November 18, 2014 (Fifty-Three Days, journaux américains, 31)

© Franck Gérard. Avec le soutien de l'Institut Francais et de la ville de Nantes

LOS ANGELES /fifth day

J’ai dormi cinq heures accompagné par d’étranges rêves où je continuais à marcher ; je marche même dans mes songes ; quelle ironie ! J’ai envie d’aller voir ailleurs ce matin ; l’ailleurs que je choisis est Pasadena.

Je ne suis pas si loin vu que je loge sur les collines au nord-est de Los Angeles, sur Marie Avenue, Highland Park. Je suis sur Colorado Boulevard, je traverse le pont pour arriver à Pasadena. La vue est imprenable. Il paraît qu’ils bloquent le pont régulièrement pour des tournages ; ça n’est pas étonnant vu sa singulière beauté. Mais pour le son, ils doivent bosser cela en post-prod, à mon avis, au vu du son que la highway parallèle produit. Pas de folie à Pasadena ! C’est beau, c’est joli même ; un mélange d’architecture singulière, très peu de homeless ; c’est propre, très propre : pas un mégot de cigarette par terre, ni même un papier gras ; on pourrait presque lécher le trottoir.

Je comprends vite pourquoi lorsque je vois cette scène, surréaliste à mes yeux : un homme est en train de passer la serpillère sur le trottoir ; jusque-là rien d’étonnant, sauf que derrière lui 400 mètres, au minimum, sont encore humides de son travail. C’est sûr que s’il passe la ville à la serpillère, rien ne dépassera. Je fais tout de même des images : celle de cette femme âgée qui regarde un immeuble en voie de destruction dont ils ont gardé quelques résidus de statues et de colonnes ; ce type qui cherche un truc dans sa voiture et dont on aperçoit le haut des fesses ; ça me plaît bien, c’est assez grotesque ; ou encore cette orange sur le trottoir (comme je vous en parlais hier justement) ou ces ouvriers en train de démonter une gigantesque tribune au bord d’une avenue. Sous la tribune, c’est très photogénique, très géométrique. On fait la queue devant un « Apple store » pour avoir son Iphone 6. Je tombe sur une école de cuisine « Le cordon bleu » (en français dans le texte) avec Paris aussi, cité sur leur vitrine où dégouline de fausses pièces montées. Ce boulevard n’a pas de fin comme tous les autres. Même s’il est en direction de l’est, j’ai l’impression que je pourrais arriver à Mexico. Lorsque j’arrive au campus, après deux heures environ de déambulation, je décide de prendre le bus dans l’autre sens. Direction Vine/Hollywood.

C’est un bus tout ce qu’il y a de plus normal ; cela pourrait être un bus de la RATP ou plutôt de la RTM à Marseille car je ne vois rien de commun entre Paris et Los Angeles… Sauf que dans le bus il y a des écrans plasma qui retransmettent des émissions de divertissement en direct. Je me laisse porter par le bus ; je ne sais pas où je vais descendre mais ce que je sais, c’est qu’il est hors de question que j’arrive à destination, que je me refasse ce putain de boulevard des étoiles ! Au bout de 45 minutes, peut-être, je choisis de reprendre le contrôle de la situation ; de marcher. Je me retrouve, presque par hasard, sur Brand Avenue. Je prends en direction du sud ; alors que je vais traverser la route, un Tramway du genre San Francisco débarque, faisant sonner sa cloche. Cela m’intrigue, je le suis. Je tombe dans un univers hallucinant, un espace commercial de folie, « The Americana », avec son sapin de noël d’au moins 25 mètres de haut, son village de Santa Klaus, sa tour genre RKO/Tour Eiffel et bien sûr son bassin aux jets d’eau avec un éphèbe nu doré de cinq ou six mètres levant les bras au ciel. Cela fait du bien, après Pasadena ; je suis bien de retour à Los Angeles et cela me donne vraiment envie d’aller à Las Vegas. Je prends l’ascenseur et monte au dernier étage du parking qui est fermé pour les voitures mais pas pour les piétons. La vue est magnifique ; on voit la ville entourée par les montagnes. Je reste un long moment à scruter l’horizon ; personne ici, c’est désert, mon désert à cet instant et cela fait un bien fou, de respirer l’air vicié de Los Angeles sans personne d’autre. L’ascenseur arrive ; une femme d’environ 55 ans me dit qu’elle voulait aller au troisième étage mais que l’ascenseur est monté au huitième alors qu’il est fermé aux voitures ; elle n’a pas l’air de croire que certaines personnes peuvent se déplacer uniquement à pied ou en transport en commun. Vu mon accent, elle me parle immédiatement de la France ; elle me dit qu’elle aimerait y être maintenant. Je lui réponds qu’il fait plus froid là-bas mais elle insiste et m’invite à la suivre puisqu’elle a compris que je ne possédais pas de voiture. Ce moment, où, sans cesse, elle passe sa langue sur sa bouche en me regardant avec ses yeux brillants me fait décliner son invitation.

De toute manière, je suis là pour marcher. Sur Brand Av. les vendeurs de voitures se succèdent pendant une bonne heure. Je fais une image et l’un d’eux me demande pourquoi. Il comprend et je lui demande où sont les vendeurs de voitures françaises, sans être dupe, car j’ai vu toutes les marques allemandes, japonaises ou américaines mais aucune marque française… Les voitures françaises (anciennes, magnifiques à mon goût) sont dans les séries américaines : Colombo a une Peugeot 403, le « Mentalist » à une DS par exemple. Mais je lui explique que de toute manière ce n’est pas mon « business » ! Je prends un homme dans sa voiture des années 70 ou 80, je ne saurais le dire, en lui demandant. Une demi-heure plus tard je le croise à nouveau dans une station-service, lavant son pare-brise. Je le shoote et lui dis « One more shoot, my friend » et on rit. J’arrive à la gare de Glendale ; une magnifique petite gare style architecture californienne avec une maquette dans le hall ; que je photographie avec les faux palmiers mais les vrais en reflet. Mais le prochain train est dans 45 minutes. Je ne peux pas attendre car il est déjà 14h30 et j’ai très faim. Je remonte sur West Cerritos Av et tombe sur un « Arménien ». C’est bon, très bon même. J’aime beaucoup ce quartier, Glendale. Finalement, je décide de rentrer à pied ; je ne suis qu’à deux heures à peu près de l’endroit où je loge. C’est long, oui c’est long, heureusement que la lumière me poursuit, la lumière du soleil couchant qui me fait une ombre d’au moins trente mètres. Alors je shoote, je shoote juste parce que la lumière est belle, sans que les images soient réellement bonnes mais je m’en fous, je suis tellement épuisé. C’est cela que j’aime, c’est l’endurance, c’est aller jusqu’au bout de tout, de la vie ou de tout autre chose. J’aime bien ce camion de pompier ; j’aime bien celui qui agite sa pancarte au bord de la route car ici les « publicités vivantes » sont légion ; j’aime bien comprendre que les rubans jaunes attachés aux arbres à l’est de York Avenue, alors que l’autre jour je pensais qu’il y avait une fête, sont un hommage à ce jeune homme de 22 ans, dont je vous parlais, tué lors d’une guerre des gangs ; même si c’est tragique, j’aime cela, j’aime la vie. Mais mon retour n’en finit plus. Au loin sur Meridian Street, je vois enfin les feux de Figueroa Av. Mais ils sont à 10 minutes. Lorsque j’arrive au croisement, j’attends que le feu m’invite, en tant que piéton. Il passe, j’y vais et un van tourne sur moi et freine au dernier moment à 10 cm de ma jambe. Je fais un bond et le jeune homme qui traverse en face me fait ce cadeau alors que je continue ma route, me disant «  Hey Buddy, you’re still alive ! No ? ». Oui, c’est vrai, je suis toujours vivant ; et même encore plus ! Il ne me reste que quelques centaines de mètres pour arriver d’où je vous écris. Je finis par prendre Marie Avenue et sa pente à 5 %, souriant en haletant, pensant à la vie.

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