Un barrage contre le FN

LP @ Christine Marcandier

Parce qu’on ne peut laisser dire n’importe quoi, ce midi, au Journal de France 2, on a pu entendre de la bouche de la journaliste Marie-Sophie Laccarau une phrase, pas même une phrase, un mot simple au sujet de la nomination fantoche de Jean-François Jalkh à la présidence du FN – un mot terrible d’irresponsabilité et d’horreur consentie : évoquant l’horrible polémique de 2005 où l’homme avait déclaré que le gaz, Zyklon B, n’avait pu être utilisé dans les chambres à gaz durant la Seconde Guerre mondiale, la journaliste parle de « propos sulfureux ». On ne peut être qu’atterré.

Ce qui relève du négationnisme, du racisme et de l’antisémitisme devient ici un propos « sulfureux ». Dans ma prime jeunesse, cet adjectif qualifiait tout ce qui relevait de la pop star, de la provocation pop – ce lexique, c’était celui de Madonna, de Prince, de Michael Jackson. « Sulfureux », chère madame Lacarrau – car permettez-moi ainsi que ceci devienne une lettre, morte peut-être mais une lettre néanmoins –, possède un sens précis en français, et ne recouvre absolument pas le mot de négationnisme et de racisme – sa connotation en est violemment différente. Le « sulfureux » est ce qui n’a gentiment pas de souffre, ce qui n’a de sulfureux que le goût – qui ne porte jamais en soi l’amertume des morts, le dégoût affirmé devant la torture, la bouche en sang des ratonnades.

Depuis dimanche, dans un mouvement de déréalisation que le mot de « déréalisation » lui-même ne parvient pas à épuiser, Marine Le Pen (car Marine est Le Pen, avant tout une équation de l’horreur) est présentée, à la télévision comme une véritable candidate – comme si elle était une candidate normale, comme si son programme pouvait être comparable, comme s’il s’agissait de montrer qu’elle accomplit le jeu démocratique. « Sulfureux » n’est pas un mot au hasard qui se serait perdu dans le chemin des consciences et de la langue. Le mot est l’histoire de cette patiente normalisation, de cette dépolitisation du mot et du langage où, avec le FN, les mots n’ont pas perdu leurs sens mais où les mots ne sont pas les bons, où les mots inqualifient le monde – disqualifient toute protestation. Comme si le FN voulait faire prendre un mot pour un autre, « pro-life » pour anti-IVG, « sulfureux » pour raciste – comme si la presse, malgré elle, validait combien le fascisme est toujours un langage, fait prendre son langage pour la langue elle-même.

Ainsi, on parle souvent de la banalisation du FN (personne vraiment dans la rue depuis dimanche), on parle souvent de sa dédiabolisation (personne pour dire que cette femme a la moustache d’Hitler au quotidien) mais on oublie de dire que nous vivons dans un effondrement lexical qui n’est pas uniquement axiologique : la dédiabolisation du FN a deux conséquences dans le discours médiatique (qui agit par peur – par chance tout le monde, dans la presse, n’appartient pas à cette catégorie). Chère madame, la dédiabolisation répond à deux figures du discours que vous avez concentré, madame, dans l’indécence parfaite de votre mot de « sulfureux » : l’euphémisme et le malproprisme. « Sulfureux » est un euphémisme, une peur du langage en soi – vous atténuez le monde, vous n’en dites pas la violence. Les cadavres bougent sous le verbe, madame, ils demandent leur part volée du monde. Nier le gaz n’est pas sulfureux. C’est l’histoire qui a disparu ici.

Mais « Sulfureux » est aussi bien un malproprisme, une erreur du langage sur lui-même, le trébuchement du langage pour ne pas froisser le téléspectateur. Il ne s’agit ici, chère madame, de ne froisser personne – votre métier n’est pas là. Il suffit de dire ce qui a été, de dire que le racisme est un racisme, que le négationnisme est un négationnisme et loin de toute morale, redresser les fais en eux-mêmes, de ce mot de journalisme qui heureusement vit encore de belles heures. Le FN n’est pas un euphémisme – le langage est le premier barrage contre le FN – Jean-François Jalkh est un fasciste à la tête d’un parti fasciste qui défend une candidate fasciste. C’est tout mais déjà trop.