Trompe-la-Mort ou Balzac ressuscité

Trompe-la-Mort © Kurt van der Elst/Opéra National de Paris

Avec cette création mondiale à l’Opéra de Paris, Luca Francesconi perpétue le héros balzacien dans un univers contemporain : en faisant de Vautrin un personnage dont l’esprit maléfique fait songer à Méphistophélès et la puissance quasi divine à Wotan, Luca Francesconi a transformé les personnages de Balzac en véritables héros. L’homme qui sert de pivot à cette pièce contraint par ricochet tous les protagonistes à se situer au même niveau, celui de la dévastation.

Trompe-la-Mort, le nouvel opéra que le compositeur italien vient de créer sur la scène parisienne puise son inspiration dans Le Père Goriot, Illusions perdues et Splendeurs et Misères des courtisanes, et emprunte tout au drame. Rastignac, Lucien de Rubempré, et Esther, la compagne de Lucien, la courtisane de Splendeurs, ne sont pas les simples jouets d’une triste comédie sociale. Ce ne sont pas des êtres condamnés à subir un destin que la société leur impose en les régurgitant. Ce sont des personnages pleinement conscients de leur état qui affirment leur liberté en assumant d’être ce qu’ils sont. Deux cents ans après leur naissance, ils revendiquent sur scène un esprit de liberté que n’aurait pas désavoué leur créateur.

C’est en cela que cette nouvelle œuvre, en échappant à la démarche initiale de son créateur qui voulait en faire une critique sociale, constitue une incontestable réussite. En composant Trompe-la-Mort, Luca Francesconi souhaitait montrer la contemporanéité de Balzac à travers les analogies entre le monde de l’argent au XIXè siècle et sa possession aujourd’hui… Il faisait siens les écrits de Thomas Piketty affirmant que : « les représentations du patrimoine qu’il y a dans les romans de Balzac, la description des relations de pouvoir entre les personnes, des passions qui se nouent entre les différents groupes sociaux autour de la détention du patrimoine des différentes catégories sont rigoureusement exactes… Les inégalités financières sont bel et bien de retour… » Trompe-la-Mort ira bien au-delà de ce constat social.

L’idée présente chez Balzac que Lucien de Rubempré sera le Faust de l’abbé Herrera-Jacques Collin-Vautrin, qui ne forment qu’une seule et même personne, sera poussé au paroxysme par Luca Francesconi. « Je suis l’auteur et tu seras le drame, intime l’abbé à Lucien. Vous vivrez comme un rêve et le pire réveil sera la mort que vous vouliez vous donner ». Et Lucien de Rubempré répond un rien acerbe, affirmant son indépendance: « Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration ». Avec une présence et un éclat qui sied parfaitement au jeune Rubempré, Cyrille Dubois le libère du joug de son mentor.

Esther mourra aussi en femme libre, affirmant son amour pour Rubempré qui est d’abord et avant tout le refus de la soumission : « pour la première fois de ma vie et la dernière, j’ai pu comparer la tendresse à l’horreur du devoir ». On est bien loin de la tristesse d’une baronne Hulot ignorée par son mari ou du dépit de mademoiselle Grandet. Ici, l’argent fait mal et donne naissance à la sauvagerie de personnages qui évoluent dans un décor en lambeaux, un univers où des fragments de l’Opéra de Paris, des machineries à la voûte de Chagall, servent de décor général pour incarner un monde disloqué. La scène imaginée par Guy Cassiers et Tim van Steenburgen est parfaitement éclairée par Caty Olive car elle supporte une grande clarté qu’un lecteur de la Comédie humaine n’aurait pas osé imaginer.

Dans Trompe-la-Mort, les chanteurs chantent et la pièce échappe au piège de la narration. Même si l’abbé Herrera, exercice oblige, ne cesse d’y être confronté. Mais l’interprétation de Laurent Naouri, faite d’une brutalité qui semble proche de la rupture tant sa fragilité ou plutôt sa faiblesse pour Lucien est présente, lui permet d’échapper à ce piège originel.

Laurent Naouri dans Trompe-la-Mort © Kurt Van Der Elst / Opéra National de Paris

L’air du baron de Nucingen interprété par Marc Labonette célébrant la spéculation et l’agiotage, marque les esprits par son martèlement enjoué. Le lent trépas d’Esther faite d’une rage que Julie Fuchs sait tempérer de sa voix légère et timbrée, dissipant une rare émotion. Béatrice Uiria-Monzon campe une madame de Sérizy prise dans ses codes bourgeois grâce à une technique irréprochable. Les chœurs bruissent avec la discrétion qu’il sied pour ne pas perturber ce terrible ordonnancement. A la tête de l’orchestre, Suzanne Mälkki sait ciseler, avec le rythme approprié, une partition qui gagne en simplicité. Certains ont reconnu des accents de Debussy, d’autres de brèves réminiscences d’un lyrisme italien. Vraies ou fausses, ce sont des références qui attestent déjà de la volonté du public d’inscrire Trompe-la-Mort dans le répertoire.

Trompe-la-Mort, opéra en deux parties (2017), jusqu’au 5 avril à l’Opéra de Paris (Palais Garnier)
Musique : Luca Francesconi
Livret : Luca Francesconi (d’après Honoré de Balzac)
En langue française

Direction musicale : Susanna Mälkki
Mise en scène : Guy Cassiers
Costumes : Tim Van Steenbergen
Dramaturgie : Erwin Jans
Chef des Chœurs : Alessandro Di Stefano

Vautrin / Trompe-la-Mort / Jacques Collin : Laurent Naouri
Esther : Julie Fuchs
Lucien de Rubempré : Cyrille Dubois
Le Baron de Nucingen : Marc Labonnette
Asie : Ildikó Komlósi
Eugène de Rastignac : Philippe Talbot
La Comtesse de Sérizy : Béatrice Uria-Monzon
Clotilde de Grandlieu : Chiara Skerath
Le Marquis de Granville : Christian Helmer
Les Espions : François Piolino, Rodolphe Briand, Laurent Alvaro

Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris