December 7, 2014 (Fifty-Three Days, journaux américains, 50)

© Franck Gérard. Avec le soutien de l'Institut Français et de la ville de Nantes

LOS ANGELES /Twenty-fourth day

Lorsque je débarque quelque part, et même parfois dans la rue, on me dit « how is it doing ? ». C’est une formule de politesse à laquelle tu n’as pas besoin de répondre ; c’est juste une forme de bonjour. Mais je réponds toujours « fine, what about you ? ». Soit on évite la confrontation, soit cela va plus loin ; ce n’est pas une stratégie, c’est naturel ; mais cela se transforme en stratégie, de facto. Lorsque les choses sont « ancrées », pourquoi ne pas essayer de lever l’ancre ? C’est un jour entre-deux : entre haine et amour, entre fatigue et énergie, entre ciel voilé et soleil. On me « ride », on me jette sur Glendale Ave., presque au bout de la Highway Two. Je sais où je suis ; je suis passé à pied par-là, exactement. C’est dingue à quel point j’ai marché finalement. J’ai un RDV sur Echo Park Avenue. Je passe sous la Highway ; une voiture arrive ! Mais quelle beauté ! JFK aurait pu être à l’intérieur. Il y a un couple : l’homme conduit, la femme et ses lunettes de soleil, le gamin derrière qui ferme les yeux. C’est juste magnifique. C’est un de ces clichés que j’aime. C’est la mythologie américaine ! Barthes aurait pu autant écrire sur cette caisse que sur la DS. Je ne connais pas la marque mais immédiatement j’identifie cette voiture ; du moins ce type de véhicule. Je me pose toujours la question : pourquoi les designers de voiture ont, pour la plupart, abandonné. Un peu moins ici, surtout lorsque tu es riche. Citroën aurait dû surfer sur la « dodoche », non ? Comme les allemands avec leur « beetle » ou les italiens avec leur Fiat 500…

Mais revenons à Echo Park. Ça monte dur sur Ewing Street, du 4% minimum. Dans le béton de la route, des croix sont gravées ; svatiska, croix de fer ; une putain d’ambiance ! Plus tard, on me raconte une histoire géniale ; comme quoi un bus serait arrivé tout en haut d’une de ces cotes et se serait retrouvé coincé, en équilibre sur les deux arêtes d’une de ces pentes ; à l’instar d’une « balançoire ». Un panneau « Dead end » devant une rue avec un point d’interrogation rajouté ; c’est assez poétique, de mon point de vue. Je redescends, je remonte sur Avalon Street. Pas de châteaux ! C’est bien violent comme début de matinée.

Continuellement, cette nature magnifique ! J’arrive au 1850 Echo Park Ave ; je rentre. Ambiance cool, bobo ; un céramiste ou des céramistes qui vends/vendent leurs créations pour Noël. Pas mal de choses orientées sur le mouvement « Memphis ». Je bois un café, attends mon RDV qui tarde ; naturel, lorsque l’on a un bébé ; on se cale sur son temps à lui. Du coup, on ne se voit que très peu de temps car on me propose un ride sur Hollywood Blvd. Il est déjà 13h00 passé ; je vais manger. Je sais où c’est bon dans le coin. Devant moi, une femme qui marche pieds nus ; elle est ailleurs, parle toute seule. C’est le lot de la rue, j’en vois tous les jours des êtres errants et perdus. Je passe devant un immeuble que l’on détruit. Le chantier est ouvert ; je demande à « l’ouvrier surveillant » si je peux faire « a picture », « why ? » ; juste parce que c’est le dos d’Hollywood, l’envers du décor, la réalité, selon moi ; il rit et acquiesce. Un mec attend le bus ; c’est étrange, il a un look  « normal » pour Hollywood : cravate sur le dos avec une perruque blonde genre Marylin Monroe. J’adore, souvent, la manière dont les gens assument leurs personnalités à L.A. Une femme en rouge et son chapeau, elle est « classe » ! Une fois de plus, le musée de la mort ! Un biker ! Les mêmes, encore les mêmes, arpentant le trottoir comme des putes (mais je préfère ces femmes ou ces hommes!) qui proposent aux touristes des « tours » ou n’importe quoi d’autre à acheter ; je les reconnais, ils ne me reconnaissent pas et m’ignorent, comme d’habitude. Je reconnais aussi les homeless ; toujours exactement sur les mêmes bancs, aux mêmes endroits ! Un théâtre aux portes condamnées ; c’est très beau la manière dont ils ont agencé les planches qui interdisent son entrée.

C’est sans doute l’endroit de Los Angeles que j’ai le plus arpenté mais j’y vois toujours des choses nouvelles. Comme partout ailleurs ! C’est jouissif ! Je commande un plat du jour à 15$45. Le serveur m’emmène un plat pour trois ; j’ai deux assiettes gigantesques ! Je mange au maximum de mes capacités ; impossible de finir ! Je déteste laisser de la nourriture ; encore plus lorsque je vois tous ces gens qui crèvent de faim aux alentours. Je ne peux pas ; il m’aurait fallu deux ou trois estomacs ! Sans doute que les américains ont cette capacité ! Je l’ignore mais c’est souvent trop ; c’est ce que je me dis à ce moment-là. On me propose bien le « Dolly bag » mais non, je ne me vois pas proposer cela à un homeless, j’ai sans doute tort ; je n’en ai pas le courage ; « mange mes restes » ; c’est stupide, je le sais, je vois tant de personnes à la recherche du moindre morceau de nourriture dans les poubelles. Je ne me sens pas la capacité à proposer à un autre être humain, égal à moi-même, cela. Je ne peux, tout simplement, pas, à cet instant. Je laisse 5$ de « tip ». Je trace à nouveau ! Red Line puis Exposition Line. Je descends à Expo/Western. Je prends Western en direction du sud. Rien de passionnant à photographier ; même rien du tout. Bien plus loin, bien plus bas, je ne sais plus réellement où je suis ; vers la cinquante-septième, au-delà, la dernière fois que j’ai fait attention. Mon attention, justement, est accaparée par d’autres choses. J’ai compris où je mettais les pieds mais je suis bien trop loin pour en sortir. Et cette fois-ci, ce n’est pas le jour de la fête des mères ; de plus, aucun magasin dans le coin. Presque les mêmes maisons ; presque les mêmes allées, les mêmes palmiers qu’ailleurs, à Los Angeles. Avec des milliers de déchets en plus, à même la rue. On me regarde sans me regarder, du coin de l’œil ; on me jauge, on me décortique, je me sens nu comme un vers, je ne sais pas où me mettre ! Ce n’est pas la bonne période pour traîner dans le coin, encore moins, oui encore moins avec ce qui s’est passé aux Etats-Unis ces temps-ci. Je revoie des séries américaines ; c’est bien la même ambiance, en pire parce que là c’est réel ; un putain de fil tendu comme un rasoir prêt à t’égorger. En même temps, je ne ressens aucune peur mais je suis mal à l’aise. De temps en temps, un bienheureux « how is it going » vient ! J’essaie de parler mais la communication est difficile à établir lorsque l’on croit que tu es un « cop » ou un fou ! Un type ultra musclé, recouvert de tatouages des pieds à la tête, vient vers moi en vélo : « You’re looking for someone ?

No, I’m here, you know ! For a walk ! I’m french !

It isn’t a good place for you, you know, frenchman !

Ah, OK ! Where is the nearest bus stop ?

This way ! » Il repart, fait tomber un truc de sa poche à terre ; je l’appelle pour lui dire ! Il ne m’entend pas ; je suis paralysé. Je prends le truc à la main et crie ! Putain, c’est juste un « gun », un flingue ! Et je l’ai dans les mains ; un putain de 45 mm, un automatique, un Beretta ! Il vient vers moi, je lui tends. Il me regarde droit dans les yeux, le prend, le dresse vers moi, je ne suis pas loin de me pisser dessus, et il dit « Bang ! » avec un immense sourire ! C’est toujours ça de pris. Je trace à 100 km/heure ! Le L.A. au-dessus de la Ten South me va mieux , finalement… Je pense, dans le bus, au bouquin de Philip Roth, The Human Stain… J’aimerais tellement être « Homme caméléon » en ce monde ! Mais moins envie d’être une « tache » ! Du coup, aucune image dans le coin ! Je crois que j’ai bien fait. Je ne le sentais pas, de toute manière. Retour à « Downtown ». Toujours aussi beau la verticalité avec le crépuscule en plus. Une « image facile » de plus ! Je vais boire un verre sur « Spring Street » dans un bar où j’ai pris l’habitude d’aller. Une idée me « targue » avant d’entrer. Je mets mon foulard, pour voir. La même nana sert au bar, celle que j’ai vue il y a une semaine environ. Et ce n’est pas raté ; elle me dit qu’elle aime beaucoup mon foulard, pour la deuxième fois. Elle a oublié qu’elle me l’avait déjà dit. Après, je bois mon verre avec tous ces hipsters barbus et tatoués qui se la racontent. Ils font comme si j’étais invisible en sortant des trucs ignobles sur toutes sortes de choses, du genre les chiens et les femmes. J’ai envie de vomir, je bois vite ma bière et reviens au bercail. Enfin sur ma terrasse à écrire ; envahi par ce monde, cette cité « Tour de Babel », toujours sur terre, malgré le fait que, depuis bien longtemps, elle a touché le ciel…

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