Will Eisner, génie au cœur du rêve

Le Centre National de la Bande Dessinée de Bruxelles avait déjà accueilli une magnifique exposition consacrée au maître intitulée Du Spirit au roman graphique en 2014. A compter du 26 janvier prochain, la Cité internationale et le FIBD d’Angoulême rendent hommage à Will Eisner, génie de la bande dessinée américaine, dans le cadre de la 44e édition du FIBD et jusqu’au 15 octobre 2017 au musée de la bande dessinée.

Avant d’être ce géant du comics né en 1917, Will Eisner a débuté sa carrière en 1936 dans WOW What a Magazine ! À sa mort en 2005, son œuvre compte plus de vingt-cinq albums et romans graphiques désormais mythiques. Co-créateur de Sheena, Reine de la Jungle, créateur du Spirit – qu’il a dessiné entre 1940 et 1952 –, de Wonder Man… Il reste à jamais ce peintre du quotidien, un «raconteur d’histoires» puisant dans la réalité pour mieux fictionnaliser les débuts d’un jeune dessinateur dans le New York de la fin des années 30, les soldats fraîchement enrôlés après l’attaque de Pearl Harbor ou la destinée poétique et urbaine d’un immeuble à la singularité anachronique dans une ville de verre, de béton et d’acier.

Précurseur (pour ne pas dire inventeur) du roman graphique, Will Eisner a donc d’abord été célèbre pour avoir créé le Spirit (1940), justicier en costume et chapeau sous un masque renvoyant à l’iconographie vestimentaire des super-héros… Mobilisé en 1942, il dessine pour l’armée américaine des posters destinés à remonter le moral des troupes ainsi que des bandes dessinées ayant pour vocation de lutter contre les négligences des soldats. Après la guerre et une longue retraite, il ne revient à la bande dessinée qu’à la fin des années 70, avec notamment et successivement Un contrat avec Dieu, une trilogie new-yorkaise (La ville, L’immeuble, Les gens), Au cœur de la tempête, Le rêveur… Son œuvre se fait dès lors plus personnelle, intime, introspective.

Au mieux, la société tolère ses rêveurs (…) Ceux-ci traversent la vie à un rythme qui leur est propre. Ils prennent des décisions dans des entreprises qui semblent souvent naïves et suscitent la perplexité des pragmatiques, qui eux-mêmes, au final, sautent sur les occasions créées par les fantasmes et l’imaginaire.
Will Eisner, 1986. Introduction à Le Rêveur.

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© Delcourt

Mêlant fiction et souvenirs personnels de son New York populaire, celui du Bronx, des quartiers juifs et des relations intercommunautaires, Will Eisner est dès lors ce peintre et chantre des rues de sa ville. Carnet à spirales en main, crayon dans l’autre, la vie devant lui. Il est le témoin précieux du monde qu’il traverse. Passager, observateur, croqueur de tranches de vies.

Dans les années 30, les USA peinent à sortir de la Grande Dépression. Le rêve (américain), la fortune (au sens propre comme au sens figuré) et la passion du dessin mènent l’existence de Billy Eyron, avatar de Will Eisner. Car Will Eisner lui-même avoue que si ce récit a été « conçu au départ comme une œuvre de fiction, Le Rêveur a finalement pris la forme d’un récit historique ».

Le Rêveur conte les joies et les peines de Billy, ses envies de créations, de réussite, d’ascension sociale peut-être, pour ce jeune Juif fils d’immigrés. Il a l’idée de faire sortir la bande dessinée de l’anonymat, voire des bas-fonds où elle végète, exploitée et décriée. Il veut « industrialiser » la création, multiplie les tentatives, travaille sous quatre pseudonymes différents. Sans jamais se départir de ses rêves, il veut écrire et donner ses lettres de noblesse à sa passion, à son art. Avec, en filigrane, la guerre imminente et les questions existentielles, les désillusions, les réussites, le succès tout aussi craint que désespérément souhaité. L’album inclut également deux autres récits fortement inspirés par la vie de l’auteur : Le Jour où je suis devenu professionnel, avec sa morale ironique, paradoxale. Et Coucher de soleil sur Sunshine City, fable grinçante et désabusée sur les relations familiales.

J’ai grandi dans la sécurité de l’Amérique, tandis que couvait la tempête qui allait culminer avec la Seconde Guerre Mondiale. J’ai vécu la traversée d’une époque d’éveil social sur fond de diffcultés économiques. Parallèlement, on entendait au loin le grondement et les vagues de choc de l’Holocauste.
Will Eisner, 1990. Introduction à Au cœur de la Tempête.

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Delcourt

En 1942, des soldats fraîchement enrôlés conversent dans le train qui les mène vers la guerre. Depuis Pearl Harbor, la conscription a repris. Willie est du voyage. En compagnie de Mamid, il ne prête néanmoins qu’une oreille distraite aux conversations. Il regarde par la fenêtre. Au Cœur de la Tempête, publié initialement en 1991, est ouvertement autobiographique, même si, une fois encore, son auteur dit avoir démarré ce projet comme une fiction. Dans cette œuvre dense, noire, Will Eisner remonte le temps, revient vers des racines enfouies, lointaines, dans l’histoire familiale du jeune GI Willie. Le paysage qui défile renvoie à d’autres lieux, d’autres temps : 1880, la famille maternelle débarque de Roumanie à Ellis Island. 1910, à Vienne, on suit les traces du père de Willie. Ce père est artiste peintre dans la capitale autrichienne à l’aube de la première guerre mondiale. Il s’enfuira aux Etats-Unis pour fuir la mobilisation. Il est juif. Le père épousera la fille d’immigrants roumains, née sur le sol américain. Ils s’installeront dans le Bronx. Entre les Italiens et les Irlandais.

Au Cœur de la Tempête est une œuvre douloureuse. Une bande dessinée qui puise dans le propre passé de son auteur pour raconter les souffrances, le racisme, les préjugés, les traditions, les affrontements. Willie a la fibre artistique. On ne doit pas devenir artiste. Willie aime le bateau, il en construit un avec son ami Buck. Dont les parents ne peuvent pas tolérer que leur fils soit ami avec un Juif. Willie a une petite amie dont le père est socialiste. Le hangar à bateaux de celui-ci sera brûlé, après maintes menaces répétées.

La question de l’intégration, bien au-delà de la judaïté, est au centre de cet album qui regarde cette Amérique sans complaisance. Qui décrit le mécanisme des rivalités ethniques, des querelles ancestrales fondées sur la différence. A de nombreuses reprises, on croise des personnages qui ont changé de foi, de religion. Qui cachent leurs origines. Qui ont délaissé leur famille au profit d’une meilleure assimilation par leur entourage. Willie, quant à lui, s’est accroché à ses rêves. Et en regardant par la fenêtre de ce train, il a regardé en arrière.

Regarder en arrière, se souvenir, ce que proposera donc cette exposition, présentée sur 400 m2, suivant la chronologie de la vie et de l’œuvre de Will Eisner : l’enfance et les débuts, l’agence Eisner & Iger, The Spirit, l’American Visuals Corporation et enfin le roman graphique. La scénographie est l’oeuvre de l’atelier Lucie Lom, Philippe Leduc et Marc-Antoine Mathieu, qui ont eu à cœur de « se hisser à la hauteur formelle de Will Eisner tout en laissant le visiteur se nourrir de l’essentiel : les récits dessinés ».

Exposition Will Eisner, génie de la bande dessinée américaine, au musée de la bande dessinée d’Angoulême à partir du jeudi 26 janvier 2017.

  • La Ville, L’Immeuble, Les Gens – New York Trilogie  – Will Eisner – Delcourt
  • Le rêveur, Will Eisner – Delcourt
  • Au coeur de la tempête, Will Eisner – Delcourt