Moby : Porcelain ou « tomber vers le haut »

Il est toujours étonnant de voir un artiste ou un écrivain publier très tôt ses Mémoires, quand il ne s’agit pas de l’entreprise d’une vie comme pour Michel Leiris. Pensons à Gary Shteyngart avec ses Mémoires d’un bon à rien ou plus récemment Moby avec Porcelain, qui vient de sortir en poche chez Points, reprenant le titre de son tube de 1999. Pourquoi écrire dès le mitan de la vie, sinon pour tenter de cerner l’aventure d’un nom et d’une œuvre, un devenir autre en quelque sorte, une altérité en laquelle il s’agit peut-être de lire une vérité de soi ?


Porcelain
fut d’abord le titre d’un morceau (1999), comme un art poétique par anticipation de ce volume de mémoires puisque Moby y chante son esprit kaléidoscopique (« Then I wake it’s kaleidoscopic mind ») et affirme ne pas mentir (« I never meant to lie« , « Tell the truth« ). Porcelain est né d’une envie comme d’un refus, Moby l’explique en postface, né d’une forme d’entrave : tenté de faire écrire ses Mémoires par quelqu’un d’autre, selon une pratique largement répandue, le musicien s’est vu répondre par son agent littéraire, que quand on descend d’Herman Melville, on se doit d’écrire soi-même… Et voilà Moby embarqué dans ce qu’il qualifie de « voyage dans le temps narcissique » et qui est pourtant tout sauf un exercice de complaisance ou de circonstance :

Porcelain est le récit d’une vocation comme d’un avènement à soi, la découverte du New York underground des années 90-2000, la rencontre de Patti Smith ou de mythes alors encore bien vivants comme David Bowie, « mon idole absolue », « à la fois souverain et menaçant », avec « sa voix sombre et reptilienne ».
C’est la traversée d’une scène artistique dans laquelle Moby finit par devenir quelqu’un, au prix de sacrifices, de volonté et d’une indéniable forme de génie. Porcelain est l’histoire de Richard Melville Hall, né en 1965 loin de New York, rêvant de la grosse pomme et de la scène électro, devenant Moby, faisant de sa manière de vivre (il est végane) un engagement éthique, voire politique.

Moby Porcelain
Moby Porcelain © Christine Marcandier

Tout commence dans le Connecticut, pour un gamin, « né sur la 148° Rue à Harlem en 1965 », dépérissant loin de New York, accro aux découvertes que lui permet la radio, comme Love Hangover de Diana Ross, passionné par la science fiction, voyant dans ce double ailleurs la confirmation que « quelque part existait un univers à la fois sensuel, robotique et hypnotique. Immaculé ». C’est ce «quelque part» qu’il lui faut trouver et atteindre.

Moby raconte ses galères avec humour, malgré des blessures que l’on sent encore à vif alors que le succès aurait pu tout effacer ou recouvrir d’un vernis de légende : c’est, en 1989-90 le squat dans une usine désaffectée de Stamford, à 65 km de New York (« ma Mecque »), sans eau ni chauffage « mais j’avais de l’électricité gratuite, la seule chose dont j’avais besoin pour ma musique » ; les mixtapes envoyées en vain aux maisons de disques et aux clubs. « J’avais vingt-trois ans, je faisais de la musique électronique, j’étais presque sans-abri, mon seul boulot payant était un job de DJ tous les lundis dans un minuscule bar de Port Chester, dans l’État de New York »…

Puis le miracle : le Mars l’engage pour ses soirées du vendredi, Moby déménage ses bouquins de SF et ses disques à New York, trouve une colocation dans le Lower Manhattan, « plein d’appartements pas chers parce que c’était un quartier sale et dangereux, et personne n’avait envie d’y vivre ». Qu’importe,
« New York était pour moi une ville mythique, à la fois sombre, inquiétante, parfaite ». Le changement est radical, malgré la pauvreté comme transition : en 87, Moby devient végane, arrête de boire, se plonge dans la Bible et il devient ce « petit Blanc de vingt-quatre ans qui jouait du hip-hop et de la house dans des clubs blacks, latinos et gays. La musique blanche m’ennuyait, j’adorais me retrouver dans un monde différent du mien ».

Porcelain est le récit d’une ascension lente vers le succès, le premier contrat vécu comme une assomption (un leurre), la peur panique devant des salles de plus en plus grandes (le Palladium), les ruses pour manger et survivre tout en achetant un maximum de vinyles, le premier set avec son « propre nom sur une affiche de concert à New York », les premières rencontres un peu dingues (Miles Davis, Madonna, Nina Hagen, Jeff Buckley alors totalement inconnu, croisé parce qu’il est le nouveau mec de son ex-petite amie) et le titre qui va déclencher une carrière internationale, Go. Moby raconte l’inspiration depuis trois notes de Twin Peaks, l’Angleterre qui s’enflamme pour le titre. Pourtant, à cause du graphisme de la pochette, tout le monde croit que l’artiste se nomme « Moby Go ». Ce sont les premières télés (Top of the pops), les traversées de l’Atlantique pour jouer dans des boîtes, le succès qui se confirme pour celui qui écrit s’être « imposé dans un paysage musical artisanal, né de l’enthousiasme de <s>a génération » : « j’avais beau être un petit WASP coincé du Connecticut, le monde de la rave m’avait offert une deuxième naissance, une fois sur scène, je jouais sans la moindre honte, dans un bonheur total ».

Moby, dessinLà est la force de ce livre, révéler un homme sous le nom de scène, curieux, passionné, engagé, ironique quand la douleur est trop intense, s’ouvrant dans Porcelain sur les failles et doutes de l’enfance qui ne se taisent pas, que le succès ne peuvent effacer : « je n’arrivais pas à me débarrasser d’une panique diffuse et permanente ». Moby narre la mort de sa mère, ses tourments sentimentaux, ses problèmes avec l’alcool mais aussi sa volonté d’œuvrer autrement, sa conscience d’être « une anomalie ». Il survole alors une chaîne de montagne et sous l’avion, « l’Ouest américain s’étendait au loin à mes pieds. Personne au monde ne me voyait, ni moi ni les autres… Nous arpentons la Terre, pensais-je, nous l’exploitons, nous la massacrons. Nous construisons des édifices, nous irriguons des plaines arides, mais la Terre remarque à peine notre présence. Nous mesurons le temps en décennies. La Terre mesure le temps en millions d’années. Nous sommes une anomalie. Je suis une anomalie ».

Porcelain est ce mix totalement singulier d’une ascension de Moby vers le succès et d’une conscience toujours plus aiguë du monde qui l’entoure, d’une attention à la cause animale, à l’écologie, la sensation d’une chute comme dans cette scène hallucinante où il regarde les Twin Towers, « deux sentinelles stoïques ancrées dans Manhattan comme dans le support d’une boussole ». Il est au pied de la tour Sud et lève les yeux : « c’était la énième fois que je le faisais, mais chaque fois j’avais l’impression que la gravité était inversée et que je tombais vers le haut ». Là est Porcelain, dans ce mouvement paradoxal, ce récit d’une chute vers le haut.

Moby, Porcelain (2016), traduit de l’anglais (USA) par Cécile Dutheil de La Rochère, Points, 2017, 501 p., 8 € 20.