Entretien de Frédéric-Yves Jeannet avec Dominique A.

Dominique A © Frédéric-Yves Jeannet
Dominique A © Frédéric-Yves Jeannet

10.02.17

Cher Dominique,

Je suis en train de faire à toute vitesse un livre d’entretien avec Pierre Bergounioux, et de mettre la dernière main à un autre avec le compositeur Julio Estrada. Si vous en êtes d’accord, on pourrait faire le nôtre ensuite.

(…)

Bonjour Frédéric-Yves,

Merci de votre constance à mon égard. Je serai bien entendu ravi de débuter ce livre, même si je crains franchement de ne pas atteindre les hauteurs de vos échanges avec Pierre Bergounioux. Mais enfin, je veux bien essayer. Seul petit bémol, j’ai pas mal de choses en cours, deux disques, un projet socio-culturel à destination des publics en précarité sur Nantes, et un texte assez conséquent à remettre pour un bouquin de photos. Faites moi savoir quand c’est le bon moment pour vous, et je tâcherai de m’organiser au mieux.

Heureux de savoir que la maladie vous laisse un peu de répit.
A bientôt, amitiés transocéaniques,
Dominique

Frédéric-Yves Jeannet, Cuernavaca © Mathieu Jeannet
Frédéric-Yves Jeannet, Cuernavaca © Mathieu Jeannet

Cher Dominique,

Il n’y a pas de bon moment, pour personne : il n’y a que des éclairs à saisir. On peut échanger des mails quand vous voudrez, je vous pose des questions, vous répondez si vous en avez envie et quand vous en trouvez le temps. On pourrait même dire qu’on a déjà commencé, en fait. Quand on aura 100 pages, on arrête et on édite. Qu’en dites-vous?

Et bien allons y, Frédéric-Yves. Saisissons l’éclair (et c’est un phobique de l’orage qui vous parle).

C’est parti. Il est quelle heure chez vous ? Et d’abord, où êtes-vous ? Ce sera ma première question.

Il est 11h, je suis chez moi, dans ma chambre, allongé sur mon lit, et j’ai la Loire sous les yeux.

Ah, la France donc. Navez-vous jamais eu envie de la quitter, comme Houellebecq ? Mais vous lavez bien quittée en fait, pour la Belgique, un temps. Et puis pour des tournées, des voyages

Oui, un temps en Belgique, qui a duré une quinzaine d’années quand même. Mais non, je ne me suis autrement jamais projeté ailleurs, dans un pays où je devrais parler au jour le jour une autre langue. Je ne peux pas imaginer vivre ici ou là sans parler la langue, je me sentirais trop vulnérable. J’ai toujours aimé le voyage court, qui n’engage pas, et laisse des traces d’autant plus vives que tout est ramassé. Les concerts à l’étranger, finalement assez rares sauf dans les pays francophones et en Espagne, sont idéaux pour ça : je passe, et tout me traverse, et l’absurdité d’être parachuté dans un lieu où je ne reviendrai souvent jamais, où il vaut mieux même ne pas, m’aide à cristalliser le souvenir. Lorsque je suis en tournée en France, souvent, je ne me souviens pas des villes traversées, des salles où j’ai joué. Si je regarde la liste des concerts un an plus tard, je dois me concentrer pour mettre des images sur la plupart des noms de villes. Comme si, sans dépaysement, le concert consumait tout, réduisait tout à l’instant présent.

Magnifique réponse, merci. Cela me donne envie de te tutoyer. Cela fait 15 ans qu’on se vouvoie, tu ne trouves pas que c’est assez ?

Oui, ça commence à bien faire !

Merci. Je respire mieux. Je me sens tellement vieille France, parfois, si engoncé. Cest en 2002 quon s’était rencontrés, à Manosque. Et on ne sest jamais revus.

Oui, je me souviens bien, aux Nuits de la Correspondance à Manosque. Lors d’une interview animée par Colette Fellous pour France Culture. Je découvrais « les écrivains », ce monde, j’étais assez intimidé. Je le suis toujours, d’ailleurs, sans vouloir minauder.

Il ny a vraiment pas de quoi ! Et cest toi qui mintimides (la preuve, cest que je narrivais pas à te tutoyer)

Je ressens la même chose te concernant. Mais enfin, il faut dire, ce n’est pas évident, on n’a jamais bu un verre ensemble, et il me faut être honnête, tes livres m’impressionnent. Je n’ai rien contre une certaine distance a priori, et après, si on peut la réduire, c’est aussi bien.

Non, on n’a jamais bu un verre ensemble, c’est tragique.

Oui, c’est marrant, une relativement longue série d’occasions manquées. Et on a continué à s’écrire, à s’envoyer des livres, des disques…

J’ai même écrit une chanson pour toi, une sorte de poème, moi qui n’en écris pas, chariteque tu as mise en réserve, trio difficile à chanter. Mais l’une de mes plus grandes fiertés est que tu aies utilisé une phrase de l’un de mes livres dans une chanson de toi.

Oui, dans Pendant que les enfants jouent : « sur le pont des grands cargos gris fer ». C’est tellement précis, et tentant à chanter.

J’en suis très touché & très fier, vraiment. Tu dis que tu ne parles pas d’autres langues, pourtant je t’ai entendu chanter en anglais, et tu as même écrit en espagnol.

Oui, je me débrouille en anglais et un peu en espagnol. Sans doute que l’argument de la langue est un faux obstacle pour justifier ma sédentarité, relative. La vérité c’est que je suis attaché à la France, en partie parce que c’est là que je me suis construit artistiquement parlant, par rapport notamment à la musique qui s’y faisait, même si pas exclusivement. C’est un sentiment étrange, mais je me sens moins légitime, toujours artistiquement parlant, quand je joue en dehors de l’hexagone.

Ah, ça c’est curieux. Pourtant tu es si jeune.

J’ai 48 ans. ça se resserre quand même un peu.

Mais l’attachement à la terre, à une langue, je comprends parfaitement, j’éprouve le même pour la terre du Mexique et la langue espagnole. Tu as fait une chanson très belle, entre nous soit dit, en espagnol.

Merci. Tu veux parler d’Hasta que el cuerpo aguante, je suppose ? Seul le refrain est en espagnol. Un ami sévillanais me parlait d’un musicien français pour qui passer les Pyrénées impliquait obligatoirement de se mettre la tête à l’envers, et il a eu cette expression que je trouve magnifique, avec l’aguante qui m’évoque, et c’est peut être un contresens, cette idée d’asséchement.

Oui, c’est très beau, cette expression, et ça m’a plu que tu construises une chanson autour de ma langue, enfin, disons l’une de mes langues. Ça fait des années que je te dis de venir me voir, on peut organiser un concert sans problème, avec lAmbassade, il y a au Mexique une vaste communauté franophone & francophile, depuis l’époque de Maximilien, puis de Porfirio Díaz.

C’est vrai, je freine bêtement des quatre fers parfois. J’essaie de maintenir à flot une vie privée, vaille que vaille, et j’y parviens, mais ça suppose de sacrifier certaines occasions. Ce n’est pas de la peur, mais ça rejoint cette sensation d’illégitimité que je peux ressentir parfois en jouant à l’extérieur, et qui fait que je me concentre un peu trop exclusivement sur le même périmètre depuis 25 ans, France, Belgique, Suisse, parfois Québec, parfois Allemagne, et Espagne, qui reste le seul pays hors francophonie où je joue régulièrement, ce qui est très important pour moi, comme l’assurance d’un « toujours possible » à l’étranger, indépendamment du langage.

Tu as aussi chanté en anglais.

Oui, parce que ça amène la voix sur un terrain beaucoup plus ouvert. Phonétiquement parlant, le français est compliqué, le sens peut tellement porter préjudice au son. On est obligés d’être sur ses gardes, en chantant en français. Je soutiens que pour être convaincant, et sauf exceptions notables (Brel, Ferré, Cantat…), il gagne à être chanté « à l’horizontale », si j’ose dire, parce qu’il n’est naturellement pas très accentué, contrairement à tant d’autres langues, dont l’anglais. Mais chanter en anglais, pour moi, c’est une soumission, on fait allégeance. Je comprends, certains français le font très bien, mais ça reste politiquement problématique selon moi : c’est d’une certaine façon entériner la disparition de tant d’autres langues. J’avais fait une chanson sur ce sujet, « L’inuktitut », sur un mode un peu caustique, assez peu fréquent chez moi.

Tu y parles aussi du maori, qui m’est très cher.

*

Tu vois comme c’est facile de faire un livre à deux voix ?

Oui, et c’est plaisant. Et malgré tout, nous en sommes encore à nous écrire !

On parle comme on écrit, aujourd’hui. Ou l’inverse. Quant aux livres, on peut même en faire sans s’en rendre compte, ça m’est d’ailleurs arrivé. J’enregistrais, j’enregistrais (Butor), et quand il a fallu transcrire j’avais 5 ou 6 chapitres déjà là.

Je recherche ça, lorsque j’écris des chansons. Une forme d’inconscience, on fait sans se voir faire. On ne s’y met pas, c’est comme si c’était là, à portée. ça se produit souvent quand je reviens chez moi, après un voyage. Je prends ma guitare et une chanson est là, comme si elle m’attendait. Le travail, c’est après, et ce n’était pas une évidence pour moi, de travailler « après ». J’ai été paresseux, je lutte toujours contre ça.

Eh bien tu as déjà gagné la bataille ! Tu sais, j’aurais voulu être musicien, j’ai dû te le dire.

Oui, je sais. Je suis heureux d’en être un moi même, j’aime l’immédiateté de la chanson en particulier, mais mes ressentis les plus forts aujourd’hui, je les ai avec la littérature, plus avec la musique. Plus j’en fais, et plus je suis impliqué, ce qui est le cas, je n’ai jamais autant travaillé sur mes chansons, et moins je suis sensible à la musique des autres.

Mon petit frère (plus grand que toi, quand même) est violoncelliste professionnel.

Ah bon ? Donc, tu l’envies ?

Mon frère ? Non, je ladmire.

C’est mieux.

A mes yeux, la musique est lart majeur. Dis, je vais me préparer un petit-déjeuner, on peut faire une petite pause ? Je suis en train de frire un œuf

Oui, j’allais te le proposer, j’ai un rendez vous d’ici peu, et mon petit garçon à coucher pour sa sieste. Je te laisse à ton œuf. A bientôt.

À très vite.

Dominique A La Fossette
© Lithium

11-13.02.17

On remonte à La fossette ? Ou avant ?

Ma vie est clairement divisée en deux, avant La fossette, et après. Alors, c’est comme tu veux, vraiment.

Je pense qu’il faudrait quand même rebrousser le tunnel du temps à travers les Sons cardinaux, et plus précisément jusqu’à cette chanson extraordinaire que tu as enregistrée à 12 ans, avant davoir mué, Agonie d’un soleil. Dis-moi, ça commence où, en fait ? Ces enregistrements maison que je mentionne, ça nous ramène à 1981, puis au mitan des années 80, et tu ne tes fait connaître quune décennie plus tard avec La fossette, qui marque ton entrée en musique et en littérature, en 1992.

Dominique A, Les sons cardinaux
© Cinq7-Wagram

C’est une bonne idée de commencer par « Les sons cardinaux ».
Pour resituer, c’est une compilation de morceaux enregistrés sous forme d’essais ou de maquettes, sur plus de 25 ans, et qui est le pendant sonore d’une biographie que m’a consacré Bertrand Richard, « Les points cardinaux ».

Mon travail – je n’aime pas beaucoup le mot, mais je vais t’épargner l’ »œuvre » – y est commenté sous l’angle de la topographie, nombre de mes chansons faisant référence à des lieux, imaginés ou visités. Comme j’aime l’idée de divulguer la quasi totalité de ce que j’enregistre en marge des disques « officiels », sans trop de filtre, j’y ai vu l’occasion de faire correspondre au livre une sorte de jeu de pistes auditif : chaque enregistrement y est ainsi rattaché à un endroit, ou à une direction. Avec ce projet, j’amorçais une collaboration avec une nouvelle maison de disques, Cinq 7, sous l’angle rétrospectif donc : comme si à un contexte neuf, devait répondre un retour en arrière, en appui de la suite.

« Agonie d’un soleil » est une des douze chansons a cappella de la première cassette enregistrée sur le magnétophone familial, acheté quelques jours plus tôt : je me souviens très bien de l’arrivée de cet objet dans l’appartement où nous vivions à Provins, en Seine-et-Marne. C’était un émerveillement, j’ai tout de suite vu le parti que je pouvais en tirer. Et de fait, je me le suis accaparé, m’enfermant avec pour improviser sur la bande, inventant en direct des mélodies sur des poèmes que j’avais écrits.

J’ai choisi de rendre publique celle-ci parce qu’il y a dedans beaucoup de ce autour de quoi je vais ensuite tourner : la mort, la lumière, avec une approche mélodique lyrique, très française. C’est en quelque sorte assez programmatique ! Je pense sincèrement qu’on ne s’améliore pas : c’est là ou pas, ou dissimulé un temps. Après, on travaille, et ce n’est pas forcément le plus intéressant. Je ne dis pas que ça ne l’est pas du tout, ni nécessaire, mais le travail fait dans la plupart des cas juste bouger le curseur de la recevabilité d’une œuvre – bon, finalement j’y viens. Quitte à passer pour un prétentieux, je voulais dire en diffusant cette chanson que dans mon cas, c’était « là » depuis le début, en ni pire, ni meilleur. Enfin, j’espère, car sinon, ça voudrait dire que ça n’y a jamais été.

Je partage ton avis. Certains, comme Michon ou Bergounioux, se mettent soudain à écrire passé 30 ans, même sils étaient conscients dès lenfance de leur projet, je pense. De sorte qu’il n’y a pas d’avant-textes, que tout ce qu’ils produisent est d’emblée parfait, sans bavure.
Dautres, comme toi et moi, écrivons dès toujours, comme disait Rimbaud, et produisons beaucoup de brouillons.
« 
Agonie d’un soleil est hallucinant, prémonitoire. Quand et comment as-tu su que ta vie tournerait autour de ça, était-ce avant même ce premier enregistrement ? On te lavait dit, dans ton entourage ? On tavait encouragé à développer cette voix? Tu étudiais le solfège, un instrument ?

« Dès toujours » : c’est magnifique, je ne connaissais pas.

J’ai deux souvenirs, on va dire fondateurs ; l’écoute de « La fanette » de Brel, un monde qui s’ouvre, une musique et des mots qui répondent à la mélancolie déjà ancrée en moi, et une chanson apprise en primaire, à la même époque : j’ai 7 ans, l’institutrice remplaçante nous fait chanter, et elle repère ma voix, me fait chanter en solo les couplets. A partir de là, la voix est tracée, j’ai envie de dire, tant pis si le jeu de mots est facile, il me semble juste. Mais tout ça reste très secret ; mes parents sont heureux de m’entendre chanter sur les disques qu’ils écoutent eux mêmes (Brel donc, mais aussi Ferré et Ferrat), je me les passe même en leur absence, mais je ne me rappelle pas qu’ils s’en enorgueillissent auprès de quiconque, et moi encore moins. Je dessine beaucoup à la même époque, et tout le monde, moi le premier, imagine que c’est là ma vraie passion.

La chanson est là, en accompagnement, je ne sais pas encore à quel point elle est déterminante, il n’y a chez moi aucun désir arrêté, aucune certitude. Il n’y a pas d’instrument à la maison, aucun apprentissage musical. Juste le goût du mot chanté, qu’on m’a transmis, et une compréhension instinctive de ce qu’est une chanson, de ses forces et de son magnétisme. Mon père m’a confié il y a deux ans qu’il écrivait des chansons quand il était jeune ; il me l’a dit presque timidement.

Pourquoi n’aimes-tu pas le mot travail », ça te fait penser au salariat de bureau ? Tu préfères activité” ?

Ce n’est pas que je ne l’aime pas, mais j’ai simplement du mal à l’associer à mon activité. Je peux m’acharner sur un morceau si besoin est, un peu plus que par le passé où je me contentais parfois de peu, à partir du moment où il me semblait que l’essentiel y était. Disons que je ne lui attribue pas forcément toutes les vertus qu’on lui prête : à mes débuts, un critique avait en substance écrit que ça deviendrait peut être intéressant le jour où j’aurais décidé de m’y mettre vraiment. J’ai suivi son conseil, et commencé à peaufiner, à ne plus me satisfaire du premier jet. J’y ai gagné en précision, en « recevabilité », dans le sens où certains auditeurs rebutés par l’aspect brut des premiers enregistrements, voulu comme tel, m’acceptaient finalement. Maintenant que je suis plus aguerri, reconnu comme un professionnel dans ma catégorie – c’est affreux, mais il faut dire les choses -, ce que je fais est-il plus intense ou pertinent que par le passé ? Je l’espère, mais il est permis d’en douter.

Beaucoup de gens me parlent encore de mon premier disque, qui a désormais un quart de siècle, et la nostalgie n’explique pas tout. Le dilettantisme dont je faisais preuve à l’époque – incapacité à m’accorder et à prendre le son correctement, sens du rythme relatif – n’a pas altéré la conviction que j’y ai mis, et les quelques préceptes dont je n’ai alors pas dévié – sobriété, absence d’effets sur les instruments et la voix, autonomie totale – ont contribué à donner à ce disque sa singularité. Tu conviendras que l’idée de travail a dans cette histoire bien peu sa part. Même s’il est indéniable que si je n’avais pas travaillé par la suite, si je m’étais enferré dans l’approximation au prétexte du charme de l’ébauche, les gens se seraient détournés de moi, et mon parcours musical aurait fait long feu.