David Bosc : « On ne doit pas cesser de se nourrir de trivialité : c’est aux carrefours qu’on entend bruire le monde »

David Bosc © Frédéric Bosc / éditions Verdier

Après Mourir et sauter sur son cheval paru l’an passé, David Bosc revient en ce printemps avec un recueil de récits brefs et vifs : le splendide Relever les déluges. Traversant les siècles, les pays et les hommes, ce recueil se fait le témoin privilégié d’une œuvre qui, depuis bientôt une dizaine d’années, offre une parole qui narre autant d’histoires où chacun éprouve, depuis son corps, le monde jusqu’à la disparition ou la folie.
Diacritik a rencontré David Bosc le temps d’un grand entretien pour évoquer avec lui ce nouveau livre qui s’impose déjà comme l’un des plus remarquables de cette année.

Ma première question voudrait s’intéresser à la genèse de votre fort et beau recueil qui vient de paraître, Relever les déluges. Rassemblant quatre nouvelles s’ouvrant du Moyen Âge jusqu’à l’extrême contemporain et présentant aussi bien un empereur qu’un paysan, un maçon ou encore un étudiant, Relever les déluges constitue votre premier recueil de récits brefs : comment en avez-vous eu l’idée ? Certains des textes ont déjà pu paraître en revue mais aviez-vous immédiatement l’idée de les rassembler ? Quelles sont les vertus selon du récit bref tel que vous le pratiquez ici ?

Il y a d’abord eu dissociation. J’avais commencé un roman espagnol avec deux personnages dont on suivait les exils parallèles, un ouvrier du bâtiment et une jeune artiste – depuis 1936, en Espagne, jusqu’à septembre 1945, à Londres : guerre civile, Retirada, traversée de la France, Angleterre sous les bombes. Mais le personnage de Sonia, décidément, demandait à vivre seule son histoire ; elle a grandi, elle n’a plus voulu partager sa chambre. J’avais donc deux nouvelles au lieu d’un roman. J’en ai écrit une troisième, située à Marseille dans les années 2000, avec l’idée d’interroger la devise républicaine : liberté (Sonia), égalité (l’ouvrier espagnol), fraternité (quelques anarchistes aujourd’hui). Le titre de ce recueil devait être Trois frontières. Pourtant, je ne cessais de revenir à Sonia, de lui ajouter des pages, et quand l’idée de donner à lire son journal intime s’est imposée, j’ai compris qu’il me faudrait lui consacrer un livre à part : c’est devenu Mourir et puis sauter sur son cheval (2016). Du coup, j’ai proposé les deux récits tombés en carafe à des revues (La Couleur des jours et Décapage). Reste que l’idée d’un triptyque « républicain » me taraudait encore, et j’ai écrit l’histoire de Mirabel, ouvrier agricole de l’Ancien Régime, comme une autre façon d’interroger le désir de liberté. Quant au court récit sur Frédéric II, il vient s’ajouter ici comme un prologue : c’est d’ailleurs un trait qui, à bien des égards, caractérise le XIIIe siècle, époque brouillonne et bouillonnante, où certaines idées modernes montrent le bout de leur nez, leur visage de nouveau-né, à la fois neuf et fripé comme une fleur en bouton.

Dans la forme courte, le plaisir vient du fait que l’on retranche beaucoup, que l’on écarte des pans entiers d’une histoire pour élire certains éléments dans le flux, dans la masse du matériau qui se présente de lui-même (archives, études, souvenirs, associations d’idées, iconographie, légende noire ou dorée). Dans une miniature, l’exhaustivité n’a aucun sens, le résumé pas davantage. Il y faut un crayonné très vif, au noir, et des rehauts de lumière sur des détails choisis, parfois les plus insignifiants. Et les images ici n’ont rien d’ornementales, elles n’illustrent aucun propos : elles sont le langage même dont on se sert. Davantage que d’observer une époque à travers le prisme d’une subjectivité (d’un moi, plus ou moins bricolé), on la considère du point de vue nécessairement limité, heureusement fragmentaire, d’un personnage quelconque (même s’il est roi) : c’est parce qu’il ne voit pas tout que ce qu’il voit est passionnant (comme Fabrice à Waterloo). L’auteur, du coup, ne se tient pas dans la stratosphère ; tout au plus, il a grimpé à peine plus haut que ses personnages, dans un arbre modeste, par exemple, pour voir venir, à peine un peu plus loin.

Ma question suivante voudrait porter sur les différents personnages qui traversent les récits de Relever les déluges, qu’il s’agisse de l’empereur Frédéric dans une Palerme arabo-normande, du valet de ferme mythomane Honoré Mirabel de la bastide Sarturan, du maçon Miguel Samper déserteur durant la Guerre d’Espagne et enfin, de Denis, anarchiste marseillais qui, en 2002, participe à l’assaut d’un bateau-restaurant, puis à un feu d’artifice pour les détenus des Baumettes. Derrière chaque histoire ou au cœur de chaque histoire, au-delà de l’action elle-même, il apparaît que chaque personnage s’offre comme un exemple, se fasse le personnage exemplaire d’une utopie à son échelle et d’un questionnement à travers leurs aventures, de ce qu’est pour chacun la liberté, l’égalité ou encore la fraternité.

De quelles utopies est-il ainsi question à chaque fois ? Pourquoi avez-vous choisi de questionner, comme vous l’avez donc affirmé à propos de votre recueil, ces notions mêmes de liberté, d’égalité et de fraternité, fondatrices de la république ? Pourquoi était-il alors pour vous important de prendre des personnages issus de milieux et d’instants historiques si différents ?

L’utopie, sans doute, même si c’est un mot dont l’étymologie me contrarie : « qui n’est en aucun lieu ». J’aime le terrain, le paysage et les objets réels. Sun Tzu : « Quel que soit le lieu de votre campement, bon ou mauvais, il faut que vous en tiriez parti ; n’y soyez jamais oisif, ni sans faire quelque tentative. » Chacun de mes personnages, d’emblée ou peu à peu, abandonne le conditionnel et, en ce sens, déserte aussi le plan de l’utopie. Inscrire son désir dans le cours de ses jours, quitte à échouer sans cesse. Ils tâchent, les uns et les autres, d’accroître leur être là, quand bien même ils foutent le camp. En ce sens, il s’agit de récits topographiques, avec des héros qui explorent, qui mettent à l’épreuve des lieux communs (des topiques).

Liberté, égalité, fraternité, ce sont des élans, des sentiments très simples, et d’autant plus prégnants qu’ils sont contrariés. De cette trinité, on ne rencontre le plus souvent que le négatif : l’oppression, l’injustice, la séparation. La liberté, l’égalité, la fraternité ne sont jamais un état, un acquis, mais des mouvements, des gestes, un effort. S’arrête-t-on d’agir, ce qui se fige c’est à nouveau l’isolement, l’égoïsme, le désespoir.

S’agit-il de nouvelles exemplaires ? Peut-être au sens où ce serait retourner l’horrible expression des pouvoirs maffieux, militaires, policiers : lorsqu’ils châtient le premier venu « pour faire un exemple ». Ou encore, quand on dit au « grand », chez les gosses, de ne pas « donner le mauvais exemple ». Pourtant, il n’y a là aucune leçon qui « vaut bien un fromage ». Aucune conclusion morale à tirer du fait que leur histoire finisse plutôt bien ou plutôt mal (d’ailleurs, on n’en sait rien pour deux d’entre eux : on laisse Miguel et Denis au beau milieu de leur chemin). Ni l’auteur ni les personnages ne sauraient se déclarer solidaires du jugement qui est ou pourrait être porté à leur encontre. Il n’y a rien ici de « mérité ». C’est « juste un exemple » : rien de didactique ou de démonstratif. Si quelque chose ici milite, c’est en faveur d’un regard « bien-cherchant », curieux, reconnaissant, dénué de sarcasme ou de soupçon, sur n’importe qui. Et quant aux personnages, ils ne se préoccupent guère de démontrer quoi que ce soit, ils jouent « pour voir » ; ils tirent sur la chaîne, ils gauchissent les mécanismes, ils agrandissent les ouvertures, les déchirures, ils éprouvent la solidité des murs qui se dressent « entre l’homme et sa colère », comme disait Maurice Blanchard, entre l’homme et son désir, et sa joie. Bien entendu, chacun d’eux aurait pu, sous la plume d’un renifleur de fange, devenir sordide : un empereur immonde, cruel, manipulateur, puis un minable petit escroc, puis un salaud de déserteur, et enfin une poignée de petits cons, de rebelles au miroir.

Quant au fait de varier les siècles et les conditions, il me semble que cela dissipe une illusion d’optique : les époques « historiques », toutes peuplées de géants, face à un monde contemporain qui serait réduit aux dimensions d’une salle d’attente : ça ne tient pas. Être au monde, c’est toujours difficile et merveilleux, le passé n’est pas le seul lieu des passions fortes, et un recueil de nouvelles diachronique permet aussi de montrer des invariants, la permanence de certaines émotions. Il était aussi facile autrefois qu’aujourd’hui de « passer à côté de tout ». Et quelle importance ? Il n’y a pas dans la vie de programme à remplir. Combien de journaux d’écrivains où à telle date, désormais connue par les écoliers comme un jour de Déluge ou d’épiphanie, on ne trouve que la description d’une promenade, la mort d’un chat, ou le retour de maux de ventre ?

Considérant toujours vos personnages, Relever les déluges présente, à travers ses quatre récits, autant d’hommes et de femmes qui paraissent à chaque fois surgir comme pour refonder le monde. C’est ce que vous indiquiez peut-être déjà dans Sang lié, votre premier récit, de la manière suivante : « Ainsi chaque homme recrée le monde, comme s’il était le premier sur terre. Et chaque femme, la première. Même s’ils singent un instant les grimaces de l’amour, la romance mijaurée, même si les images commandent à leurs paroles, à leurs gestes – reproduits ou contraires, c’est tout un –, ils n’en sont pas moins de toute éternité, inventeurs et créateurs du monde. »

Considérez-vous que cette remarque de Sang lié pourrait encore caractériser les protagonistes de Relever les déluges dans la mesure où ils pourraient constituer eux aussi des premiers hommes et des premières femmes ? En quoi arrivent-ils ainsi comme après la société dans un semblable désir de recréation du monde ?

Chacun a éprouvé ce sursaut, enfant ou adolescent, et à nouveau à l’âge adulte, cette rebuffade contre l’idée que la vie serait semblable à une glissière, à un toboggan où, pour finir, les moulinets qu’on fait avec les bras, les sauts de carpe, les coups de talon pour freiner ou dévier, ne changeront pas grand-chose : ça va se passer comme d’habitude. C’est ce qu’on dit dans les familles après la visite des gendarmes : « il faut bien que jeunesse se passe ». Lorsqu’on parvient, enfant, à la conscience, on découvre un monde déjà interprété, jugé, avec ses nomenclatures, ses codes, ses catégories, et on est menacé, alors, de n’y voir qu’un tissu de citations usées, archiconnues, et de commentaires épuisants, de références « décalées » ou si souvent détournées qu’on n’en a plus nulle joie (loin, la moustache à la Joconde). Et c’est là que parfois la jeunesse se sauve : en posant sur le monde un regard de premier homme. C’est ce regard aimant qu’on portait sur toutes choses, surtout les plus banales, parce qu’à cette heure, ce jour-là, on était censé être à l’école du matin jusqu’au soir. C’est la puissance sidérante des premières fois, mais je crois qu’on peut l’étendre à la banalité du quotidien, au retour tranquille des mêmes choses, des mêmes visages, jour après jour. On a alors cet œil du naufragé qui marche sur sa plage : ça c’est quoi, ça peut servir ? ça sonne ? ça coupe ? c’est caressant ? Et le capot du moteur disparu devient un gong pour appeler Vendredi à la soupe, l’os du gigot une flûte pour parler aux oiseaux ou forcer la porte des enfers…

Liberté, égalité, fraternité, sont d’abord des élans : avant d’avoir été vidé, avant d’avoir été transposé dans l’abstraction juridique, dans les mécanismes de représentation politique, de fiscalité solidaire, de mixité compensatoire, que sais-je encore. Les puissances s’en emparent pour mettre la foule en rang, au travail, mais alors elles sont vidées, toute l’énergie est canalisée dans les passions négatives : l’ennemi héréditaire, la peur, la cupidité. Les représentations ont cette vertu qu’elles donnent parfois droit de cité à des idées nouvelles (l’amour courtois, par exemple : les jouvencelles et les jouvenceaux adoptent, miment et enfin éprouvent un sentiment élaboré par la culture), puis cela se fige, cela se vide, et là il faut que l’expérience ne procède plus aveuglément de la vieille représentation, il faut rouvrir le dossier (comme le firent les surréalistes, d’une façon un peu théâtrale d’abord, avec les questions de l’amour et du suicide, lorsqu’il devint patent que les définitions romantiques gênaient aux entournures). Et ça n’est pas toujours la lutte du nouveau contre l’ancien, c’est parfois la fraîcheur d’un archaïsme retrouvé.

S’agissant encore ici de vos différents protagonistes, aussi bien Mirabel ou Denis, chacun paraît répondre d’une quête de sensations, d’une expérience totale de la matière du monde, de dépasser les frontières de l’intelligible pour se hisser à une fureur du sensible et une poésie physique du monde. Il s’agirait là d’endurer le monde, de l’éprouver, de faire corps avec la matière, comme Courbet notamment dans La Claire fontaine découvre la nature et son contact en Suisse. Souscrivez-vous à un tel constat ?

Dans Milo, votre deuxième roman, vous sembliez d’emblée dévoiler une telle motivation : « Et ce qu’on veut ici, c’est montrer et c’est dire une soif. » S’agit-il ainsi toujours pour vous de répondre dans Relever les déluges, et plus généralement dans vos récits, de cette soif du sensible, de cette soif organique en quelque sorte ?

Courbet et Sonia, chacun à leur manière, étaient au paroxysme d’un tel rapport au monde. Les petits héros de Relever les déluges s’abreuvent à la même source, mais peut-être avec moins d’emphase et de démesure ; ils ont compris que tout est là, devant eux, dans la « rondeur des jours » (et ça n’est pas une modestie). Pour écouler sa camelote, le capitalisme doit convaincre les gens que ce qui ne coûte rien (sinon du temps, de l’attention) ne vaut rien, que ce qui naît entre eux, que ce qui procède de leur rapport au monde, sans médiation de la marchandise, est sans valeur, et même que c’est sordide, que c’est presque indécent. Les joies simples, la nature, l’amour – on se méfie quand même un peu, parce qu’il y a là l’ornière du mièvre, toujours à sinuer sur ce chemin, et dans quoi on peut tomber facilement avec Bobin, à faire un peu trop le « ravi de la crèche » (c’est un santon, en Provence, que j’ai toujours aimé : il a les deux mains en l’air et un sourire idiot – pour autant que le moule du santonnier ait un peu de finesse). Le problème, ici, je crois que c’est la quintessence. L’essence, ça n’est déjà pas si mal. Et la fleur, ou le fruit tout brut, c’est peut-être encore mieux. À force de raffiner, on s’étiole. C’est très frappant chez les auteurs qui déclarent ne plus lire, de ne plus méditer que des textes « essentiels », mystiques de toutes religions, poètes herméneutes ou hermétiques, grands témoins des grandes tragédies. Lorsqu’ils reprennent la plume, ces écrivains baignant dans l’essentiel, ce ne sont en général que des sottises, ou des banalités qui n’ont même plus le beau visage de la banalité : plus de sang aux joues. Fût-ce par des lectures et des fréquentations vulgaires, on a toujours besoin de s’encrapuler un peu, de descendre dans la rue, de traîner sur les marchés et de se joindre aux autres dans les réjouissances. Les mystiques sont impurs, Novalis est impur. (Je pense à un recueil de citations « exquises » rassemblées par Charles Juliet – Ces mots qui nourrissent et qui apaisent –, où je me suis retrouvé avec ce paradoxe : ce ne sont que des auteurs ou des artistes que j’aime, mais leurs paroles les plus profondes, d’avoir été réunies ainsi, d’avoir été compilées et entassées, elles se sont éteintes, elles ont perdu toute profondeur.) Trivial, ça vient d’un mot latin qui signifie « carrefour ». Il en faut, on ne doit pas cesser de se nourrir de trivialité : c’est aux carrefours qu’on entend bruire le monde, qu’on interroge les inconnus, qu’on demande son chemin, qu’on achète et qu’on vend, qu’on trouve de l’embauche ou du plaisir. Et quant à ce qui apaise, vraiment, cette histoire de bibliothérapie dont on se dispute la paternité, ou la patente, ça n’est qu’une farce triste. Ce qui importe, c’est de tenir debout – et tous les moyens sont bons pour échapper aux bagnes et aux asiles, surtout aux asiles.

Pour en venir à présent à la question des influences qui trament votre recueil et plus largement votre écriture, on donne souvent le nom de Pierre Michon et en particulier l’affection première et intime que Michon entretient comme vous avec Rimbaud. Pourtant, à y regarder immédiatement, si Rimbaud se donne dès l’exergue liminaire de Relever les déluges, il apparaît pourtant qu’au contraire exact de Michon, il ne s’agisse en rien de considérer Rimbaud comme le fils mais bien plutôt d’un Rimbaud le frère.

Vous sentez-vous par ailleurs proche de l’écriture de Michon non comme un fils mais comme un frère d’écriture ? Plus largement, en quoi la fraternité sinon la communauté sont-elles au cœur de votre travail ?

Pierre Michon, me semble-t-il, fait entendre qu’Arthur Rimbaud est essentiellement un fils, et qu’il ne saurait être par conséquent un « père » pour quiconque viendrait au-devant de lui avec ce désir-là, celui de se trouver, de se choisir un père. Et Michon a raison. Et que Rimbaud soit précisément lu à l’âge où la tentation est forte de se chercher des figures paternelles, des maîtres… c’est intéressant. Donc ici, les pères se sont tirés, ils ne répondent plus (de rien), les uns sont morts, les autres ont préféré continuer de vivre comme des fils ; ils ont abandonné le foyer, ils bourlinguent, ils vont aux colonies, ils sirotent de l’anis en terrasse ; en un sens, ils montrent le chemin (de la fuite). Michon aussi est un fils de sa mère. C’est un fils qui comprend un autre fils, ses ruses, ses rêves, ses abattements, sa grâce.

Je suis un lecteur de Rimbaud très peu savant. Toujours l’effet d’une cuite monumentale : on a vu chavirer le ciel, mais le lendemain, on pense avoir tout oublié. Rimbaud le frère ? Je ne crois pas. D’abord, j’ai l’impression qu’il émerveille d’autant plus qu’on oublie le grand petit bonhomme de la légende. Ensuite, il serait plutôt un ferment de fraternité pour les éblouis, qui se tiennent assis dans l’herbe à lever le menton. La première version de l’histoire de Sonia était à la troisième personne ; j’y évoquais les livres qu’elle aimait : « Rimbaud ? Elle en frémissait d’une horreur sacrée… C’était pour elle comme entendre parler le firmament, une boîte de conserve, un dieu de papier. » Pour ma part, ça n’était ni la bohème ni le dérèglement des sens qui me fascinaient chez Rimbaud ­ – j’avais sous les yeux, dans le quartier de mon collège, le spectacle nu de la défonce en impasse, de la bohème radoteuse, prétentiarde, etc. –, mais l’alchimie par laquelle tout cela, avec l’Histoire et la géographie, avec les pauvres souvenirs d’enfance, avec les images des gazettes à deux sous, était changé en or dans le poème.

Quand la prose de Michon m’étonne ou m’enchante, cela n’éveille en moi aucun sentiment d’appartenance, il n’y a pas d’identification : son geste neuf avec « la vieille arme ébréchée du langage » (Louis-René des Forêts) me procure de la joie. Quand on est ébloui, on ne se sent pas frère. Ceci dit, l’écrivain qui « porte le langage à son point d’incandescence » (Michon à propos de Flaubert) nous rehausse tous autant que nous sommes, il accroît ce que nous ne possédons qu’en partage, puisque aucun ne le détient tout entier, à soi seul, et qu’il n’existe qu’à travers l’ensemble des êtres et des livres : le langage.

La fraternité : le mot est malcommode, car on sait bien, au fond, sans réfléchir, que rien n’est moins familial que ça. C’est un mot par défaut pour cerner le sentiment a priori positif que l’on éprouve envers ses semblables, nos « frères humains », les vivants et les morts, et « ceux qui après nous vivront ». Le Larousse veille à l’emploi du conditionnel dans sa définition : « Lien de solidarité qui devrait unir tous les membres de la famille humaine. » La fraternitas a d’abord désigné « les relations entre chrétiens ». Et c’est en effet, ici, la rupture du Messie : tu quitteras ton père et ta mère, la famille est hors jeu. Tandis que l’Ancien Testament ne donnait pas dans la métaphore lorsqu’il montrait des frères, il y fallait le sang : la mâchoire d’un âne dans la main de Caïn, pour frapper Abel, le plat de lentilles et la peau de chevreau de Jacob, pour voler son droit d’aînesse à Ésaü, la citerne dans laquelle Joseph est précipité par ses frères avant d’être vendu, vingt pièces d’argent… Le cœur était endurci.

La fraternité républicaine, c’est plutôt par le bas, depuis le bas, que ça fonctionne, quand on s’est reconnu une faiblesse commune et qu’on a compris que l’addition pourrait être terrible. Parfois, c’est la dèche partagée qui nous a rendus frères – la famine, l’usine qui ferme, l’affreuse marmite de la guerre –, et d’autres fois, c’est la colère, les merveilleuses fraternités insurrectionnelles. On se lève comme un seul homme (de tout en bas, où on était resté longtemps le cul par terre : rien à voir avec les « conjurations » dans les hautes sphères, où chacun, ayant beaucoup à perdre, veut s’assurer des garanties contre les autres). La fraternité, ça arrive. Et alors on ne fait pas le tri. On prend la foule entière, on ne court pas le monde – ou la littérature – en se cherchant des frères. L’affinité élective, c’est autre chose, cela concerne l’amitié.

Afin de prolonger l’écho rimbaldien même diffracté dans vos textes, il semble que l’ensemble de vos personnages répondent, comme le poète de Charleville, d’un désir de départ, d’une soif d’ailleurs, d’une quête dont le départ est l’expérience première d’arrachement et de contestation. Considérez-vous ainsi que chacun d’eux vit en quelque sorte sa saison en enfer ? Ou préférez-vous voir ce départ des personnages, cette désertion de l’intérieur, comme ce que vous appeliez dans Milo du mot japonais de sabi, à savoir cette « émotion face au passage du temps, le prix donné à ce qui en témoigne et le fait éprouver physiquement » ?

Les « dropahoutes », comme disait J.-P. Manchette (drop-out, ceux qui se sont tirés, qui ont laissé tomber), se multiplient dans la fiction contemporaine, c’est-à-dire aussi dans les conversations, avec le rêve, ou le fantasme, de la « petite cabane dans la forêt »… Si mes personnages mettent les voiles, ils commencent souvent par tomber de Charybde en Scylla, la toxicité du groupe fait place à l’impossibilité de la solitude : c’est l’apprentissage d’une via di mezzo. La théorie ne sert ici à rien, on ne comprend que dans sa chair que les deux sont mauvais et qu’il ne faut cesser de passer de l’un à l’autre, par des va-et-vient, des attractions passionnées, des coalitions opportunistes, de brusques départs, seul ou en se prenant par la main, puis revenir en douce, s’associer librement à la compagnie émeutière, reprendre son chemin, demeurer sans aveu (sans allégeance). On ne peut pas « marcher tout seul dans la mer Rouge », c’est ce dont se convainc le personnage de Miguel. Adorno avait montré quel piège c’était de croire qu’il y aurait des solutions individuelles à des fléaux par essence collectifs. Les puissances cherchent toujours à capter nos souffrances, parce qu’elles sont des portes d’accès à cela qui, en nous, résiste encore. Vous tapez « douleur poitrine côté droit » ou « palpitations paupières » sur Google, et vous voilà clients. Il y a mieux à faire de ses inquiétudes… une fois qu’on a écarté les plus bêtes, toutes celles qui se laissent lier à la soif d’autorité ou à l’égoïsme du « développement personnel ».

En littérature, il n’y a que des Exodes et des Visitations (c’est la fuite au désert, la grande évasion, ou c’est trois coups à la porte alors qu’on n’attendait personne). Le mot de « départ » me fait aussitôt penser au Will du Moulin de Stevenson. Dans Dialogues (avec Claire Parnet), Deleuze disait ceci : « Partir, s’évader […] fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie. On ne découvre des mondes que par une longue fuite brisée. La littérature anglaise-américaine ne cesse de présenter ces ruptures, ces personnages qui créent leur ligne de fuite, qui créent par ligne de fuite. Thomas Hardy, Melville, Stevenson, Virginia Woolf, […]. Tout y est départ, devenir, passage, saut, démon, rapports avec le dehors. » On est loin de la question du « petit secret » – le fléau, selon Deleuze, de la littérature française – qui assigne la fuite à je ne sais quelle lâcheté ou faute morale.

On pourrait imaginer un Ulysse toujours-déjà hors de chez lui, un Ulysse qui aurait vécu à Ithaque comme un fantôme, sans corps, sans pouvoir rien étreindre, et qui comprend que son départ est l’unique moyen de conquérir une présence. Il se met en route, mais c’est Ithaque qu’il vise dès le premier pas, dès le premier coup de rame. Mirabel et Denis, par exemple, ne rêvent d’aucun ailleurs – ils veulent accroître leur rapport à ce qui est là, sous leurs pieds, mais il y faut des détours, des arrachements. S’ils font des expériences, elles ne sont pas expérimentales : ils ne sont ni des rats ni des laborantins.

Pour venir à présent plus précisément à l’écriture de Relever les déluges, il apparaît que l’ensemble de vos récits témoigne d’une poétique singulière et neuve de l’image par laquelle, comme Sang lié le suggérait déjà et comme La Claire fontaine l’a affirmé au sujet d’un peintre comme Courbet, vous cherchez à mettre en lumière l’envers de chaque image, à montrer ce que les tableaux ou les images matérielles ne peuvent montrer. Reprenant des formules de Sang lié, écrire correspond-il à se situer « hors du diaporama, des chromos de foire » – est-ce cela pour vous écrire, trouver l’image qui n’existe pas, qu’on n’a pas encore vue : « Susciter quelque chose qui n’existe nulle part en représentation » ?

Vraiment, je ne sais plus. J’aime les images. Celles des panoramas aussi. Et les chromos, pourquoi pas, puisque de grossiers qu’ils étaient au temps de leur création (des images patriotardes, en général), ils sont devenus aussi mystérieux, aussi muets que des fétiches dont on ignorerait toute la cosmogonie. Je songe volontiers à l’expression qu’utilise Walter Benjamin, « image de pensée », soit quelque chose qu’il ne serait pas possible de transposer sur une toile ou un écran, mais je ne suis pas certain que ce soit pertinent. J’aime surtout les images qui semblent avoir surgi et qui parfois surgissent de leur propre mouvement, comme à l’état sauvage : images dont la lecture n’est nullement verrouillée, imposée, mais qui demeurent ouvertes.

L’extrait de Sang lié que vous citez se ressent beaucoup de mes lectures « situ » d’alors (Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation, c’est l’une des premières sentences de La Société du spectacle). La recherche de l’immédiateté (d’un rapport aux choses sans médiation) ne m’obnubile plus, c’est peu dire, puisque j’ai fait mon métier de créer des images. Le fameux Réel a toujours été un champ de bataille. Et ça n’est pas la caméra dont l’œil ne se ferme jamais qui détient la vérité, celle qui filme les viols et les décapitations. L’une des plus grandes supercheries, dans la littérature contemporaine, consiste dans cette affirmation : « je me contente de décrire ». Jean Grosjean, dans sa préface à un texte de jeunesse d’André Dhôtel (Du Pirée à Rhodes), écrivait : « Certes la vérité est derrière les apparences mais à condition de ne pas tricher avec les apparences. » C’est la belle apparence du monde et des visages, aujourd’hui, qui devient invisible. On peut travailler contre ça. Les images qui nous émeuvent le plus, ce sont celles qui reviennent, c’est un regard un peu neuf, un peu bouleversé, sur une chose qu’on a toujours connue, et dont on s’était un peu fatigué. Ils sont nombreux à s’être fait une mission de débusquer la pourriture derrière toute forme de beauté ; c’est une passion qui trouve toujours à se nourrir. Et c’est un nihilisme. « Pesanteur et tendresse, sœurs aux signes semblables », dit Mandelstam. Je crois que tout ce qui ôte leur poids aux choses contribue à saper la fragile baraque où nous sommes.

Dans Relever les déluges, au cœur de la nouvelle « Mirabel », Honoré, le narrateur, formule au sujet du personnage d’Auquier, homme de la Régence, un ensemble de remarques à tenir pour autant de considérations sur l’écriture : « Auquier est un moderne, tandis que je suis encore un peu le cul-terreux de l’an mil, l’invariable gueux qui tourne son chapeau entre ses mains, ses patenôtres entre ses dents, le regard baissé et les pieds en dedans. » L’écriture, la fiction seraient-elles ainsi du côté des culs-terreux, de la paysannerie pour parler comme Rimbaud dans Une Saison en enfer ? S’agit-il pour vous d’affirmer comme vous le faisiez d’emblée dans Sang lié un refus de la modernité vécue comme « une danse de salon » pour aller vers une écriture plus organique, plus tellurique où il s’agit de « s’éventrer » ?

S’éventrer pour écrire avec ses tripes ? C’est bien théâtral. Il était plutôt question de la langue. Le personnage de Sang lié comparait la langue à ces chevaux qu’on éventrait pour retarder le moment de mourir de froid, durant la retraite de Russie : le soldat se glissait nu dans les entrailles de la bête qui conservaient encore un peu de chaleur. Au fond je me servais d’un chromo de l’épopée napoléonienne pour railler un rapport périmé à la modernité (le contraire de la modernité, d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un passéisme grotesque : tout ce tam-tam autour des avant-gardes, dans les institutions et les temples de l’art, les gens défilent religieusement devant les sales petits collages de Dada, c’est vraiment farce. Et en disant « sales petits collages », je suis fidèle au dessein iconoclaste de Dada). J’aime aussi « le bel aujourd’hui », les grandes villes ! C’est l’intensité du rapport aux choses qui m’intéresse ; je préfère écouter un geek parler de ses algorithmes dans la furor, qu’un faux jeton de l’olivette bio (lequel est passé d’un bobard national – la terre et les morts – à un bobard mercantile et publicitaire : le terroir).

J’ai fait du paysan Mirabel un poète, un homme qui a ouvert les yeux sur sa condition et qui n’aime rien tant que le « chant du monde » – mais c’est, historiquement, un contresens. Mirabel est fâché d’être un cul-terreux, c’est-à-dire un serf, et il a raison. Il n’est pas question, et moins encore dans l’écriture, d’avoir « les pieds en dedans » et de tourner, de honte, son petit chapeau entre ses mains. Auquier, qui est un petit-bourgeois, n’a encore que peu d’intérêt, il suit gentiment ses appétits, c’est-à-dire le chemin qu’on lui montre – mais il commence, par son mode de vie, à libérer un peu de temps gratuit dans la fuite des jours. Il creuse cette vacuole, toujours menacée, le temps libre : jouir du beau, griffonner des lettres et des poèmes… Nous devons beaucoup à tous les Auquier, à leurs appétits égoïstes. ça n’est pas confortable, comme dette, mais les conditions de possibilité d’une littérature non courtisane, non issue du premier cercle du pouvoir, viennent de là.

Ce qui frappe d’emblée le lecteur de Relever les déluges mais aussi bien de tous vos récits depuis Sang lié jusqu’à Mourir puis sauter sur son cheval, c’est sans doute aucun l’attention extrême que vous portez à la langue, où, au cœur d’une prosodie classique s’affirment autant de scories, d’éclats abrupts, comme arrachés à l’immanence.

À ce titre, vous donniez déjà dans Sang lié une définition presque programmatique de votre écriture, de la quête de votre voix : « J’attendais beaucoup… d’une langue très vieille, très impure, très abîmée, et qui charbonne en vieille lampe. Parce que si nous la tenons, cette lampe, si nous la veillons contre le vent… elle se ranimera, neuve de tous les incendies dont elle a le secret. » Cette ardente définition d’une écriture impure et très vieille capable d’incendies neufs est-elle toujours au cœur de votre poétique ?

J’y crois toujours autant, et aussi à une certaine forme de « modernité en secret ». Pour la vieille lampe et la fabrique des images, je rapprocherai trois citations. Novalis évoque les éléments « sans suite mais cependant associés, comme des rêves », qui font que « la nature est si purement poétique, comme la cellule d’un magicien, d’un physicien, une chambre d’enfants, un grenier, un entrepôt… » Et Yeats : « Les images sont souveraines de par leur forme achevée. […] Mais de quoi naissent-elles ? Du dépotoir / où va ce que l’on jette et le balayage des rues. / Vieilles marmites, vieilles bouteilles, boîte cassée, / vieux fer, vieux os et nippes. » Plus près de nous, Walter Benjamin : « Les enfants ont une propension particulière à rechercher tous les endroits où s’effectue de manière visible le travail des choses. Ils se sentent irrémédiablement attirés par les déchets, qui proviennent de la construction, du travail […]. Ils reconnaissent dans les résidus le visage que l’univers des choses leur présente à eux seuls. Ils les utilisent moins pour imiter les œuvres des adultes que pour instaurer une relation nouvelle, changeante, entre des matières de nature très différente, grâce à ce qu’ils parviennent à en faire dans leurs jeux. »

Pour finir, j’aimerais revenir avec vous sur cette notion même de « relève » ou bien plutôt de relever figurant dans votre titre Relever les déluges. Ce n’est pas la première fois que l’idée de « relever » apparaît chez vous tant il semble, à la vérité, qu’il s’agisse là du cœur le plus vif de votre projet d’écriture. En effet, dans Milo, vous faites des « relevailles » cette énergie qui doit s’emparer du roman pour revenir des désastres, des déluges et de la destruction, présentant ainsi les relevailles : « Les relevailles de quoi ? Du monde ou de l’esprit ? Du monde après qu’il aura accouché de quoi ? de sa destruction ? Non, plus de ça, plus de ces jeux d’enfants qui tournent mal. » En quoi votre écriture peut-elle relever d’une telle écriture des relevailles ? Écrire aujourd’hui, est-ce se relever comme on dirait écrire après, après les désastres ?

Rimbaud, quand il crie : relevez les déluges, appelle au retour de la catastrophe, au sens de dénouement. Ce sera précisément la vision eschatologique de Walter Benjamin, qui emploie pour sa part le mot de catastrophe dans son sens le plus courant : « Que les choses continuent à aller ainsi, voilà la catastrophe. » Le Déluge, c’est l’interruption de l’expérience en cours. La catastrophe n’est pas à l’horizon, comme une menace, elle est là. Mais le trésor est là aussi. Il y a dans Kafka, je ne sais plus où, une évocation singulière du monde parfait, celui qu’attendent les messianistes. Kafka décrit une chambre ordinaire, avec son lit, sa table, sa chaise, et il dit que le jour d’après presque rien n’aura changé, que les objets seront presque à la même place, et qu’il y aura peut-être, à peine perceptible, une infime variation dans la lumière. On peut tenir ensemble Benjamin et Kafka, qui tous deux nous ramènent avec obstination au présent. C’est le sens de ce que dit mon petit paysan, Mirabel : « Tout me plaît en ce monde et il ne me va pas. Je voudrais que tout change sans que rien ne se perde. » C’est un sentiment qui porte à vouloir provoquer une belle saison, plutôt que l’Âge d’or ou les lendemains qui chantent. Répandre ce désir, de provoquer, de vivre une belle saison, dans sa vie, et y conspirer pour les gosses, en sachant qu’elle ne durera pas toujours.

Dans Ce que peut l’histoire, Patrick Boucheron évoque sa génération comme celle « dont la lucidité a consisté à faire l’inventaire de tout ce qui était devenu impossible ». Le travail même de Patrick Boucheron illustre suffisamment que ce temps-là a désormais pris fin. Tout autour de nous sont les voies qu’il appartient à chacun d’explorer, à tâtons ou par bonds soudains, sans tenir compte des anciens écriteaux.

David Bosc, Relever les déluges, Verdier, 2017, 98 p., 12 € 50 — Lire un extrait en pdf