Les mains dans les poches : les sorties de la semaine

Ces deux livres, nous les avons évoqués dans Diacritik lors de leur sortie en grand format. Les voici disponibles en collection de poche : Tout ce qui est solide se dissout dans l’air de Darragh Mc Keon, traduit par Carine Chichereau (10/18) et Pour la peau d’Emmanuelle Richard (Points), en librairies aujourd’hui.

Dans une page de remerciements, à la fin de son premier roman, Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, l’écrivain irlandais Darragh McKeon cite, parmi d’autres influences, Svetlana Alexievich et sa Supplication (Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse). Or la filiation entre les deux livres est troublante, la réponse de la fiction à l’enquête, une forme de transfictionnalité avec le réel et le document comme point d’appui commun, le prolongement dans Tout ce qui est solide d’un dialogue ou de ces discours qui innervent La Supplication, « des bribes de conversation », pour dire non pas seulement une catastrophe technologique et écologique majeure mais des drames humains, intimes, l’histoire collective comme singulière d’un événement.

Le 26 avril 1986 devient le centre de rayonnement d’une interrogation multiple, passant par toutes les formes de discours : archives, documents, enregistrement de témoignages et récit. Darragh McKeon rappelle combien des livres mais aussi des documentaires sont les matrices de son roman, fiction chorale entée sur l’Histoire, une journée diffractée, la chronique de vies soudain emportées par la catastrophe.

Darragh McKeon emprunte le titre de son roman à Marx et son Manifeste, plaçant ainsi en exergue du récit l’une des clés du livre : « tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise, tout ce qui était sacré, se trouve profané et à la fin les hommes sont forcés de considérer d’un œil détrompé la place qu’ils tiennent dans la vie, et leurs rapports mutuels ». Son roman est aussi le récit d’un système agonisant, oublieux de ses principes fondateurs, gangrené… L’utopie communiste implose en même temps que la centrale, comme le sous-entend la seconde citation en exergue, cette fois empruntée à H.G. Wells, soulignant que « la radioactivité est une véritable maladie de la matière », « contagieuse », touchant les atomes sains : « c’est à l’échelle de la matière la même chose que la décadence de notre culture ancienne au sein de la société : une perte des traditions, des distinctions et des réactions attendues ».

C’est ce jeu que déploie Darragh McKeon, autour de quatre personnages principaux dont les existences se trouvent contaminées (et pour certaines détruites) par Tchernobyl en tant que symbole de la chute d’un système. Tout commence en avril 1986, dans un court avant, comme si ce dernier avait été balayé par la catastrophe. Le lecteur rencontre Evgueni, à Moscou, un enfant dont le cerveau est comme la chambre d’échos du monde, surdoué du piano ; Grigory, chirurgien en chef, déprimé par l’échec de son mariage ; Maria, son ex-femme, longtemps journaliste et dissidente, qui travaille désormais à la chaîne comme pour éteindre (un moment du moins) sa rage politique et son besoin de changement ; Artiom, 13 ans, qui vit dans un village proche de la centrale et s’aperçoit, un matin, combien la couleur du ciel est différente, « d’un rouge profond. On dirait que la croûte terrestre s’est retournée, que la lave incandescente est en suspens au-dessus de la terre ».

« C’est le début de l‘instant suivant qui marque le début d’autre chose, un léger basculement dans l’ordre naturel, le moment qu’ils rapporteront dans les milliers de conversations qui marqueront leur vie à venir ».

La centrale de Tchernobyl dysfonctionne, l’accident nucléaire est inévitable, le réacteur entre en fusion et rien ne permet d’enrayer la machine : « le texte a été effacé, les paragraphes masqués sous d’épaisses lignes noires. Pareil événement ne peut être toléré, ne peut être envisagé (…). Le système ne dysfonctionnera pas, le système ne peut pas dysfonctionner, le système est la glorieuse patrie ».

La suite du roman explore l’après, les morts immédiates, les « liquidateurs » sacrifiés, les populations déplacées, les mensonges d’État, la double chape sur l’URSS et le reste de l’Europe — radioactive et gouvernementale, l’une niant l’autre — et raconte ces hommes et ces femmes qui « se sentent si seuls, chacun en lui-même, mais aussi de façon collective ». Le roman, sobre, humain, implacable, juxtapose des destinées à jamais liées par un même événement. Le récit, non linéaire, choral, fait de la polyphonie qui le structure la figuration d’une solitude fondamentale, d’une cohésion (voire une cohérence) impossible, quand la catastrophe a tout morcelé, quand toute lutte se tourne désormais vers la survie.

Grigori est appelé sur place, il sera de ceux qui vont « devoir nettoyer tout ça à mains nues ». C’est à travers lui que le lecteur revit la catastrophe et les semaines qui la suivent : Grigori se heurte à la bureaucratie, aux suites sanitaires proprement terrifiantes et pourtant si réelles. « Il n’est rien d’inimaginable qui ne puisse être vrai. Voilà ce qu’il pense ». Tchernobyl n’est pas un moment ou un événement, ponctuel, la catastrophe se transmettra sur des générations, « même les actes d’amour les plus intimes (…) seront gâchés : leurs descendants hériteront de cette tragédie ».

Quelle est alors la place de la fiction dans ce réel ? Donner chair à l’abstraction, mettre l’actualité en perspective et le vrai en roman, rendre la densité de ces destins brisés, nous conduire au cœur du réacteur, d’un système politique comme des êtres. Mais aussi, comme le dit Maria à Evgueni, en 2011 à Paris, se souvenir : « le passé exige qu’on lui soit fidèle. Je me dis souvent que c’est la seule chose qui nous appartienne vraiment ».

Darragh McKeon, Tout ce qui est solide se dissout dans l’air (All That Is Solid Melts Into Air), traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, 10/18, 456 p., 8 € 80

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La légèreté, premier roman d’Emmanuelle Richard (2014), c’était l’adolescence, l’âge ingrat dit-on, un été sur l’île de Ré et l’attente de quelque chose, d’une altérité qui viendrait tout déranger, enfin. Un premier roman qui ouvrait à une voix singulière, un univers, celui des entre-deux et des pics de sentiments contradictoires, peur et envies, désirs et angoisses. Une légèreté empêchée en quelque sorte :
« elle ne sera jamais légère malgré ses quatorze ans et les champs de coquelicots rouges qui éclatent dans sa tête et l’écrasement du ciel délaissé, les vagues violentes des champs d’herbes sèches qui ondulent subitement, l’odeur de boucherie de ce mois de juillet vibrant.
Jamais légère elle ne sera parce que rien n’est sublime. Elle le sait. L’a toujours su. N’attend rien sans pouvoir s’empêcher d’attendre tout, au fond ».

La Légèreté (2014) s’ouvrait sur une citation d’Adorno, « Tu n’es aimé que lorsque tu peux te montrer faible sans provoquer une réaction de force », que le second roman, Pour la peau, semble à son tour explorer, quand bien même il s’ouvre d’autres phrases en cascade, Alban Lefranc, Emmanuelle Pagano et Edith Templeton.

Capture d’écran 2016-01-31 à 16.03.32Le roman tient en une trame mince — un homme aimé passionnément et perdu, la chronique d’un manque, des images conservées comme un « rosaire », déjà cicatrices —, mais le roman est ailleurs. Pas dans son sujet, la banalité de la perte, impensable, incommensurable, dévastatrice et pourtant lieu commun. Pas dans l’origine de l’amour, un si proustien « pas son genre » (« la première fois que je vois E. je le trouve quelconque sinon laid. Il a le teint gris et il fume, ce sont les seules choses que je remarque »). Pas dans le récit stendhalien d’une cristallisation amoureuse, ni dans l’adoration, le manque et l’absence, Fragments d’un discours amoureux ou Chambre claire, Barthes non loin. Pas là mais ailleurs toujours et c’est ce récit en filigrane, le sous-texte que cherche le lecteur, qui le retient, qui le hante.

Trop de référents s’affichent, dès le titre (emprunt souligné à une chanson de Dominique A, Pour la peau, paroles comme la trame de ce roman) ou dans le récit (une citation de Yannick Haenel, p. 121), se murmurent (la rencontre de E. comme celle d’Aurélien avec Bérénice, « franchement laide. Elle lui déplut enfin »), se devinent (Passion simple d’Annie Ernaux mais aussi L’Usage de la photo, des accents durassiens) ou s’exposent dans les conversations de la narratrice avec E. (les livres de David Foster Wallace, un film de Vincent Gallo, etc.) pour qu’il n’y ait pas un jeu, non au sens ludique (la légèreté, dans ce second roman, est tout aussi entravée que dans le premier) mais mécanique du terme. Il faut, semble-t-il, tout autant se défaire d’un homme que l’on avait dans la peau que des ressorts du roman, de toute une littérature qui interdit l’écriture de ce livre. Comment écrire quand on a lu ? Comment écrire quand on a trop aimé ? Comment se défaire du cliché ? Comment braver l’interdit d’écrire, non sur soi, mais sur l’autre ?

Au centre de Pour la peau, une scène qui pourrait sembler anodine mais brûle d’un enjeu littéraire. Il faut la dire, dans le désordre, comme le récit de ce livre, faussement chronologique : la narratrice doit quitter la ville, se rendre à Paris pour la sortie de son livre (La Légèreté). Deux jours avant, E. lui a dit avoir « peur que l’anecdote ne finisse dans un livre ». L’anecdote ? la débandade de leurs premières nuits d’amour, l’intime, le sexe, la peau. « J’ai répondu par une raillerie douteuse, I’m a writer so… everything you do or say can be used — c’était une phrase que j’avais lue un jour sur un T-shirt, je me trouvais très amusante, mon mot très approprié, d’autant que je n’avais pas le moins du monde l’idée de transmuer l’anecdote en littérature — ç’aurait été trop évidemment trivial, concret sans dire quoi que ce soit d’intéressant ou de nouveau, sans intérêt ». Pourtant tout est dit, transmué, un aveu, de l’ordre de l’intime, mais l’intime singulier, lié à l’écriture, son secret, sa naissance, sa manière de « sublimer » (dernier mot du roman).
Page suivante, une scène qui pourrait sembler saugrenue, un vélo à réparer, la roue sur le lit et E. « effaré de me voir faire ça sur mon lit, de me voir faire ça tout court.
Il ne comprenait pas que je ne paie pas quelqu’un pour ça. Je n’y avais même pas pensé, de toute façon je n’avais pas d’argent et, surtout, je venais de passer six ans à désapprendre tout ce que je savais faire, je voulais me récupérer et cesser de me tenir si loin de moi ; il me fallait donc démonter, comprendre comment ça marchait et remonter ensuite ».

est le livre, l’image dans le tapis en forme de roue de vélo sur un lit, manière de questionner un écrire après (après la passion amoureuse, après la littérature qui vous précède, après la déferlante de l’autofiction), « démonter, comprendre comment ça marchait et remonter ensuite » (ou, au tout début du livre, « il faut recommencer, recommencer, recommencer encore pour résoudre l’énigme, le problème, la solution »). C’est donc écrire en assumant les accents de Barthes — « Écrivant ceci, je me pose cette question : comment passe-t-on de l’indifférence au mépris, à la curiosité, puis au désir, et enfin au sentiment amoureux ? A quel moment ai-je commencé à regarder E. ? A quel moment E. a-t-il commencé à me plaire ? A quel moment ai-je eu l’impression foudroyante de le “voir” en entier, et d’en être bouleversée ? » — de Duras, Pagano ou de Ernaux, dans une cartographie du désir aujourd’hui (les sites de rencontre pour éprouver son désir, les SMS, les images de l’amour comme « un Instagram flouté »), de l’écriture ultra-contemporaine (Jonathan Coe, La pluie, avant qu’elle tombe, 2007, Emmanuelle Pagano, Nouons-nous, 2013, Alban Lefranc, L’Amour la gueule ouverte, 2015) ; dans un éternel de l’amour aussi — comment se dire soi, dans ce feuilleté de discours, comment y trouver sa voix.

C’est le pari singulier de ce livre, dire un absent, en faire « un motif » (terme employé dès la seconde page), tisser les images d’un amour « pour entériner la fin non organique de cette histoire si peu vécue » et se retrouver alors que la passion amoureuse est oubli de soi (« me désintégrer et m’annuler à lui », « j’accepte, pour la première fois de ma vie, d’aimer plus qu’on ne m’aime »), se relever alors que l’on tombe amoureux (et ici plus encore puisque E. est « l’homme qui tombait », « cet homme qui tombe parce qu’il vient de tout perdre et qui reste debout »).

« Quelques reproductions, dont un détail de la pharmacie de Damien Hirst que je n’identifierai que lorsqu’il m’en parlera. (…) Pendant des soirées entières, je verrai cette affiche, Lullaby Spring, sans lui accorder la moindre attention, sans repérer le détail des petites pilules composant les lignes géométriques qui organisent le champ — sans reconnaitre en quoi cette seule affiche est représentative de E. »

Alors, oui, Emmanuelle Richard dit E. et sa silhouette de « haïku boxé » (image qui pourrait dire, aussi, la forme de ce texte, ces fragments), les déflagrations du désir, la souffrance pendant et après tant l’autre est accro (à son ex, à l’alcool, à la drogue), le miracle de la peau, le corps en blason (visage, cul, sexe, couilles), les moments et les manques, l’obsession, entre hyperréalisme de détails collectionnés et poésie de la prose. Mais son livre, magnifique, tient dans un comment. Non, cette histoire n’a pas été vécue pour être écrite — « Tu me dis « Tu prends tes petites notes » « Tu te sers des gens comme de personnages » et je ne comprends pas de quoi tu parles vraiment moi qui ne prends jamais de notes » — mais elle a été écrite pour avoir été vécue, écrite depuis la peau, dans un après immédiat, un vertige, une urgence. Elle est la quête d’un lieu à soi — qui passe par une ville de province, indéterminée, sans doute Bordeaux, quelle importance sinon cet aller et retour de Paris à un ailleurs interdit ? « les amours nous font perdre des villes » —, un lieu qui est celui du livre, pleinement trouvé dans ce Pour la peau

Emmanuelle Richard, Pour la peau, Points, 215 p., 6 € 50