Tintin voit (enfin) rouge au pays des Soviets

Hergé, Tintin au pays des Soviets © Moulinsart et Casterman

Résistons d’emblée à l’envie de citer OSS117 expliquant que «le Soviet éponge» et évacuons la polémique et les questions de la trahison, du blasphème voire de l’hérésie pour ne pas avoir à nous demander s’il fallait ou non coloriser la première aventure de Tintin dessinée par Hergé : ce mercredi 11 janvier paraît en librairie le légendaire Tintin au pays des Soviets en couleur(s).

En 2010, les éditions Casterman rééditaient cinq albums mythiques de la collection Fac-Similé en noir et blanc, permettant de redécouvrir Tintin au Congo, Tintin en Amérique, Les Cigares du pharaon et Le Lotus bleu et bien évidemment l’album fondateur Tintin au Pays des Soviets dans leur version originale. Ces réimpressions du travail d’Hergé, avec un Tintin «copie conforme» promettaient de retrouver le grain, la patte originelle, dans une collection «à l’ancienne». La colorisation du Pays de Soviets d’aujourd’hui procèderait donc (si l’on en croit Philippe Goddin, Michel Bareau et Nadège Rombaux qui ont présidé à la destinée de cette nouvelle version) à l’inverse d’un travail de restauration et tendrait vers l’augmentation, la modernisation. A l’instar de ce qu’ont connu des films tels Les Tontons Flingueurs, Casablanca, La Traversée de Paris, Les enfants du Paradis… jusqu’à l’incongruité parfois ?

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Hergé, Tintin au pays des Soviets © Moulinsart et Casterman

Il faut néanmoins se souvenir que les neuf premières aventures de Tintin ont d’abord été publiés en noir et blanc et qu’Hergé a lui-même réalisé une version en couleurs de ses tout premiers albums. Redessinant – parfois presque entièrement – et modifiant scénario et dialogues a posteriori. Le procès en hérésie ne tiendrait plus, dès lors que le maître lui-même avait usé du procédé – pour ne pas dire du stratagème quand il s’est agi de réécrire les aventures du reporter pour gommer certains éléments ethno-historiques un peu sensibles, de faire des coupes franches dans certaines scènes pour les sortir du contexte et les détacher de l’environnement géopolitique de leur date de création…

Rien de tout cela avec cette nouvelle mouture des Soviets. Le travail n’a porté que sur la couleur, avec minutie et atteignant l’objectif de rehausser un dessin parfois imprécis, naïf, caricatural. La couleur apporte une douceur, une expressivité qui manquaient peut-être à l’œuvre. Il faut également souligner la sobriété dans la colorisation qui a su respecter l’épure du trait et le foisonnement de détails architecturaux, mobiliers, techniques caractéristiques de ce qui n’était pas encore la ligne claire.

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Hergé, Tintin au pays des Soviets © Moulinsart et Casterman

Critiquer à nouveau ce Tintin sur les terres du communisme, 86 ans après sa parution initiale tient de la gageure : l’aventure est datée, il s’agit d’une œuvre de jeunesse (l’auteur a 21 ans), écrite, dessinée et publiée sous forme de feuilleton… Tintin au pays des Soviets est une œuvre de commande, par conséquent très marquée par la volonté éditoriale de la rédaction du Vingtième Siècle (d’obédience catholique conservatrice) dont Le Petit XXème est le supplément. Assujettie au support dans lequel elle paraît et conditionnée à un cahier des charges strict (un pamphlet anti-communiste a servi de socle et d’inspiration à Hergé), Tintin au pays des Soviets tient davantage de la caricature (dans tous les sens du terme), du dessin de presse au long cours. La succession des séquences – liée à la forme et au rythme de publication – forment un album forcément à part dans l’œuvre d’Hergé (que l’auteur considérera même comme une «erreur de jeunesse») : la narration enchaîne les saynètes indépendantes et multiplie les rebondissements (invraisemblables) et les coups de théâtre appuyés, Tintin se révèle moult fois indestructible et le voyage en terre bolchévique a des allures de road-movie avant l’heure.

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Hergé, Tintin au pays des Soviets © Moulinsart et Casterman

Dès lors, quid de la mise en couleur ? Disons-le clairement (sans jeu de mot), cette dernière n’est pas anachronique, au contraire, elle ajoute même une certaine lisibilité à l’ensemble et accentue l’évolution graphique indéniable au fur et à mesure que l’on chemine vers la conclusion. Les dernières planches sont infiniment plus travaillées que celles du début, le dessin s’affirme et s’arrondit. Les traits du héros à la houppe se précisent, s’amincissent et tendent vers la figure qu’on lui connait aujourd’hui. Mais à jamais, puisque si tous les albums sont désormais en couleur, Tintin au pays des Soviets reste la seule aventure qu’Hergé n’aura pas retravaillée en personne.

Hergé, Tintin au pays des Soviets en couleurs, coédition Moulinsart et Casterman – Mise en couleur Michel Bareau, Nadège Rombaux, 14 € 95.

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Hergé, Tintin au pays des Soviets © Moulinsart et Casterman
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Hergé, Tintin au pays des Soviets © Moulinsart et Casterman