Emmanuel Macron ou le macronisme est un donjuanisme

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Insensiblement, au terme d’une semaine où il a enfin parlé, Emmanuel Macron dévoile de plus en plus, sur la scène médiatique que les médias s’offrent à eux-mêmes à travers lui, ce qui détermine son geste politique ou plutôt son apolitisme centré : le macronisme est un donjuanisme. Insensiblement de la juste déclaration sur le crime contre l’humanité que constitue la colonisation jusqu’à la scandaleuse et honteuse déclaration homophobe à destination de la racaille fasciste du 16e arrondissement de la Manif pour Tous, Macron invente, jour après jour, un geste politique qui ressortit peu à la politique, qui confond la politique avec le plébiscite (quand d’aucuns l’hystérisent en confondant politique et polémique), qui confond avec force la politique avec la séduction. Comme si Macron était un être baroque, chu hors du théâtre baroque, le Don Juan de la politique, celui qui sait opposer à toutes ses défaillances une imparable séduction amoureuse.

Car, contrairement à nombre de politiciens, le modèle politique de Macron n’est en rien le prince de Machiavel. C’est un seigneur pourtant, mais un homme en cavale, un homme qui passe de conquêtes en conquêtes, de femmes en femmes, de déclarations en déclarations, qui ne cesse de se contredire d’une heure à l’autre, d’une minute à l’autre, d’un instant au suivant. De fait, le modèle le plus franc de Macron est plutôt bel et bien Don Juan, qu’il s’agisse de celui de Tirso de Molina ou de celui de Molière, à savoir un homme purement baroque qui comme le disait Le Bernin de ses sculptures mouvantes, n’est jamais aussi semblable à lui-même que lorsqu’il est en mouvement. La colonisation est un crime contre l’humanité. Non la colonisation n’est pas un crime contre l’humanité. France, je t’aime. La Manif pour tous a été humiliée. Non je défendrai le mariage pour tous contre vents et marées. France, je t’aime. Pour Macron, chaque frange de la population n’est pas un peuple à convaincre mais un peuple à séduire comme si, insensiblement, il était le symptôme le plus actif de ce qu’est en 2017 le champ politique en France, à savoir non plus une aire politique mais une aire psychologique, une aire psychosomatique – ou pire : un psychologisme comme si la France était devenu un inconscient à ciel ouvert, un inconscient à toit ouvrant d’où chacun exhume un refoulé et autant d’affects alors en goguette sur lequel aucun discours ne peut s’articuler. Avec Macron, la politique se fait non plus conflictuelle mais affectuelle.

Déjouant toute perspective politique, se cherchant sans le savoir mais le sachant quand même un modèle psychologique, la politique de Macron s’offre sans répit mais avec une tranquille assurance comme une permanente séduction donjuanesque par laquelle Macron est à chaque fois et à l’instant où il le dit dans une seule et unique vérité : celle de sa séduction. Comme Don Juan, il n’éprouve que la vérité unique de son instant – faisant non de la politique par séquence – mais homme de média, figure télégénique mais télé sans génie, fabriquant à chaque déclaration une pure déclaration au sens amoureux du terme, la bouche devenant l’oreille qui est celle qui veut entendre, faisant de chaque séquence une scène de presque marivaudage où il s’agit par le dire d’apparaître.

L’amour de Don Juan pour les femmes comme celui de Macron pour la France ne se donne pas comme une simple demande mais fait de l’amour, de la déclaration et de son retour énamouré la condition d’un apparaître : la déclaration d’amour de Marcon est toujours une demande de visibilité, une grande quête d’apparaître par où il est à lui seul l’acteur et la scène de son propre théâtre. Mais Macron ne joue pas. Nous ne sommes pas ici dans la métaphore rebattue et populiste sinon poujadiste de l’homme politique comme acteur et cabotin. Il aurait pu justifier par Ricoeur, ce souci d’oublier, d’œuvrer à un devoir d’oubli, lui qui a été précisément l’assistant éditorial du philosophe pour La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Mais Ricoeur est devenu ici le Pierrot de Molière car, chez Macron, la France est sa Done Elvire.

À rebours de ces considérations de l’homme-politique-comme-acteur-qui-ment, Macron dévoile un geste politique qui ne ment pas mais emprunte au théâtre en ce que son positionnement au centre doit se lire, comme décidément tout homme d’image, comme on dit de Don Juan qu’il veut être perpétuellement au centre de la scène. Sans le savoir, la récente couverture de L’Obs ne s’y trompe pas puisque on lui fait revêtir comme à une poupée, un acteur, ou Don Juan se déguisant pour échapper à ses assaillants, les vêtements du président de la République, attestant également et fortuitement combien, par l’image, il est non l’objet mais le jouet des médias – à savoir, ce que les médias produisent de mieux, une image dramatisable, un dramaticule, une méta-image, Macron parlant des médias qui, eux, parlent de Macron qui lui-même parle des médias qui parle des médias qui parlent de Macron, ad lib. Molière découvrirait alors à son corps défendant que Don Juan est le candidat de l’inceste de l’image. Avec Macron, ressortissant davantage désormais à une créature de Sophocle et Pasolini, Don Juan est devenu totalement oedipien.

Cependant, là où Macron imprime un geste supplémentaire à Don Juan, où, de fait, il actualise et rend la figure de Don Juan contemporaine, c’est sans doute en affirmant, là encore malgré lui (Macron est la première image à commettre des lapsus), en affirmant donc aussi bien que notre société est au centre parce que son modèle profond n’est plus le clivage mais la chute des barrières, à savoir non pas l’agora politique mais l’open space. Comme un jeune cadre dynamique par lequel Don Juan se découvrirait aujourd’hui patron d’une start-up, Macron fait tomber les cloisons comme dans un bureau à La Défense pour faire de tout sujet de discussion non un espace de centre politique ou au mieux un lieu de démocratie mais au contraire une constante et harassante inspiration managériale.

En ce sens, il est la pure image d’un temps où tout vient à se confondre et à se chevaucher, pas un rendez-vous amoureux sans qu’on vous parle de « mon boss », l’horreur de notre temps, sans qu’on s’investisse dans un travail synonyme d’épanouissement personnel – où tout discours néo-libéral devient l’occasion d’une parlure collaborative où la société devient un écosystème de désirs à entretenir et épanouir. Macron est le Don Juan de ce jardin urbain, son jardinier le plus expert, celui dont les meetings sont un date hyperbolique – un speed-dating (c’est sa campagne, la version cool de la blitzkrieg sarkozyste) mais sans sexe, un Don Juan asexué dont les discours n’ont cependant rien du libertinage sauf à considérer que, tant ses discours ne veulent littéralement rien dire, qu’il papillonnent d’une phrase à l’autre, d’un mot à l’autre. Il serait ici illusoire de croire que les discours donjuanesques de Macron relèvent d’une simple stratégie de communication – il y a néo-libéralisme discursif mais ici dans la mutation du discours en image.

De fait, les discours de Macron ne sont pas des discours : ce sont des images de discours, des discours qui transmuent la parole en image de parole, joue de l’image de la parole et des figures en jeu. « Penser printemps, c’est réconcilier l’ambition et le réel » clame sans sourciller le jeune Don Juan devant des foules non pas en transe (il n’est pas chef de secte) mais des foules littéralement transies car il parle dans des tours poétiques jusqu’à l’incompréhensible et le ridicule. Car Macron est une image qui ne cesse d’être image : un pur produit qui, à défaut d’être cultivé, se désire culturel. Sciemment, le poétique devient chez lui le malaise et le cri du phatique. Barthes disait que « je t’aime » relevait de la fonction phatique : le contact pour le contact. Tous les discours de Macron relève de cette fonction portée à l’incandescente échelle du poète, qui, comme René Char qu’il cite sans cesse, devient ici une figure de séduction mais où René Char n’écrit pas de la poésie mais sa caricature – comme si René Char se réveillait en 2017 dans le corps du poète crotté d’Angélique marquise des Anges.

Pourtant, en politique, l’affectuel ne peut pas tout. Macron ne peut être Don Juan jusqu’au bout : Molière n’aurait jamais ainsi imaginé que Don Juan puisse devenir la Statue du Commandeur, à savoir le Président ultime. La contradiction se heurte au factuel qui rattrape toujours Don Juan et laisse Macron devant ses contradictions irréconciliables à défaut d’être inavouables. Hamon l’a compris qui lui opère une campagne médiatique en coulisses, à rebours parfaitement exact de l’image Macron, une campagne littéralement sans image où, de nuit, sans lumière, il va à la rencontre des gens – traverse sans hologramme aucun le champ politique pour dire en non-image (il a acté la coupure médiatique dont il est victime) la puissance de ceux qui n’ont pas d’image : la non-image Hamon va vers le dissimulé, le non-visible, c’est-à-dire le social et le quotidien dont les médias ne peuvent rendre compte car Hamon nie à la politique sa scène ou pire sa saynète mais la lance dans le devenir visible, procès plus long mais vainqueur car Hamon a compris que l’image télévisuelle n’est jamais une image mais toujours une ligne de flottaison au-delà de laquelle il faut apparaître sous peine de couler. Et, à la différence de Macron, il y a du Hugo chez Hamon.

Mais il y a aussi et surtout chez Macron en politique ce que Deleuze nommait en conclusion à son Nietzsche : la pensée bariolée qui trouverait ici à s’exprimer dans la politique bariolée – à ceci près ici que tous les termes sont neutralisés les uns par les autres. Dans ce patchwork mal ravaudé, on trouve en même temps et contre toute notion de conjonction et de cohérence tout et n’importe quoi avec constance. Hors de toute tentative de séduction, il n’y a même plus ici incohérence non plus qu’oxymore mais synthèse dans un seul homme – synthèse décidément de tout et n’importe quoi (sauf de Théo, on n’en parle pas, il est l’invisible dans le discours macronien ou plutôt sa parlure politique) dans une image qui flotte, cette décidément méta-image.

Car Macron ne cesse jamais d’être une image. Il est sage comme une image – une image non bariolée finalement mais une image à colorier. Il est le petit garçon de la politique, celui qui devait imiter Jacques Chirac à la fin des repas arrosés. La politique ne peut pas en rendre compte – seule la sémiologie et les Unes de magazine peuvent saisir son image. Mais, ce que ses partisans ont oublié, c’est le danger que rencontre toute image : le moment où elle doit parler. Ce qu’on peut nous souhaiter de mieux, c’est que Macron demeure une image sans légende.