Vincent Laisney, En lisant en écoutant

Théo van Rysselberghe, Une Lecture (1903)

Au XIXe, siècle de l’imprimé, la lecture en petit cénacle d’une œuvre littéraire fut néanmoins pratique courante. Dispositif fusionnel ou prétexte à exaspérer les jalousies et rivalités entre auteurs ? L’un et l’autre sans doute. Dans un petit ouvrage savoureux et savant, Vincent Laisney tente de nous dire ce que furent ces séances nombreuses dont il fait l’histoire en tant que forme de sociabilité et que genre oral. Et il le fait de façon allègre : au long des chapitres-vignettes qui forment son En lisant en écoutant, on ne s’ennuie vraiment pas.

Pour sa démonstration, Laisney prend appui sur le remarquable tableau que Théo van Rysselberghe montra à Bruxelles en 1904, qu’il intitula Une lecture et au centre duquel il plaça Émile Verhaeren. Le poète est là en veste rouge, le bras tendu, les doigts de la main écartés comme pour marquer le rythme. Devant lui, papiers et livres ; autour de lui et d’une table, huit personnages qui furent ses collègues et amis, de Gide à Maeterlinck , de Fénéon à Viellé-Griffin, tous adoptant une posture d’écoute. Scène prise sur le vif ou composition ? Rien n’est sûr. On ne saura même pas ce que lit le grand Belge en rouge : un de ses poèmes ? une de ses proses ? le texte d’un collègue présent ou absent ? « Pour ma part, écrit Laisney, je fais le pari que cette toile, plus qu’un simple témoignage sur les lectures de la période post-symboliste, nous offre un archétype de la lecture littéraire à haute voix de l’Empire à la Grande Guerre. » (p. 22) Et de faire l’inventaire alerte des informations que le tableau recèle.

Mais revenons à la question : à quoi se livre là le groupe cénaculaire ? On peut supposer sans risque que le poète belge met à l’épreuve un de ses poèmes. Il « essaye » son texte, le soumettant à l’écoute de collègues avertis. Lui-même s’entend dire les rythmes et les rimes et relève vraisemblablement au passage ce qui ne le satisfait pas. Mais il attend surtout de son acte qu’il éveille éloges et critiques.

Partant de ce riche exemple, Vincent Laisney va parcourir le XIXe siècle, relevant en chaîne continue maints témoignages sur ces séances d’essayage, qui étaient aussi, au temps du romantisme tout au moins, des moments d’annonce quasiment publicitaires. Vigny ou Musset font ainsi savoir qu’ils vont publier telle tragédie ou tel recueil de poèmes, et le bruit s’en répand. C’est aussi façon de capter l’intérêt d’un éditeur ou, s’agissant d’un drame, de tel directeur de théâtre.

Le parcours du XIXe siècle lisant est, sous la plume de Laisney, riche d’anecdotes plaisantes. À telle séance, un auditeur s’endort. À telle autre, le silence de l’assemblée est gros de réprobation. Flaubert lisant sa Tentation de Saint-Antoine devant Du Camp et Bouilhet s’entend dire que ça ne vaut rien et qu’il convient de mettre le texte au feu. Au salon de Madame Récamier, Chateaubriand épuise ses auditeurs en faisant lire pendant des heures et des jours ses Mémoires d’outre-tombe. Lors d’un dîner des Vilains Bonshommes le tout jeune Rimbaud scande de l’exclamation « merde » une lecture de Jean Aicard puis, se faisant bousculer par un certain Carjat, donne à ce dernier un coup d’épée (sic). Alors que les romanciers se prêtaient peu au jeu de la lecture en cénacle, les nouvelles des Soirées de Médan sont néanmoins sorties d’une soirée réunissant les jeunes naturalistes autour de Zola. Quant à Mallarmé, et pour en dire un mot, son rêve eût été que l’on procédât à des lectures silencieuses…

Henri Fantin-Latour, Un Coin de table

Il y eut certes la toile de van Rysselberghe mais il est un autre tableau de même inspiration auquel s’arrête notre auteur. C’est le Un coin de table de Fantin-Latour (1872). Pas de lecture visible ici, car on est à la fin d’un dîner comme atteste une table chargée de victuailles. Mais est présent un monde littéraire de choix dont Verlaine et Rimbaud, assis côte à côte. Et puis il y a ce d’Hervilly qui tient un volume en main ; va-t-il se mettre à lire ou bien plutôt tendre le livre à Paul Verlaine dont on sait qu’il aimait à donner lecture de façon goguenarde ?

Ainsi, en plus d’une occasion, notre historien aime à se montrer facétieux, voire à moquer les rites littéraires. Il se donne d’ailleurs pour l’ultime victime de sa passion de l’enquête. C’est que, en plusieurs brefs épisodes en cours de volume, il rapporte la visite toute ferroviaire qu’il fit à Gand pour voir en « live » cette toile de van Ryssselberghe par laquelle il a commencé. Or, les choses ne vont pas se passer comme prévu, loin de là. Mais nous n’en dirons pas plus et ne livrerons pas le secret de l’énigme. Sachez seulement que cela ressemble à une histoire d’arroseur arrosé et qu’elle est délicieusement absurde.

Vincent Laisney, En lisant en écoutant, Lectures en petit comité, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2017, 224 p., 17 €