Eiríkur Örn Norđdahl, Illska, Le mal

Illska © Christine Marcandier

« Évidemment, l’Holocauste pose problème à tous ceux qui se penchent sur la question. » Peut-on encore écrire sur ce passé qui conditionne nos modes de pensée contemporains ? Telle est la question centrale du roman-monde publié par l’écrivain islandais Eiríkur Örn Norđdahl, Illska (Le Mal) dans une traduction d’Eric Boury, qui sort en poche chez Points.

« Je vais vous parler en long et en large du Troisième Reich. Ne fermez pas le livre ! » L’Islandais Eiríkur Örn Norđdahl conçoit le roman comme un art total et surdimensionné. Tout est audacieux dans Illska : l’ampleur romanesque — la petite comme la grande histoire, sur plusieurs générations —, le discours politique, une structure polyphonique et morcelée qui tend des ponts entre le passé et le présent, l’Holocauste et les mouvements néo-fascistes contemporains. Son titre (« Le mal », en islandais) pourrait annoncer un essai. C’est un récit, passant d’hier à aujourd’hui, du discours au roman, du document à la digression philosophique ou historique. Dans ce roman, le « je » ne représente jamais la même personne, les voix narratives se mêlent, pour dire un réel qui toujours échappe, qu’il faut repenser.

Illska s’ouvre comme un roman d’amour convenu. Omar rencontre Agnes un banal dimanche matin à Reykjavik. Ils s’aiment, emménagent, ont un enfant. Leur histoire tient en quelques lignes, très vite l’on apprend qu’Omar a brûlé leur maison et quitté l’Islande. Tout se diffracte à partir de cette image fondatrice, juxtapose des pans de la vie de chacun des personnages, télescope voix et points de vue inconciliables. Chacun est en quête d’une identité impossible. Pourquoi Omar a-t-il commis l’irréparable ? Snorri est-il même son fils ?

Agnes, Islandaise d’origine lituanienne, est obsédée par son histoire familiale : ses ancêtres paternels et maternels, originaires de Jurbarkas en Lituanie, incarnent les deux pans de la guerre. Les uns, juifs, ont connu ghetto, pogrom et extermination. Les autres étaient du côté des bourreaux. Cette filiation la hante, « elle avait sur les bras Adolf Hitler et tous ses sbires, sans parler des quelque deux mille habitants de Jurbarkas, les deux cent mille Juifs lituaniens, les dix millions de Juifs d’Europe, les dix-sept millions de victimes du génocide et les quatre-vingts millions de morts de la guerre en l’espace de six ans ».

Pour tenter de se libérer de cette obsession, Agnes analyse les mouvements populistes contemporains, ce qui la conduit à rencontrer Arnor, étudiant en histoire et néonazi. Les deux jeunes gens sont attirés l’un par l’autre, leur dialogue rappelle un roman de Günter Grass, En crabe, « qui décrivait, entre autres, des gens qui leur ressemblaient : deux jeunes hommes qui devenaient amis en dépit de leurs divergences sur la Seconde Guerre mondiale ».

Tout dans le livre est sous le signe de la confrontation et du conflit : passé et présent, Omar et Arnor, Islande et Lituanie et plus largement l’Europe et ses contradictions jamais résolues ou sa crise actuelle, économique et politique, « cette crise qui envahissait tout et influait sur le mode de pensée de chacun ». Le propos est lourd, l’enjeu décapant mais l’auteur use toujours d’une ironie qui rend les pires situations parfois comiques. « Je sais que ce n’est pas très drôle de lire tout ça, mais ce n’est pas une raison pour vous aviser de baisser les bras. C’est important. C’est à vous que nous parlons. »

À travers une génération désorientée, Norđdahl donne à lire la complexité du mal et une pensée qui avance par paradoxes. La guerre, la Shoah, les crises sont devenues des abstractions et les chiffres des fantômes — pourtant « si dix-sept millions d’êtres humains se tenaient debout les uns derrière les autres, ils feraient tout juste le tour de la lune. Enfin, s’ils n’avaient pas été massacrés ». Le réel est insaisissable, abstrait, aujourd’hui virtuel avec les réseaux sociaux. La violence a fait son nid dans nos vies et le roman convoque aussi les grands moments de l’histoire récente, Anders Breivik, le 11-Septembre, la guerre en Irak, les flux migratoires. « Ces dernières années, la frontière entre le Mexique et les États-Unis a fait plus de victimes que les attentats contre les tours jumelles. L’aurions-nous déjà mentionné ? »

L’extrême droite et les partis populistes vident notions et mots de leur sens et prennent des femmes pour leaders pour montrer « une image plus douce et plus maternelle ». Tout n’est plus que jeux d’apparence. Comment dès lors être acteur et non témoin de notre existence comme de l’histoire collective, nous « qui semblons quantité négligeable dans le grand dessein » ?

À travers le trio amoureux d’Illska, Norđdahl figure trois manières de « mettre en perspective » ce que nous avons cessé d’interroger. Omar est désenchanté, perdu, « en mille morceaux » ; il erre à travers l’Europe en quête d’une identité impossible. Qui est-il vraiment ? À quoi peut-il croire ? « Le monde n’était pas fixe, mais en constant mouvement. Le monde allait de l’avant, piétinait nos passés et nous abandonnait ensuite dans le dénuement. Déracinés. Amnésiques. » Agnes est perdue dans son roman familial, en rade dans la rédaction de son essai sur les extrêmes droites européennes, incapable d’échapper à l’amour-haine qui la lie à Arnor. Ce dernier pourrait paraître plus stable, enfermé qu’il est dans son idéologie d’extrême droite, mais se révèle tout aussi complexe et paradoxal. Il s’agit pour l’écrivain de ruiner les édifices idéologiques pour orchestrer le chaos contemporain puisqu’il semble bien que « tous ces éléments étaient reliés par de surprenantes lois de causalité ».

« Mais où est donc passé l’Holocauste ? »

« Nous aimerions savoir ce que vous pensez de l’Holocauste. Connaissez-vous quelqu’un qui y aurait été « confronté » ? Connaissez-vous quelqu’un qui connaîtrait quelqu’un qui y aurait participé ? Quelqu’un qui connaîtrait Leif Müller, prisonnier dans un camp, le criminel de guerre Evald Mikson ou encore ce chef nazi, le grand frère de Geir H. Haarde, l’ancien premier ministre islandais (comment s’appelle-t-il déjà, celui-là) ? Avez-vous entendu parler des « protestations » des néonazis ? Qu’en pensez-vous ? Faut-il envisager l’Holocauste sous un nouvel angle ? Le temps est-il venu d’en débattre ? N’en a-t-on pas assez ? L’Holocauste ne sera-t-il donc jamais « terminé » ? »

L’interrogation sous-tend Illska. Comment écrire sur l’Holocauste, soixante-dix ans plus tard, alors que tout est devenu « récit », un « récit qui ne renvoie pas qu’à lui-même, mais à d’autres récits, les nôtres et ceux des autres ». Eiríkur Örn Norđdahl part de la déclaration d’Adorno — « il est barbare d’écrire un poème après Auschwitz » : ce poème n’est pas barbare parce que la beauté serait désormais impossible dans un monde de laideur, parce qu’il nous serait interdit de nous divertir ou d’apprécier cette beauté. Mais « parce qu’Adorno (et avec lui le monde) a un instant mesuré à quel point la vérité de l’art est à la fois manipulable et manipulatrice », parce qu’écrire un poème a toujours été barbare « mais jusqu’à l’Holocauste, nous pouvions nous permettre de nier cette vérité ».

Et c’est à l’aune de cette vérité qu’il est, peut-être, possible d’écrire la crise. « C’est le message de ce livre. (…) Je m’efforce d’aller au cœur d’un certain nombre de choses. N’oublions pas Hiroshima, Auschwitz, Guernica, Pearl Harbour et Dresde. Si la seconde guerre mondiale nous a enseigné quelque chose, elle nous a appris l’oubli. À oublier de ne pas oublier. À ne pas oublier d’oublier de ne pas oublier. À ne pas laisser retomber la pâte. »

Construire un roman autour de l’Holocauste, pétrir cette « pâte », ce n’est pas choisir un sujet qui garantit un succès commercial — « N’y allons pas par quatre chemins : ici, on ne parle de l’Holocauste que pour vendre des livres » —, c’est interroger l’Histoire telle que notre imaginaire l’a construite, a voulu la percevoir et la transmettre. Oser dire que l’Histoire est cette grande fiction qui sert nos représentations de nous-mêmes, de nos nations. « L’Holocauste a aujourd’hui acquis le statut d’expérience commune à tous, que chacun commémore à sa manière personnelle afin de servir ses intérêts propres. »

Or le roman est ce genre qui permet de tout remettre en question : non, la Seconde Guerre mondiale n’a pas commencé le 1er septembre 1939, avec l’invasion de la Pologne. « En réalité, les Allemands avaient déjà annexé l’Autriche et la Tchécoslovaquie à leur Troisième Reich, la guerre d’Espagne avait commencé, puis s’était achevée, les Italiens s’étaient emparés de l’Abyssinie et de l’Albanie, quant aux Japonais, ils s’en prenaient depuis quelque temps à la Chine et à l’Union soviétique. En résumé, la guerre faisait rage sur trois continents depuis quelques années lorsque le conflit mondial « éclata« . Ce ne fut qu’avec le ras-le-bol des Anglais qu’il devint une guerre mondiale, en langue civilisée. »

En somme, tout ne fut pas aussi manichéen que les livres d’histoire nous l’enseignent : « D’après vous, quel fut le sort réservé aux Tziganes quand on a libéré le camp d’Auschwitz — de Ravensbrück, de Dachau et tous les autres ? On les transféra d’un camp de prisonnier à un autre où on les laissa mariner pendant quelques années en attendant que les Alliés vérifient qu’ils n’étaient pas de simples voleurs à la tire affirmant à tort qu’ils avaient été persécutés par les nazis. »

« Celui qui choisit les mots gouverne la réalité »

La manière de présenter l’Holocauste — par exemple, dire katastrofa comme en Lituanie, un terme qui désigne aussi bien des horaires de bus déplorables que la Shoah — est une manière de représenter le passé, de lui donner une orientation idéologique. Or aucune réalité n’est univoque ; tous les néonazis ne sont pas incultes et bas du front, comme le figure Arnor dans le roman. Et ces partis populistes ont beau se donner des étiquettes diverses  — « Postnazis. Néofascistes. Populistes. Extrémistes de droite. Conservateurs radicaux. Activistes de droite. Membres du Tea Party américain. Chrétiens racistes. Ethnocentristes. Sentinelles de l’Europe. Détracteurs de multiculturalisme. Xénophobes » —, « vous vivez au Nazistan, où que vous soyez ». Ils vous offrent ce que vous voulez entendre, « ils se tiennent du côté de la majorité, ils reflètent la majorité ».

En réaction à ces pensées prémâchées, le roman commence par se refuser, sa lecture n’est pas un chemin tranquille. Il contrarie les constructions héritées, dynamite structures et limites. Norđdahl refuse toute connaissance acquise, il interroge les notions de témoins et acteurs de l’Histoire, de bourreaux et victimes, il nomme les oubliés, il défait le réseau des causalités et conséquences, brouille les perceptions, refuse cette construction contemporaine du « petit autrui — celui que nous regardons et que nous refusons de voir. Celui sur lequel nous colportons des histoires dans l’unique but de souligner l’excellence de notre morale, de notre ouverture d’esprit et de notre vision très civilisée du monde ». Illska est de ces textes qui ne semblent se ranger dans des catégories connues du récit (roman d’amour, historique, politique) que pour mieux les transgresser et refuser tout référent confortable à son lecteur. Nous conduisant de l’Islande à la Lituanie, parcourant l’Europe en train avec Omar, le livre ne cesse de se déplacer. Il y a du Kundera dans Illska, le meilleur, celui des premiers romans tchèques, dans ce vertige qui mêle récit intime d’un triangle amoureux et discours philosophiques, dans son dialogisme et sa manière d’interpeller le lecteur et de ne jamais le laisser en repos.

Eiríkur Örn Norđdahl, Illska, traduit de l’islandais par Éric Boury, éditions Points, 696 p., 8 € 80