Paul Auster : l’Amérique en livres (2009-2010)

Paul Auster Paris 2013 © Christine Marcandier

Trois vues en coupe de l’Amérique telle que Paul Auster la met inlassablement en récit, interrogeant son identité, les images et mythes qui la (dé)construisent : Seul dans le noir, Invisible et La vie intérieure de Martin Frost.

Seul dans le noir (2009)


Seul dans le noir
retrouve les interrogations fondamentales de Dans le scriptorium. Double voyage, dans l’imaginaire et dans une autre Amérique, le roman se demande ce que seraient les USA sans le 11 septembre, si la guerre en Irak n’avait pas eu lieu… dans un emboîtement de récits constituant un complexe jeu de miroirs, de correspondances. De la spécularité, du vertige comme mode de pensée et d’écriture…

Le narrateur, August Brill est un critique littéraire à la retraite, couronné par le Prix Pulitzer de la critique en 1984, ancien directeur littéraire du Boston Globe, auteur de plus de 1500 articles. Le roman se déroule en une nuit, suivant les rêves, cauchemars et flux de pensées d’un être en plein désarroi, hanté par les morts (celle de sa femme, Sonia, celle du fiancé de sa petite fille, Titus), les pertes, les deuils, les violences du quotidien. Paralysé après un accident de voiture, insomniaque, August crée un monde, « seul dans le noir », comme l’énonce l’incipit du roman :

« Seul dans le noir, je tourne et retourne le monde dans ma tête tout en m’efforçant de venir à bout d’une insomnie, une de plus, une nuit blanche de plus dans le grand désert américain » (I am alone in the dark, turning the world around in my head as I struggle another bout of insomnia, another white night in the great American wilderness).

Seul dans la nuit, immobilisé, August Brill se laisse aller à ses pensées. Installé dans le Vermont, chez sa fille qui ne parvient pas à guérir de la douleur de son divorce, lui-même en plein deuil de son épouse Sonia, son « omniprésente absente », comme sa petite-fille Katya qui se sent responsable de la mort de son fiancé Titus en Irak, parce qu’elle venait de le quitter, il vit cette nuit de solitude comme « la Nuit de la Vérité au Château Désespoir », ainsi que la nomme Katya.

« C’est une maison d’âmes en peine, blessées, et, nuit après nuit, Brill reste éveillé dans l’obscurité et, pour essayer de ne pas ruminer ses souvenirs, il invente des histoires qui se passent dans d’autres mondes ».

Mondes imaginaires et souvenirs bien réels s’enchevêtrent et composent une ample méditation sur la responsabilité de chaque individu vis-à-vis de sa propre existence, de sa famille ou de l’Histoire. Seul dans le Noir se donne comme une allégorie, ample, complexe, faite de textes enchâssés prenant pour sujet le désarroi profond d’un homme, d’une famille, d’une nation, mais aussi l’invention romanesque comme levier, à la fois échappée et prise de conscience. Tous ces récits enchevêtrés – souvenirs, histoires, pensées, réflexions sur les films qu’Auguste regarde en boucle en DVD avec sa petite-fille Katya – reposent sur une même histoire absente, volontairement évitée, tue, peu à peu dévoilée jusqu’à la révélation finale, brutale. Le récit, en apparence focalisé sur August, se construit de fait sur une faille, un abîme, qui hante le personnage comme ses récits, Brill pourrait reprendre à son compte une phrase de Dans le scriptorium, celle de son personnage principal qui sait que sa quête dans et par le rêve est sa « seule chance. C’est comme un morceau de moi qui manque, et tant que je ne l’aurai pas trouvé je ne redeviendrai jamais moi-même ».

August invente un monde parallèle, autre, qui serait comme un commentaire oblique de son propre rapport au réel ou du lien de l’Amérique à son histoire et à celle du monde. Une interrogation sur la place de la violence dans l’histoire, sa fonction. Durant la nuit, August Brill crée le personnage d’Owen Brick, magicien, marié, né dans le Queens. Brick se réveille dans un trou cylindrique et découvre qu’il est dans un monde parallèle à l’Amérique de 2007 – il se dit « pris dans un rêve d’une lucidité surnaturelle, un rêve si réaliste et si intense que la frontière entre rêve et conscience a pratiquement disparu ». Il se retrouve dans une Amérique déchirée par une nouvelle Guerre de Sécession. La guerre civile se déroule là, et non en Irak, « un cauchemar remplace l’autre », les Twins sont toujours debout, c’est le territoire américain dans son ensemble qui sombre dans les ruines, les bombardements, la violence et le cauchemar.

Pire, Owen Brick apprend qu’il est caporal du septième régiment du Massachusetts et membre des forces armées des États Indépendants d’Amérique (« C’est comme ça. Tu vis ta vie et, d’une minute à l’autre, te voilà dans la guerre ») et qu’il a été désigné pour une mission permettant de mettre un terme au conflit qui a déjà généré plus de 13 millions de morts : comme le lui apprend Lou Frisk, il doit assassiner le créateur du désastre, un homme qui construit dans sa tête ce scénario d’apocalypse,

« (Brick) Sommes-nous, oui ou non, dans le monde réel ? […] Tout ce que je vois paraît réel. Je suis assis ici dans mon propre corps, mais en même temps je ne peux pas être ici, n’est-ce pas ? Je suis d’ailleurs.
(Frisk) Vous êtes ici, tout à fait. Et vous êtes d’ailleurs.
(Brick) Ça ne peut pas être les deux à la fois. Ce doit être l’un ou l’autre.
(Frisk) Le nom de Giordano Bruno vous dit quelque chose ? […] Un philosophe italien du XVIè siècle. Il soutenait que si Dieu est infini, et si la puissance de Dieu est infinie, il doit y avoir un nombre infini de mondes. […] Jusqu’à votre réveil dans ce trou, l’autre jour, vous aviez passé votre vie entière dans un monde. Mais comment pouvez-vous être sûr que c’était le seul monde ? […] Il n’y a pas qu’une seule réalité, caporal. Il existe plusieurs réalités. Il n’y a pas qu’un seul monde. Il y en a plusieurs, et ils existent tous parallèlement les uns aux autres, mondes et antimondes, mondes et mondes fantômes, et chacun d’entre eux est rêvé ou imaginé ou écrit par un habitant d’un autre monde. Chaque monde est la création d’un esprit.
(Brick) Voilà que vous parlez comme Tobak. Il prétendait que la guerre se déroulait dans la tête d’un homme et que si cet homme était éliminé la guerre s’arrêterait. […]
(Frisk) Il disait vrai. »

A Brick, donc, d’éliminer le cerveau de la guerre, un certain… August Brill. Cet homme a inventé la guerre. « Et il vous a inventé, vous, Brick. […] Cette histoire est la vôtre, pas la nôtre. Ce vieil homme vous a inventé afin que vous le tuiez ». Problème complexe, on le comprend : comment la fiction peut-elle venir à bout du réel ? Où trouver la jonction des deux mondes ? C’est la question que se pose August Brill : « l’histoire est celle d’un homme contraint à tuer l’individu qui l’a créé, et à quoi bon prétendre que je ne suis pas cet individu ? Si je me sers de l’histoire, l’histoire devient réelle. Ou bien c’est moi qui deviens irréel, une création de mon imagination ».

La fiction apparaît dans sa complexité essentielle : elle sauve Brill de ses démons intérieurs, lui permet d’échapper à ses souvenirs mortifères, elle a cette capacité à créer des mondes intérieurs, des espaces de fantasmes, de désirs ou de violences, mais l’imagination peut aussi déborder sur le réel. Quelle place occupe-t-elle ? Et, parallèlement, quelle est la vraie Amérique, dans cet espace mi-réel mi-fiction « dans ce pays qui est censé être l’Amérique mais n’est pas l’Amérique, en tout cas pas l’Amérique que je connais » ?

« Cette Amérique, cette autre Amérique qui n’a vécu ni le 11 septembre ni la guerre en Irak, possède néanmoins de forts liens historiques avec l’Amérique qu’il connaît. La question est : à quel moment les deux histoires ont-elles commencé à diverger ? »

Il semble que ce soit Paul Auster qui cherche actuellement quelle place occuper, qu’il soit lui aussi un Man in the dark, comme August Brill, Owen Brick ou d’autres personnages du roman. En témoigne une affirmation que l’on retrouve tant dans La Vie intérieure de Martin Frost que dans Seul dans le noir : venir de New York, est-ce être Américain ?

« J’ai lu un jour quelque part que New York n’est qu’une île au large de l’Europe. Elle ne fait pas vraiment partie de l’Amérique » (La Vie intérieure de Martin Frost, p. 82)

« Tu es étranger, ou quoi ?
Je ne sais pas. Je suis de New York. Ça fait de moi un étranger, ou pas ? » (Seul dans le noir, p. 36 en grand format).

New York où la guerre de Sécession et d’indépendance, de rébellion armée contre le pouvoir centralisé de Bush a commencé, New York bombardée, New York 8000 morts, espace de contestation et de liberté dans le récit enchâssé du roman. Auster, magicien, « funambule » comme Brill, « danse sur son fil, en équilibre quotidien entre l’extase et l’angoisse ». Seul dans le noir est écrit par un Paul Auster sombre, politique, engagé et désarmé après le 11 septembre, mettant en scène des personnages qui sont le « petit rouage d’une grande machine », qui ne sont rien et plongent soudain dans la guerre, comme Owen Brick, sidéré, perdu, le déclare à sa femme : « Je ne suis qu’un type qui fait des tours de magie pour les gosses. Je ne lis pas de livres, je ne connais rien à la critique littéraire, et la politique ne m’intéresse pas. Ne me demande pas comment ça se fait, mais je viens d’arriver d’un pays en pleine guerre civile. Et maintenant il faut que je tue un homme ».

C’est la causalité brisée et pourtant d’une logique imparable des destinées individuelles prises dans l’Histoire que questionne Paul Auster. Entremêlant littérature et politique, réel et illusion, Seul dans le noir interroge, une nouvelle fois, la capacité de la fiction à dire comme à s’échapper du réel. Cependant, comme l’écrit maintes fois Paul Auster, citant et commentant à l’envi dans le roman un vers de Rose Hawthorne, « ce monde étrange continue de tourner ».

La vie intérieure de Martin Frost (2009)

Le texte de La Vie intérieure de Martin Frost est en soi un roman : il est d’abord un film fictif, imaginé, décrit en une trentaine de pages dans Le Livre des illusions (Actes Sud, 2002 ; Babel, 2003), attribué à un virtuose du cinéma muet, Hector Mann, sur lequel enquête le héros du livre, David Zimmer. Et il devient un scénario, mis en scène par Paul Auster (le film est sorti en France en novembre 2007).

Ce scénario a été publié dans la collection de poche des Editions Actes Sud, Babel, précédé d’un entretien avec Céline Curiol, daté d’août 2006, dans lequel Paul Auster revient sur la genèse particulière de ce texte, les difficultés pour monter le film, l’aide providentielle de Wim Wenders ou son propre rapport de romancier au cinéma qu’il considère comme une « extension » de son travail de conteur. Il y commente également le registre particulier de ce texte, entre drame et comédie, l’humour lui semblant le seul moyen de rendre accessible « l’histoire d’un homme qui écrit l’histoire d’un homme qui écrit une histoire »… Auster s’attarde surtout sur ce thème central, obsessionnel de son œuvre, le danger de la création, citant Louis-René des Forêts, auteur d’un long poème narratif dans lequel il évoque un enfant mort. Peu de temps après, un de ses enfants se noie, détournant des Forêts de l’écriture pour des dizaines d’années (Auster en parle également dans La Nuit de l’oracle, 2004). C’est dire la place centrale de La Vie intérieure de Martin Frost dans l’œuvre d’Auster : par son sujet, par la reprise d’une séquence du Livre des illusions, par son statut formel, entre roman et cinéma.

Martin Frost, écrivain, s’échappe de New York et trouve refuge dans une maison isolée dans les bois que lui prête un couple d’amis, Jack et Diane Restau. Il n’a d’autre projet que de « vivre la vie d’une pierre ». Pourtant il commence assez vite à écrire sur une vieille machine Olympia. Une nuit il découvre une femme dans son lit qui se fait passer pour la nièce de ses amis. Claire Martin aurait été invitée dans cette maison pour travailler tranquillement à sa thèse de philosophie. Les deux personnages cohabitent un moment, Martin écrit. Claire lit Berkeley, Kant. Ils s’attirent, se séduisent, finissent par s’aimer. Mais Claire dépérit à mesure que Martin avance dans son récit. Elle n’est par ailleurs pas la nièce des hôtes de Martin mais porteuse d’un mystère, d’un secret. Elle est une « énigme », celle que le texte dévoile peu à peu, pour mieux l’épaissir. Lorsque Martin achève son récit, Claire meurt. Martin jette son manuscrit au feu, cherchant coûte que coûte à reconquérir. On croisera également dans cet univers étrange un réparateur de chaudières écrivain à ses heures, Fortunato, ainsi qu’une femme à la voix exceptionnelle, Anna.

Paul Auster construit son scénario à la manière d’un conte fantastique ou d’une allégorie. Claire serait une muse parfaite si elle n’était une figure éphémère. Martin fait le choix de la vie contre l’œuvre, de l’amour contre le livre : il brûle son manuscrit dès qu’il comprend que son achèvement fait mourir sa muse-amante. La Vie intérieure de Martin Frost est une variation sur des mythes et textes connus, Orphée et Eurydice, Le Portrait de Dorian Gray, L’Eve future.

On retrouve dans ce texte la fascination de Paul Auster pour la disparition, sa réflexion sur la création, sur les liens mouvants du réel et de l’imaginaire : Claire ne peut exister que si l’œuvre de Martin demeure inachevée, en devenir. Elle n’existe réellement que si elle n’existe plus en tant que fiction, et n’existe comme fiction que si elle disparaît en tant que réalité. Tout comme Seul dans le noir se donne Giordano Bruno comme référent explicite, La Vie intérieure de Martin Frost se place sous l’égide de Berkeley que lit Claire, et en particulier de son Traité sur le principe de la connaissance : « Et il me semble non moins évident que les différentes sensations ou idées qui impressionnent nos sens, quelques mêlées ou combinées qu’elles soient entre elles, ne peuvent exister que dans un cerveau qui les perçoit ». Plus loin les lectures de Claire nous font croiser Kant et sa Critique de la Raison pure : « Les objets que nous voyons ne sont pas en eux-mêmes ce que nous voyons… de sorte que, si nous abandonnons notre sujet ou la forme subjective de nos sens, toutes les qualités, toutes les relations des objets dans l’espace et dans le temps, voire le temps et l’espace eux-mêmes disparaissent ».

Comment séduire une énigme ? Comment conquérir une fiction ? Où l’illusion commence-t-elle ? Le réel existe-t-il en dehors de notre subjectivité ? Ces questions traversent le scénario d’Auster, de même que le rapport iconique que l’homme entretient aux objets (ici une chaise, un pneu, un jeu de tournevis-fléchettes, les Screwdriver Darts, discipline qu’Auster voudrait voir se développer …).

La vie intérieure de Martin Frost concentre les métaphores obsédantes de l’œuvre d’Auster : la littérature, la création, la disparition, l’illusion, la connaissance. Le livre est d’ailleurs, pour une part, une sorte d’autofiction : les commentaires, off, du narrateur, sont dits, dans le film, par Auster, metteur en scène, scénariste. Le long travelling qui ouvre le film s’attarde sur des photos de famille dans la maison des hôtes qui sont celles des Auster. Anna, autre figure de muse, est interprétée par Sophie Auster, fille de Paul. Quant au nom même des hôtes de Martin, les Restau, inutile de décrypter l’anagramme… Auster met à l’évidence une partie de son œuvre en abyme dans ce scénario. Principalement ce point limite, mouvant, de la réalité, à laquelle nous n’avons accès qu’à travers notre subjectivité, nos perceptions, notre imaginaire et qui, de ce fait, demeure pour une part inaccessible. Et donc profondément romanesque.

Invisible (2010)

New York, printemps 1967 : Adam Walker, étudiant en littérature et poète, rencontre un étrange Français, Rudolf Born et sa maîtresse, Margot, femme énigmatique et fascinante. Born, l’« étrange et indéchiffrable » Born, propose un marché faustien à Adam : il lui offre une somme exorbitante pour fonder un magazine littéraire et le pousse dans les bras de Margot. Décontenancé, Adam est prêt à vendre son âme au diable mais un meurtre va en décider autrement. Les destins de Born et d’Adam Walker ne cesseront de se croiser, au point que, quarante ans plus tard, Adam, sur le point de mourir, souhaite revenir sur ces mois de 1967 qui ont décidé de sa vie et écrire cette histoire. Il envoie le manuscrit parcellaire à un ancien condisciple de fac devenu un romancier célèbre, Jim Freeman.

Invisible est un patchwork, mêlant les chapitres écrits par Adam, ceux que rédige Jim Freeman à partir des notes de son ami, mais aussi des extraits du journal de Cécile, une jeune femme elle aussi férue de poésie dont la mère a un temps pensé épouser Born et qui fut amoureuse d’Adam, qu’elle rencontra à Paris, en 1967 toujours. Les récits s’emboîtent, mènent vers une révélation qui sans cesse se dérobe, vers une vérité labile sur Adam comme sur Born. Le Français était-il le professeur d’université qu’il prétendait être ? A-t-il tué Cédric Williams dans Riverside Park ? Quels sont les rapports d’Adam et de sa sœur Gwyn ?

Fiction policière, roman de formation, confession et autofiction, Invisible mêle les genres, les apparie et les oppose, créant un espace à mi chemin du réel et d’un imaginaire du réel. Quarante années se sont écoulées entre les faits et leur narration, des lieux ont disparu, des personnages sont morts, tous étaient déjà ambigus, instables, presque irréels. Lorsqu’Adam a rencontré Born et Margot, « ils me semblaient devenir irréels – comme s’ils avaient été des personnages imaginaires dans une histoire qui se serait passée dans ma tête ». Les traumatismes, les tabous transgressés, les non-dits et suppositions ont ajouté une chape de doute sur l’ensemble. Jim Freeman tente de trouver la clé de « l’exil intérieur » de son ami disparu.

Paul Auster revient avec Invisible sur des thèmes qui lui sont chers : les questions de l’identité, de sa construction, la culpabilité, la fuite, la disparition, la Musique du hasard, la faute individuelle, la fascination transmise par le récit, le roman comme (dé)construction. Chaque fois qu’une révélation semble intervenir, elle se dérobe, se voit remise en question, déportée. Le réel n’a plus aucune stabilité, à l’image du monde, véritable chaos. Comme dans Seul dans le noir, comme dans Le scriptorium, Auster met en scène un homme désorienté, — « son esprit est ailleurs, à la dérive parmi les créatures qui hantent son imagination tandis qu’il cherche une réponse à la question qui l’obsède » —, un homme qui réécrit et sans doute (ré)invente son passé autant qu’il le narre. « Raconter l’histoire, encore et toujours la même histoire, l’histoire obsédante qui s’est insinuée dans ton âme, devenant partie intégrante de ton être ».

Où commence ce chaos ? Dans un traumatisme individuel, historique ? Est-ce avec la chute du mur de Berlin, comme semble le penser Born ? « Tout l’Occident avait été si heureux quand le mur était tombé, disait-il, tout le monde pensait que s’était levée sur la terre l’aube d’une ère nouvelle de paix et d’amour fraternel mais, en réalité, ç’avait été l’un des événements les plus effrayants de ces derniers temps. Si déplaisante qu’elle pût avoir été, la guerre froide avait structuré le monde pendant quarante-quatre ans et à présent qu’avait disparu ce monde simple, binaire, noir et blanc – nous contre eux –, nous étions entrés dans une période d’instabilité et de chaos comparable aux années qui avaient précédé la Première guerre mondiale ». Explication « rudimentaire », selon un autre personnage, explication pourtant déjà présente dans Seul dans le noir. Quant au narrateur, nul ne sait où il se trouve, et qui, dans ce roman polyphonique, assumerait la voix de l’auteur. Invisible serait une « variation sur l’ère du soupçon », annonce la quatrième de couverture : soupçon de soi, du roman, de la voix auctoriale ; soupçon du réel, de l’imaginaire.

Paul Auster (Christine Marcandier, 2013)

Une fois encore, Auster donne les clés d’Invisible dans le texte-même, à travers des citations, des mises en perspectives, des évocations de films. Chaque personnage donne sa vision des choses, aussitôt remise en question par le regard que les autres portent sur lui. Les personnages eux-mêmes déclarent ne pas savoir qui ils sont : « je confonds parfois ce que je pense du monde avec le monde lui-même » (Born). « C’était possible, ça aussi. Tout était possible ». « Un laboratoire de possibilités humaines » (Cécile). Jim Freeman souligne que tout est inventé, que les noms ont été changés. Que seul « Paris est Paris » dans cette « comédie de vengeance ». Une citation de George Oppen que Walker admire (comme Auster), s’offre même comme le creuset narratif d’Invisible :

« Impossibe to doubt the world : it can be seen / And because it is irrevocable / cannot be understood, and I believe that fact is lethal.
Impossible de douter du monde : on peut le voir / Et parce qu’il est irrévocable // Il ne peut être compris, et je crois que cela est mortel. » (George Oppen, This in Which)

Invisible, Seul dans le noir, La Vie intérieure de Martin Frost sont disponibles en poche, chez Actes Sud, « Babel », traduits de l’américain par Christine Le Bœuf, Babel.