May 10, 2014 (Fifty-Three Days, journaux américains, 23)

© Franck Gérard

NEW YORK /day twenty-three.

La journée commence comme une autre. Mais elle commence mal. J’ai dormi comme une tombe ! Au point qu’une amie en détresse en plein Soho à trois heures du matin m’appelle, sans que je n’entende rien, alors que mon téléphone était allumé. Enfin, tout va bien ; elle va bien aujourd’hui. Je me réveille, vois un cafard courir sur la table ; je pense au Festin nu, je ne sais pas pourquoi mais autant Los Angeles est cinéma, autant New York est littéraire, littérature ; c’est ce que je ressens, ce que je vois.

Enfin, je sais un peu pourquoi mon ange m’a envoyé ici. J’ai toujours tort, il a toujours raison! Mais tout de même, j’ai ce sale réflexe de l’écraser alors que ce n’est pas dans mon habitude ; de tuer… C’est sans doute une forme de métaphore ; je tue mon cafard, ici, et tout va mieux après. Sauf que… Je vais prendre une douche ; ouvre ma valise et trouve un objet ; je comprends vite. Hier, ma trousse de toilette et des vêtements de change se trouvaient dans mon sac à dos ; alors en arrivant je n’ai pas ouvert ma valise. Bon, à l’aéroport j’avais trouvé étrange qu’il y ait du scotch autour, oui, mais je ne me suis pas inquiété. Mais bon, lorsque j’ouvre ma valise je trouve carrément un rouleau à l’intérieur, je ne sais comment cela s’appelle (Je dirais à cet instant un «débiteur» de ruban adhésif). Et puis catastrophe ! Mes fringues pliées, à l’origine, sont dans un état « inimaginable » ; c’est un bordel incroyable. Mais je trouve un petit mot qui dit que ma valise a eu le bonheur d’être choisie au hasard pour une fouille et qu’ils n’ont pas eu d’autres choix que de la défoncer. Ils sont sorry et ma valise est morte. Au moins, il se passe quelque chose !

Je sors, prends la first avenue ; tourne à gauche. Un type et son caddie sont au milieu de la route ; il bloque les voitures, se fait klaxonner ; la scène est folle mais j’ai plus peur pour lui, alors je vais le voir pour lui dire de dégager de la route ! Il me regarde avec des yeux bien ronds et « s’exécute ». Nous parlons, il vient de perdre sa femme, son appart ; il est à la rue, révolté. Je ne peux rien faire pour lui, à part lui décocher quelques dollars, comme un bon samaritain ; à cet instant, dans le vif de la rue, de la vie. Je remonte vers Central Park parce que j’ai décidé de me le faire! Les parcs aussi sont un endroit que j’aime profondément. Déjà, j’ai moins froid aujourd’hui.

Je tombe sur une école, « Welcome, this is a drug-free, alcohol-free, tobacco- free,bully-free, knife-free and gun-free zone ! ». Ah bon ? Enfin, Central Park. Presque personne mais plein de gens aussi ; un vrai bonheur ; une respiration dans la ville et cela marche ; à fond ; en tous cas pour moi. C’est le printemps ici, nouvelles feuilles, jonquilles et moineaux le bec rempli de brindilles pour le nid… Rien à voir avec Los Angeles ou la France ; ils sont un peu en retard ! Le lac «Jackie Onasis Kennedy» est divin avec les gratte-ciel dans le brouillard au loin.

C’est à cet endroit que les gens me sourient, pour rien, juste pour un regard, ou quelque chose qui se passe près de nous et qui nous rend complices ; enfin ! C’est la ville, mais une autre ; je me sens bien, je respire enfin après cette journée d’hier, et ce début de journée. Plein de moments, de rencontres. J’y traîne des heures, gagnant mon temps, à observer, à boire, encore une fois l’air de la vie. De micro-événements en micro-événements, j’exulte. J’avais tort hier, je me l’avoue. Mais, sorti du parc, et au sud de celui-ci, l’ennui arrive, avec les touristes, les baraques à n’importe quoi, les traversées en carrosse ou en vélo à trois dollars la minute, etc. En haut, au nord, il n’y a rien, sauf les gens qui vivent là, alors autant dire qu’il y a tout ; uptown…

En fait, j’aurais pu écrire un roman entier, aujourd’hui, si je notais tout ce qu’il se passe. Une journée est tellement pleine de choses, même infiniment petites, qu’elles me font rêver, penser, exister sans cesse, sans arrêt. Tant que l’on vit, c’est juste cela, tant que j’existe, je poursuivrai. Juste cette jouissance extrême de sentir le monde, de vivre, de regarder. Bref, c’est ma nourriture, ma «junk-food»! Tout de même, quel plaisir d’exister, simplement, modestement ; c’est ce que je ressens dans ce parc, pensant à toutes les œuvres, toutes les images issues de cette endroit ; et j’en rajoute, je ne m’en prive pas. Il y a cet homme avec sa petite fille, d’environ un an et demi, qu’il pousse dans cette balançoire sans attention sauf pour son téléphone ; je lui en veux mais reste à observer la scène ; et il décroche de son « outil » et fais toute sorte de grimaces et de jeux avec elle. Il ne me voit pas sourire et même rire à certains moments ; je vis ce moment intime, malgré eux… Ces deux femmes que je viens de photographier qui me demandent si j’ai bien vu le « black bird » croyant que mon appareil photo est une paire de jumelles.

Il y a cette femme qui pour une émission de télévision se fait filmer en plein exercice ; je reste comme un spectateur et elle se sent gênée, alors qu’elle sera vue par des milliers de personnes. Mais le réel fait peur à certains. Moi, au contraire, ce qui me fait peur, c’est de ne plus être, dans le réel ; « déréaliser ». Je marche, et marche encore. Je capte tout de même un peu de vapeur ; à New York, impossible de ne le pas le faire… On m’invite dans un vernissage sur la 90ème, dans une église. Et tout près, il y a ce truc d’une beauté insensée, le Guggenheim.
C’est une expo de Sophie Calle, elle est là, et je n’aime pas ; c’est « l’enterrement de sa mère » ; au bas d’un faux-semblant de marbre est écrit en anglais que sa mère n’était pas croyante («christian»), donc plutôt pas chrétienne, mais qu’elle n’aurait pas résisté à une invitation dans l’Upper East Side ; c’est révélateur ; d’une tristesse et d’une bêtise infinie à mon goût… Après, on m’embarque pour un autre vernissage où je me sens bien mais vite vide.

Finalement, je pars et fais tous les étages de l’immeuble, un par un, du quatorzième au premier. Je ne fais pas le treizième étage car il n’existe pas sur les boutons de l’ascenseur, comme toujours. Je shoote, je parle ; à des personnes qui lavent, qui sécurisent, qui livrent, qui travaillent à 9h00 du soir. Je pars dans la rue, pour le métro ; et c’est magnifique en haut ; il n’y a pas de nuit tellement la lumière est intense ; et ces immeubles, la tête dans le brouillard ; la nuit est magique, ici. Ma maîtresse, Los Angeles, me manque toujours fortement mais peut-être que New York est ma femme ; finalement ; je verrai bien. Demain, je traverserai le pont de Brooklyn et dimanche, soleil à Coney Island… on verra bien. Who knows ?

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