imprécis. Le narrateur ou la narratrice est multiple, glissant d’une identité à une autre, d’une époque à une autre, d’une langue à une autre, d’une situation à d’autres qui s’emboitent comme des échos les unes des autres sans que la série n’en soit jamais achevée ni définie.

Le livre est habité de signes incertains, ambigus, signes étoilés en eux-mêmes bifurquants – une mise en flottement et en variation des significations et des choses. Ce qui habite ce livre, ce sont aussi ces mouvements de fuite, de bifurcation, de glissement. La narratrice, au début du texte, glisse dans une grotte et passe dans un autre monde, comme Alice dans la fiction de Lewis Carroll glisse à travers l’entrée d’un terrier qui l’aspire vers une autre logique du monde et d’elle-même, par laquelle elle, autant que le monde et le langage, devient autre. C’est ce qui advient à la narratrice d’Aquerò, basculant accidentellement à l’intérieur d’un envers du monde, comme elle semble aussi basculer dans un lieu interne, de son propre esprit ou de son propre corps, un lieu inconnu ainsi découvert et libéré, traversé d’un devenir-enfant qui emporte tout. Le glissement n’est pas ici uniquement l’accident qui advient lors d’un épisode, il est la logique du livre qui se développe par glissements, résonances, échos, rencontres accidentelles par lesquelles des mondes se rejoignent, des significations se superposent, des identités s’interpénètrent, divergent d’elles-mêmes – contestent et détruisent l’ordre existant, créent les conditions pour l’existence d’autres langages, d’autres imaginaires, d’autres mondes et rapports au monde.

Aquerò organise une logique des discours et du pouvoir, des discours et de la résistance au pouvoir. Marie Cosnay s’approprie dans ce livre un discours officiel, dominant et dominateur – celui de l’Église – pour le déconstruire, le rendre à une dimension populaire, enfantine, naïve. Bernadette Soubirous y est d’abord une enfant d’une extrême pauvreté, misérable mais portée par une joie étrange, peut-être folle. Elle a la vision répétée d’une forme inconnue qui pourrait être la Vierge Marie, qui est sans doute la Vierge Marie, ou peut-être l’hallucination délirante d’une enfant du peuple. Or, l’apparition ne dit rien de l’Église ni en vue de l’Église. Elle ne dit presque rien mais provoque une fascination muette, une joie qui n’est au service de rien. La Vierge n’est plus un pilier du pouvoir écrasant et masculin d’une institution avide de conquête mais ce qui apparaît, seule, et murmure à peine à une enfant, l’enveloppe de joie. L’enfant parle comme elle peut, d’un langage aussi pauvre que l’enfant est pauvre, mais parle pourtant le langage le plus exact face à ce qui lui arrive, refuse de se rabattre sur les catégories attendues et exigées du discours. Elle est celle qui rit du langage du pouvoir, qui désobéit à ses mots d’ordre, lui oppose son obstination à dire ce qui lui arrive et à le dire dans son patois, en dehors des mots du pouvoir, de la langue officielle du pouvoir qui ne peut fonctionner qu’en nommant, qu’en imposant ses catégories, en forçant à dire dans sa propre langue. C’est à cette langue du pouvoir que Bernadette Soubirous et Marie Cosnay opposent l’autre langue de l’enfance, de la folie, de la minorité, d’une classe populaire ou même pas – la langue d’un sous-prolétariat, une langue hors-classes, déclassée, qui en disant selon ses propres idées et modèles à la fois s’invente, élabore son propre récit, surgit dans la langue et la subvertit, se met à exister face aux institutions du pouvoir et les rend inopérantes.

Ce n’est sans doute pas un hasard si Marie Cosnay fait exister cette autre langue comme langue de femmes, passant par des femmes : la Vierge, Bernadette, la narratrice, Marie Cosnay elle-même qui élaborent une langue autre, traversée par le devenir-enfant (ce qui ne signifie pas que les femmes sont des enfants), le devenir-muet, traversée par la nature inconnue des forêts, de la nuit, de l’orage, traversée des voix des animaux, d’un délire d’un imaginaire non normé et obscur. Dans le livre, le pouvoir est du côté du masculin alors que les femmes – celles en tout cas qui existent en dehors de ce pouvoir – rejoignent l’imaginaire des sorcières telles qu’elles ont été écrites par Michelet, rejoignent des sensations de l’enfance, un rapport désarmé et joyeux, émerveillé et étonné au monde. C’est cette résistance-là qui traverse Aquerò et en fait un livre politique, le livre d’une politique de l’écriture qui ne peut être qu’une politique mineure, une politique de l’autre, qui ne peut être que résistance et fuite hors d’un ordre écrasant du monde, un ordre mortel qui par l’écriture, par l’enfance de l’écriture, par le devenir-femme de l’écriture, est contesté, troublé, détruit.

Marie Cosnay, Aquerò, éditions de l’Ogre, 2017, 128 p., 17 €