Faut-il manger les animaux ? (1)

Les animaux ne sont pas comestibles (détail couverture du livre)

La cause animale a envahi nos vies. Les mots veganisme, flexitarisme, spécisme et antispécisme sont entrés dans le vocabulaire courant. Des magazines ont été créés (Slowly Veggie, Esprit Veggie, etc.). Les vidéos de PETA et L214 ouvrent nos yeux sur les conditions d’élevage et abattage. Il n’est jusqu’aux rayons de librairies qui sont investis par des essais, fictions, bandes dessinées remettant en cause nos idées reçues, nos habitudes alimentaires et la place des « animaux-machines » dans nos cultures comme dans nos assiettes… L’homme est-il nécessairement carnivore ? Faut-il manger les animaux ? Comme l’énonce le titre du dernier livre de Martin Page, les animaux ne sont pas (forcément) comestibles.
Diacritik consacre une série d’articles à une tendance qui est tout sauf un phénomène mais la mise en lumière d’une chaîne alimentaire totalement folle comme, plus largement encore, une interrogation philosophique, éthique et pratique, et sur un plan plus strictement littéraire, la contestation d’une hiérarchie des formes comme des espèces.

La question de notre rapport à l’animal n’est pas nouvelle. Sans remonter à Descartes, qui a forgé notre conception d’un animal « machine » dépourvu de pensée réflexive et de sensibilité – autant de notions aujourd’hui remises en question –, le débat est relancé par un texte capital de Peter Singer, Libération animale, publié en 1975. On pense également aux positions d’un Kafka, végétarien convaincu, aux romans du prix Nobel J.M. Coetzee – Scènes de la vie d’un jeune garçon ou Disgrâces –, aux travaux d’Élisabeth de Fontenay (Le Silence des bêtes, Fayard, 1998 ou Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Albin Michel, 2008). Ainsi, sans être inédite, la question est d’actualité : chaque mois voit de nouveaux titres paraître.

Martin Page, les animaux ne sont pas comestibles © Christine Marcandier

Fiction comme non fiction décryptent, analysent et changent nos regards aveugles, notre non volonté de savoir, pour nous face à nos pratiques contemporaines. L’élevage comme l’abattage sont devenus des mécaniques sans conscience, l’industrie cache ses pratiques : batteries, usines à viande, laboratoires sont des boîtes noires, fermées au regard mais des livres nous forcent à voir et savoir, au même titre que les documentaires coups de poing filmés en caméra cachée par L214, association dont le nom fait référence à l’article L214-1 du code rural stipulant, depuis 1976,  qu’un animal est « un être sensible ».

L’animal est un être sensible pourtant élevé dans des conditions dépassant l’entendement pour être abattu dans des conditions tout aussi déplorables. Le consommateur, certes en droit de ne pas renoncer à la viande ou aux produits animaux, ne peut cependant se contenter d’étiquettes comme « élevé en plein air », « comme à la ferme », « authentique » et autres appellations destinées à jouer sur un imaginaire masquant un réel bien moins bucolique et fleuri… Là est le refus dans l’ensemble des textes sur lesquels nous nous arrêterons dans cette série, là le choix, fondamental, de la fiction qui nous ramène au réel : arracher les fausses étiquettes (poulet élevé « en plein air »), sortir de l’abstraction, donner à voir l’immonde et l’innommable. Agriculture et pêche industrielles repose sur des images, des représentations nostalgiques, un vintage totalement factice, exploités par l’industrie pour masquer la réalité et ne pas interférer sur nos pratique d’achat et de consommation.

Deux angles : alimentation humaine et maltraitance animale

On pense à ce polar italien, J’ai confiance en toi, écrit à quatre mains par un écrivain et un journaliste, Massimo Carlotto et Francesco Abate, faisant de la mozzarella fétide et des poulets en batterie les ingrédients frelatés du roman noir, sous le soleil éclatant de Cagliari, qui croise malbouffe, malversations financières et mal de vivre. Aux ingrédients traditionnels du roman noir (action, personnages types, métaphores, tension) ajouter de la mozzarella frelatée, des œufs « pourris, cassés, infestés de parasites » et transformés en « une bouillie conditionnée dans de commodes petits bidons de cinq litres, prêts à être versés dans les pétrisseuses de confiseries industrielles », du blé dur « pollué d’ochratoxine » et de vrais/faux produits italiens fabriqués à Hong-Kong. Et, bien sûr, des poulets, au cœur du roman, qu’il s’agisse de volaille contaminée au campylobacter ou des flics qui pistent Gigi, pas vraiment amoroso.

Gigi Vianello, entrepreneur aux yeux vairons, sosie de David Bowie, est le propriétaire d’un restaurant gastronomique à Cagliari. Mais ce n’est qu’une façade, destinée à cacher un lourd passé de dealer d’ecstasy en Vénétie (qui finira bien par le rattraper) et ses énormes profits dans le trafic international d’aliments avariés destinés aux magasins discount et aux restaurants locaux.

« J’avais besoin d’un restaurant.
D’abord parce que je voulais un endroit sûr où manger. A force de trafiquer des saloperies, j’étais devenu un parano de la bouffe. Et puis, parce que j’avais besoin d’une couverture, d’une double couverture même ».

Quand la mafia russe croise les malfrats italiens, la chute menace. L’enjeu est simple pour Gigi : comment garder son « monde parfait », qui repose sur un équilibre délicat entre l’apparence d’un « fanatique de la qualité » (avec son resto chic) et la réalité de son commerce de « merde » et « hyper merde », puisque « depuis longtemps la qualité du frelatage » se mesure en ces termes… ? L’important est de ne pas tuer les consommateurs, « au maximum une intoxication avec diarrhée », « la leçon du vin au méthanol de mars 1986, 19 morts et 15 personnes condamnées à la cécité, avait été cruciale ».

Le lecteur pensera aussi aux lasagnes au cheval (roumain, blindé d’antibios) ou à la grippe aviaire, dont on aurait pu penser que la tempête était passé, mais cause de l’abattage régulier de populations entières de poulets, canards et autres oies. Le personnage de J’ai confiance en vous ne mange « plus de poulet depuis des années, depuis que j’avais découvert que tout un tas d’éleveurs bourraient leurs bestioles de chloramphénicol de production chinoise, un antibiotique qui protège le poulailler de toute maladie, mais qui est tout bonnement cancérigène pour l’homme.
Rocco me fournissait du poulet hollandais. Prix bas et goût tout à fait décent. Rien de plus.
Les Hollandais achètent du poulet congelé salé en Thaïlande et au Brésil, puis le soumettent au procédé du tumbling pour le faire gonfler. Les animaux décongelés sont enfilés dans de gigantesques machines, genre bétonnières, et tournent jusqu’à ce qu’ils aient pompé assez d’eau.
Je l’ai vu de mes propres yeux. Et c’est pas très beau à voir. Et l’odeur, c’est pas fait pour ouvrir l’appétit. Acre et piquant, on dirait le vomi caillé d’un gamin.
Ensuite les poulets sont recongelés et introduits sur le marché. Rocco achetait en gros des lots à très bas prix, du type de ceux qui avaient eu un problème lors de la production. D’ordinaire, ça arrive pendant le processus de décongélation.
Mais la bonne affaire avec le poulet, c’est les boulettes. Elles coûtent encore moins cher et se revendent à un prix intéressant. Les gosses adorent et les parents pensent que la viande blanche est plus saine que les hamburgers de bœuf. Les déchets que les grandes entreprises doivent officiellement traiter sont introduits dans une gigantesque trémie en acier inoxydable qui les triture et les broie jusqu’à en faire une pâte homogène. Le vrai goût du poulet, c’est la peau qui le donne. Dans les boulettes les plus saines, et légales, il y en a 15%, dans celles que me procurait Rocco beaucoup moins mais avec un beau pourcentage de plastique émulsifiant pour éviter que la pâte ne se désagrège » (J’ai confiance en toi, traduction de l’italien par Laurent Lombard, éditions Métailé).

Cynique, manipulateur, Gigi aux « yeux différents » nous révèle les coulisses de notre alimentation, de la production à la consommation, les règles du marché de l’avarié, et plus largement de notre quotidien. Le récit repose sur une énorme documentation et construit, sur la révélation de marchés véreux, un roman noir qui nous transporte très loin dans les abîmes du consumérisme, sous des allures de comédie italienne. Seules comptent l’apparence et les étiquettes, dans un monde où la « musique brésilienne est jouée par un orchestre roumain », où l’on trouve des petits pois dans le café, où l’échelle des valeurs est celle de la télé réalité, où la saveur des aliments se mesure aux additifs chimiques… L’alimentation à l’ère industrielle, c’est le profit, un veau d’or (sous hormones). Et après lecture de ce roman, si vous ne changez pas de mode d’alimentation par adhésion à la cause animale, nul doute que vous serez tenté de le faire pour votre propre santé.

Santé et alimentation humaines sont donc le premier angle par lequel s’envisage la question animale…
L’autre serait notre rapport anthropocentrique et sadique aux animaux, comme l’illustre un autre texte, Défense des animaux & Pornographie de J. Eric Miller, recueil de nouvelles trash creusant notre rapport anthropocentrique et sadique aux animaux., dès son titre, sans concession, bizarrement oxymorique, ou la photographie choisie en couverture du livre, famille américaine, wasp, bien sous tout rapport tant qu’on ne s’aventure pas vers les détails du cliché. Là, malaise.

Le malaise ne se dissipe pas à la lecture de la « Chaîne alimentaire », première de la vingtaine de nouvelles qui composent un recueil proprement taxidermiste, ce recueil, collection d’animaux morts ou à l’agonie et d’humains qui ne vont pas très bien non plus. Défense des animaux & pornographie, donc, est un titre étendard et programme qui creuse notre rapport – anthropocentrique, pathologique, cruel, sadique – aux animaux, révélant ainsi nos fantasmes, nos délires, nos pulsions, nos manques. En une vingtaine de nouvelles minimalistes, denses, concentrées, distillant un malaise aussi puissant que les récits sont brefs, le lecteur découvre vingt natures mortes d’une Amérique terrifiante, à travers le prisme de la souffrance animale, du sadisme et de la pornographie. L’amour est-il soluble dans la cruauté ?

« Les animaux étaient le gagne-pain de mon paternel. Il était maître de piégeage et élevait des chinchillas dans le sous-sol. Il chassait les ours pour leur vésicule biliaire, les cerfs et les élans pour leurs bois, et Dieu sait quoi d’autre. Combats de coqs, combats de chiens, ragondins enchaînés à des arbres et forcés de se battre avec des chiens, et cetera. Il avait des oiseaux exotiques dans toute la maison ; ils arrivaient par centaines, même si seulement une douzaine environ parvenait à rester en vie, et mon père et moi on brûlait les cadavres et on essayait de s’occuper de ceux qui tenaient bon. Puis quelqu’un venait les chercher et filait un peu d’argent à mon père. Maman en gardait quelques-uns, qu’elle apprivoisait et à qui elle apprenait à parler, pour qu’ils soient tous différents.
Elle a fini par en avoir marre, marre sans doute de tous ces animaux, de la mort et de mon père qui n’a jamais vraiment eu de vrai boulot, marre de voir que l’argent qui rentrait dans la famille était de l’argent sale. Je pense qu’elle aspirait à une vie normale. Et donc, un soir, elle est partie.
J’avais dix-sept ans. Le matin, mon père est allé d’un oiseau à l’autre, leur tordant le cou. Je suppose qu’il ne voulait pas qu’ils lui évoquent des souvenirs.
Ces dix-sept premières années ont baigné dans le sang, la souffrance et la mort. J’aurais pu être marqué à vie. Devenir comme mon vieux. Mais non. Ces oiseaux qui savaient parler, le bruit de leur cou qu’on brisait, sonnèrent le glas.
Et donc, comme ma mère, je suis parti.
Dix ans plus tard, je ne mange pas de viande et ne porte pas de cuir. Ni de laine, d’ailleurs, ou de soie. Je ne mange pas d’œufs, je ne bois pas de lait. J’essaie de ne rien faire qui soit lié à l’exploitation des animaux. J’aime croire que je n’agis pas en réaction, sinon contre un état général d’injustice dans le monde. J’aime croire que même si j’avais grandi normalement comme le voulait ma mère, ces convictions auraient grandi en moi.
Je suis impliqué. Je fais ce que je peux. J’ai volé et j’ai détruit des choses. Je suis entré par effraction et en vandale dans des laboratoires d’expérimentation, des élevages de poulets, des fermes de fourrure. Pour essayer de saboter la machine, me rappelant que chaque individu qui souffre mérite d’être soulagé, même si le problème général n’est pas résolu. Nous poussons parfois le bouchon plus loin. Nous faisons parfois des choses qui feraient hésiter de simples mortels. Mais j’ai des certitudes. Rien ne m’arrêtera.
C’est juste que j’ai besoin de faire une pause. Tout le monde a droit à des vacances
. » (Défense des animaux & Pornographie, extrait de la nouvelle Exploiteur, traduit de l’américain par Claro, éditions Passage du Nord Ouest).

Histoires de truie, d’un rat blessé, d’un manteau de vison, d’oiseaux morts, d’un mariage avec une strip-teaseuse, d’envies de meurtres et de baise, Défense des animaux & Pornographie est provocant, dérangeant, un Animal Farm d’un nouveau registre, sordide, aussi fascinant qu’écœurant. Aucune volonté de morale à la fin des nouvelles, le texte est brut, sans appel. A la lecture de J. Eric Miller, il n’y a pas que les œufs sur la table d’une « vaste et ancienne ferme familiale aux confins de la civilisation » qui soient brouillés.

Génocide animal

The Letter Writer, The New Yorker, 13 janvier 1968

Le Prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer osait, dès 1968, comparer l’abattage des animaux aux camps d’extermination nazis, dans une nouvelle parue dans le New Yorker (The Letter Writer) : « En pensée, Herman prononça l’oraison funèbre de la souris qui avait partagé une partie de sa vie avec lui et qui, à cause de lui, avait quitté ce monde. “Que savent-ils, tous ces érudits, tous ces philosophes, tous les dirigeants de la planète, que savent-ils de quelqu’un comme toi ? Ils se sont persuadés que l’homme, l’espèce la plus pécheresse entre toutes, est au sommet de la création. Toutes les autres créatures furent créées uniquement pour lui procurer de la nourriture, des peaux, pour être martyrisées, exterminées. Pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ; pour les animaux, la vie est un éternel Treblinka”. »

Choquante, l’analogie osée par le Nobel est cependant reprise : Charles Patterson, dans Un éternel Treblinka (2002) déclare être « de l’avis d’Isaac Bashevis Singer, quand il dit que, dans leur comportement vis-à-vis d’autres créatures, les hommes sont des nazis. Les êtres humains voient clairement leur propre oppression quand ce sont eux les victimes. Sinon, ils persécutent aveuglément et sans réfléchir » ;

Dans The Lives of Animals (2001) de Coetzee, Elizabeth Costello, écrivain et universitaire, donne une série de conférences. Elle y compare les abattoirs aux camps, il s’agit pour elle d’« une entreprise de mutilation, de cruauté et de mise à mort qui rivalise avec tout ce que le IIIe Reich a pu faire ». Un autre personnage considère qu’il s’agit d’un sophisme : « Si les Juifs étaient traités comme du bétail, il ne s’ensuit pas que le bétail est traité comme les Juifs. L’inversion est une insulte à la mémoire des morts. » Mais pour Elizabeth Costello plusieurs éléments justifient la comparaison : manipulations génétiques, mise à mort systématique, ignorance feinte par le plus grand nombre face aux atrocités perpétrées.

L’argument massue avait été repris par la PETA pour une campagne en 2003, avec les slogans « Holocaust on your plate » (L’holocauste dans votre assiette) ou « To animals all people are nazis » (Pour les animaux tous les hommes sont des nazis), campagne rapidement retirée en raison du scandale suscité.

© PETA
© PETA

Bad tripes

Manger tue, donc : à l’origine de beaucoup des textes publiés ces dernières années, la condamnation de pratiques industrielles (de l’élevage à l’abattoir en passant par la pêche) jugées barbares, aux conséquences environnementales et sanitaires catastrophiques, et au-delà, un questionnement philosophique, éthique, qui creuse la nature de notre relation à l’animal et à « nous autres humains ».

De fait, manger, aujourd’hui, ne peut plus être un « acte totalement insouciant » (Jonathan Safran Foer). Il nous faut regarder au-delà de notre assiette pour sortir d’un rapport abstrait à notre alimentation. Marcela Iacub l’écrit, en 2011 dans ses Confessions d’une mangeuse de viande, la nourriture n’est justement pas une abstraction théorique, il faut forcer à voir, à entendre, à comprendre, par le récit : pour manger, à l’ère industrielle, « il faut faire comme si l’on ne savait rien. Il faut que la dinde abstraite que je mets dans ma bouche n’ait rien à voir avec la dinde concrète qui tient à la vie. Il faut qu’entre ces deux états de la dinde se crée un écart incommensurable. Pour que cela soit possible, l’acte qui signe le passage entre ces deux formes concrète et abstraite d’être au monde, celui de la mise à mort de l’animal, doit être tout à la fois secret et sans importance ».

Chez chacun, un sursaut — la lecture de Manger la chair de Plutarque qui détourne à jamais Marcela Iacub des steaks, la naissance de son fils pour Jonathan Safran Foer — ou une réflexion plus ancienne réactivée par la présence d’un animal domestique : Marcela Iacub consacre un chapitre entier de ses Confessions d’une mangeuse de viande à sa chienne. Tuer des animaux pour les manger, « c’est comme se servir de la Joconde pour faire du feu alors que l’on a chez soi des morceaux de bois qui pourraient faire l’affaire. Voilà, en substance, les méditations que cette petite chienne avait fait naître en moi ».

En écho, Jonathan Safran Foer jusque-là, de son propre aveu, « canophobe » raconte dans Faut-il manger les animaux ? avoir adopté une chienne abandonnée sur un trottoir de Brooklyn, et être devenu « gaga des chiens ». Surtout, plus sérieusement, il se demande pourquoi épargner les chiens mais manger les autres animaux ?

C’est bien la question des frontières et des différences que pose ce débat sur la cause animale. Nous, animaux et humains, actualité de Jérémy Bentham s’ouvre en musique : Morrissey (Meat is murder) et Pink Floyd, Animals, mais aussi « Us and Them » distinction sur laquelle débute l’essai de Tristan Garcia. « Entre ce que nous appelons “nous” et ce que nous appelons “eux”, il faut bien tracer une ligne, mais elle s’efface toujours avec le temps, et il est régulièrement nécessaire de la redessiner plus loin ou plus près qu’auparavant. » Ce que l’écrivain faisait d’ailleurs dans son précédent roman, Mémoires de la jungle (Gallimard, 2010), jouant de cette frontière à travers le personnage de Doogie, un chimpanzé élevé comme un homme, catapulté dans la jungle, devant retrouver ses instincts bestiaux pour survivre. Lutter contre l’inhumanité revient de fait à réintroduire « en nous l’idée d’un eux » : « Ce nous qui assurait notre identité, qui la fortifiait en droit comme en fait, est entré depuis bien longtemps dans un état de crise dont la conscience n’affleure réellement qu’aujourd’hui : paradoxalement l’identification de nous à l’humain ne nous rend plus tant humains qu’inhumains. La séparation entre nous, humains, et eux, qui s’incarnent dans les autres animaux, nous est devenue douloureuse, au point que nous supportons de moins en moins la souffrance des autres, de ces animaux qui, exclus du nous, nous ont permis d’édifier sur la certitude de notre identité spécifique le château fort de cet impérieux sujet. Il y a une brèche qui a entamé la ligne infranchissable, le mur séparant l’ancien nous (…) du vieil eux, celui des bêtes. Cette brèche, c’est la reconnaissance de la souffrance. »

Même impératif chez Marcela Iacub qui veut, elle aussi, rompre avec le spécisme ou l’ethnocentrisme, ce « rite de traçage des frontières entre l’homme et l’animal que l’on tue pour manger », « cette frontière politique qui nous divise en deux castes » et nous permet de ne surtout pas risquer notre « humanité ». Les hommes établissent des rapports hiérarchiques, fondés sur « un seul et unique paramètre de grandeur » : leur intelligence. Si l’odorat devenait le critère fondamental, l’humanité serait bien bas… Et « en vérité, manger des animaux est la forme la plus brutale que peut prendre le tracé de ces frontières féroces ». Mais il en est d’autres : domestiquer, policer les rapports que l’homme entretient avec les animaux comme ceux que les animaux entretiennent entre eux, qu’il s’agisse d’animaux domestiques ou d’animaux sauvages.

Dans Manger la chair, Plutarque s’étonnait déjà du « courage » de « l’homme qui le premier approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui osa toucher de ses lèvres la chair d’une bête morte, et comment il fit servir à sa table des corps morts et en putréfaction, et faire viande et nourriture des membres qui peu devant bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ». Manger de la viande n’est pas une pratique alimentaire abstraite et anodine, l’animal est un « miroir » pour l’humain, thèse centrale du livre de Tristan Garcia : « Pour trouver son efficace sur notre sensibilité, le discours qui ouvre le nous humain aux autres espèces animales doit évidemment identifier ce que nous faisons aux animaux à ce que nous avons fait à d’autres hommes : c’est toujours au miroir de la pire cruauté intraspécifique que se révèle la cruauté extraspécifique. »

C’est évidemment ce « miroir » que nous tend la fiction, à nous autres humains qui sommes « faits d’histoires » (Jonathan Safran Foer). Lire de tels récits ou essais n’est donc pas sans risque, comme le souligne Marcela Iacub, il faut avoir « conscience qu’ouvrir un livre, lire un poème, écouter une démonstration peuvent devenir des actes dangereux, terriblement dangereux, parce que c’est toute votre vie, et non seulement celle de votre esprit, qui se trouve engagée. Plus encore. Vous comprendrez que cela n’est rien d’autre que le prix de la vérité et que si vous n’êtes pas prêt à le payer, le travail de l’esprit n’est pour vous qu’un amusement sans espérance ».

Tout le monde ne deviendra pas végétarien après la lecture des livres évoqués dans cette introduction ou de ceux à venir dans cette série. Mais chacun sera tenu de « voir » que « peut-être bien que la “viande” n’existe pas » (Foer), que « le concept de viande est en lui-même une falsification, un mensonge, une tromperie, que la viande, cela n’existe pas (…) “viande”, c’est le nom que vous donnez aux animaux que vous avez tués, à vos victimes » (Marcela Iacub).

A suivre

Retrouvez articles et entretiens de Diacritik dans le dossier Droit des animaux

La série Faut-il manger les animaux ?

2. Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les animaux ?
3. Rosa B, L’antispécisme, c’est pas pour les chiens
4. Jean-Baptiste Del Amo, Règne animal
5. Geoffrey Le Guilcher, Steak Machine
6. Florence Burgat, L’Humanité carnivore
7. Martin Page, Les animaux ne sont pas comestibles
8. Manuela Frésil, Entrée du personnel

Avant une grande table ronde au Salon du livre, « Homme, animal, même combat ?« , animée par Christine Marcandier le dimanche 26 mars 2017 au Salon du livre, 14 h-15 h, Grande scène du CNL, Stand F68
Avec Jean-Baptiste Del Amo, Geoffrey Le Guilcher, Rosa B et Florence Burgat