Claude Ollier, vertige et rigueur : le fonds de la BNF, par Olivier Wagner

BnF, Mss., NAF 28509(26), Obscuration, f. 2. © Olivier Wagner avec l'aimable autorisation d'Ariane Ollier-Malaterre (détail)

Claude Ollier avait fait le choix en 2008 de faire don à la Bibliothèque nationale de France de l’ensemble des manuscrits de ses œuvres romanesques, de La Mise en scène à Wert et la vie sans fin, en tout vingt-et-un romans publiés de 1958 à 2007. La question de la survie posthume de son œuvre lui avait semblé en effet nécessiter un acte de dépossession qu’un auteur n’envisage jamais avec sérénité. Il s’agissait sans doute ici d’un choix infiniment pertinent, car il permettait, en préservant l’unité et la cohérence d’un ensemble qu’il avait maintenu avec beaucoup d’attention, de rendre possible la création d’un regard rétrospectif au sujet d’une œuvre dont l’unité, la constance et l’ampleur frappent inévitablement. Ce don initial fut complété à la fin de l’année 2016 par l’achat des archives subsistantes de l’auteur et en particulier de sa correspondance reçue.

BnF, Mss., NAF 28509(1-2), La Mise en scène, vue du manuscrit. © Établissements Ardouin - maison de reliure
BnF, Mss., NAF 28509(1-2), La Mise en scène, vue du manuscrit. © Établissements Ardouin – maison de reliure

La forme d’un manuscrit présage-t-elle du contenu d’une œuvre ? Cette question, quand on l’applique à la pratique de l’écriture de Claude Ollier, conduit à des réponses tout à fait paradoxales. Pour une œuvre qui n’a cessé d’explorer les problématiques de l’étranger, du dépaysement, de la perte de tous les repères et de destruction du sens, les manuscrits de Claude Ollier traduisent l’extraordinaire rigueur de l’écrivain dans l’organisation de son travail.

Claude Ollier n’a jamais écrit que sur du papier brouillon, toujours placé dans le même sens, le texte imprimé du brouillon au verso, dans le sens inverse de l’écriture au recto. Pour les manuscrits de La Mise en scène à Fuzzy sets, soit pour des œuvres publiées de 1958 à 1975, Claude Ollier utilisait un papier de format standard, provenant de l’établissement familial d’assurance. De Marrakch Médine à Wert et la vie sans fin, Claude Ollier réutilisa sans fin des bulletins ronéotypés de France Culture de petit format, dont il couvrait méticuleusement l’espace d’une écriture très serrée.

BnF, Mss., NAF 28509(26), Obscuration, f. 2. © Olivier Wagner avec l’aimable autorisation d’Ariane Ollier-Malaterre

Dans son exercice patient et déterminé de l’écriture, Claude Ollier s’était ainsi conçu une gymnastique, ou disons un rituel ou encore une routine : l’après-midi de travail s’incarnait dans la complétion d’une de ces petites pages. Ainsi que Claude Ollier le disait lui-même, il ne passait à la page suivante que lorsqu’il était bien certain de l’achèvement de la page en cours. La complexité des corrections, ratures et réécritures témoigne de l’intensité du travail de rédaction, paragraphe après paragraphe, phrase après phrase. La précision virtuose dans la composition du texte se lit avec clarté dans ces compacts brouillons.

BnF, Mss., NAF 28509(14), Fuzzy sets, f. 189. © Olivier Wagner avec l'aimable autorisation d'Ariane Ollier-Malaterre
BnF, Mss., NAF 28509(14), Fuzzy sets, f. 189. © Olivier Wagner avec l’aimable autorisation d’Ariane Ollier-Malaterre

Les manuscrits donnés par Claude Ollier comprennent ainsi pour chacune de ses œuvres – et cela devient de plus en plus vrai à mesure que l’acte d’écrire s’enracine dans une habitude – un dossier de notes préparatoires comprenant des chronologies, des glossaires, mais aussi des dessins explicatifs et des éléments de cartographie. Le manuscrit en lui-même se présente selon l’aspect immuable que l’on vient de décrire, tandis que la dactylographie, tapée par Claude Ollier lui-même sur son Olivetti témoigne d’une seconde étape, déterminante, de répartition du texte dans l’espace.
L’étude des manuscrits de Claude Ollier montre en effet assez clairement que ce n’était qu’au moment de la copie mécanique du texte qu’intervenait l’étape si importante de la détermination de l’espace entre les paragraphes : le texte, puis son espace. Aucun manuscrit n’est plus spectaculaire en ce sens que la dactylographie réalisée ou plutôt devrait-on dire rêvée par Claude Ollier pour Fuzzy sets. Le contraste est saisissant entre le manuscrit, constitué d’un bloc de texte homogène, à peine ponctué de paragraphes épais et la reconstitution fractale qui en est faite au moment de le taper à la machine, adoptant des formes aberrantes, coupant le texte dans des marges progressivement décalées, trouant et décalant un texte dont le sens se trouve radicalement changé par cet exercice.

BnF, Mss., NAF 28509(13), Fuzzy sets, f. 21. © Olivier Wagner avec l'aimable autorisation d'Ariane Ollier-Malaterre
BnF, Mss., NAF 28509(13), Fuzzy sets, f. 21. © Olivier Wagner avec l’aimable autorisation d’Ariane Ollier-Malaterre

Malheureusement pour Claude Ollier, la composition d’un texte pour l’impression rendait impossible la transposition pour un usage commercial de ses tentatives typographiques. Cette leçon amère a sans doute été retenue et Claude Ollier ne s’est jamais plus lancé dans des travaux de réorganisation aussi virtuoses, mais chacune de ses œuvres après Fuzzy sets se trouve marquée, hantée, par la nécessité d’organiser la page selon des principes d’aération qui permettaient à l’auteur d’ajouter par des silences des couches supplémentaires de signification ou plutôt de modification de la signification. Claude Ollier était trop fin mélomane, assurément, pour négliger le pouvoir du silence dans la musique et sans doute tentait-il aussi de conjurer un semblable pouvoir dans l’acte de la lecture.

La Bibliothèque nationale de France a mené depuis deux ans un travail extrêmement ambitieux de traitement du fonds Claude Ollier. L’ensemble des manuscrits de l’auteur a été numérisé, rendant accessible sur tous les sites de la bibliothèque la copie numérique de ceux-ci. Cet ensemble doit également bénéficier, au cours des années à venir, de reliures de conservation qui en permettront la sauvegarde pérenne. Un effort tout particulier a été consenti pour la réalisation d’une splendide reliure pour le manuscrit de La Mise en scène. Il avait semblé nécessaire en effet de trouver les moyens de rendre hommage par cet acte au premier lauréat du Prix Médicis, en 1958. Avec ses plats en ardoise et ses liens en toile, les relieurs ont fourni leur propre interprétation de l’hypnotisme minéral d’une des œuvres majeures du nouveau roman.

nF, Mss., NAF 28509(27), Fuzzy sets, f. 35 v°. © Olivier Wagner avec l'aimable autorisation d'Ariane Ollier-Malaterre
nF, Mss., NAF 28509(27), Fuzzy sets, f. 35 v°. © Olivier Wagner avec l’aimable autorisation d’Ariane Ollier-Malaterre

Les archives d’un écrivain ont un grand pouvoir curatif. Elles nous garantissent en effet de la tentation d’appréhender la carrière d’un auteur de façon trop synthétique. C’est particulièrement vrai pour Claude Ollier, dont l’activité littéraire s’est étendue sur plus de cinq décennies. On aurait tort sans doute d’ignorer les transformations dans la vie d’un créateur, à l’existence tantôt errante, tantôt enracinée. Le reclus de Maule et le jeune auteur dont le premier roman connut un succès d’estime éclatant sont bien une même personne, mais une personne placée dans des contextes, des ambiances, parmi des tempéraments bien différents. L’étude des archives tout récemment incluses dans le fonds Claude Ollier tracent plutôt le portrait infiniment paradoxal d’un ermite qui n’avait pourtant pas négligé en son temps les ivresses du collectif, d’un solitaire qui avait toujours su fort bien s’entourer.

BnF, Mss., NAF 28509(1-2), La Mise en scène, vue du plat supérieur de la reliure. © Etablissements Ardouin - maison de reliure
BnF, Mss., NAF 28509(1-2), La Mise en scène, vue du plat supérieur de la reliure. © Établissements Ardouin – maison de reliure

Le travail du conservateur, c’est humain, dépend en partie des émotions du lecteur qu’il ne peut s’empêcher d’être. Le lecteur est souvent inattentif ou superficiel, mais il arrive aussi qu’il se laisse éblouir et l’œuvre de Claude Ollier est une source d’éblouissement.
Claude Simon dans son Discours de Stockholm ou Nathalie Sarraute dans sa conférence Roman et réalité exprimaient une idée commune au sujet de l’histoire du roman et de son devenir. Ni l’un ni l’autre ne croyaient évidemment au progrès dans le domaine de l’art ou de la littérature. Mais tous deux se plaçaient volontiers dans une continuité, dans une course de relais, ainsi que l’écrivait Sarraute, où chaque écrivain prendrait la suite de ses prédécesseurs.
Claude Ollier apparaît ainsi comme un prédécesseur capital : s’il s’agit de se demander jusqu’où peut aller le travail sur la forme du roman, c’est à son œuvre, précisément, qu’il faut se référer. Nul en effet n’est parvenu à aller aussi loin, avec autant de constance, dans l’expérimentation, dans la métamorphose.
Le lecteur inattentif, le lecteur superficiel n’y trouvera qu’obscurité, mais le lecteur ébloui en sera lui convaincu, c’est à partir de cette source toujours merveilleusement vive que bien des choses pourront encore être dites.

Olivier Wagner

Olivier Wagner, archiviste paléographe, est ancien élève de l’École nationale des chartes. Aujourd’hui conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, il y est notamment en charge des fonds Claude Ollier, Nathalie Sarraute et Michel Butor.